Mourir à la rue : tout le monde devrait avoir droit à une sépulture digne

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C’est l’histoire d’une mobilisation de personnes vivant à la rue qui dure depuis plus de vingt ans. Une mobilisation pour le droit de mourir dignement. À Rennes, le collectif « Dignité cimetière » permet à ceux qui meurent à la rue d’avoir une inhumation « comme tout le monde » et s’attache à perpétuer le souvenir de ceux que la société voudrait trop vite oublier. Rencontre menée par Jacques Duffaut et Cyril Bredèche du Comité éditorial de L'Apostrophe.
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Mourir à la rue : tout le monde devrait avoir droit à une sépulture digne

Début mars, par une journée humide et froide, nous arrivons au 6, rue de l’Hôtel-Dieu, à Rennes. À cette adresse, un ensemble de quatre bâtiments couverts d’ardoise dessine une cour rectangulaire. « Ces locaux appartiennent au diocèse », nous explique Jean-Claude en nous ouvrant la porte du bâtiment de gauche. « Ils vont très prochainement faire l’objet d’une réhabilitation. » Amicalement, il nous invite à entrer, avec la même voix sereine entendue au téléphone, quelques jours plus tôt.

Dans une grande pièce, et autour d’une grande table, six autres hommes nous attendent. Jean-Claude et Henri, tous deux à la retraite, sont bénévoles pour animer le collectif « Dignité cimetière ». Les cinq autres hommes ont connu la vie à la rue. Jean-Claude leur a demandé de venir nous rencontrer. Nous saluons Raymond, Jean-Noël dit « Nono », René dit « Rénato », et un autre Henri, alias « Bozo », qui dit : « Dans la rue, on se connaît et on s’appelle tous par nos surnoms. »

Il criait : "Ils vont l’enterrer avec ses affaires toutes pourries !" Les autres gars de la rue, à leur tour, se sont mis en colère.


Jean-Claude a préparé du café qu’il verse dans les tasses pendant que Raymond et Jean-Noël se remémorent les débuts du collectif. « C’était dans les années 1988-1989. Cette année-là, Jean-Marie, un gars qui vivait au foyer Saint-Benoît-Labre [un genre de centre d’hébergement et de réinsertion sociale ou CHRS], était hors de lui. On venait de retrouver son copain Daniel, mort, dans une cave. Il était allé reconnaître le corps à la morgue. Quand il est revenu, il criait : "Ils vont l’enterrer avec ses affaires toutes pourries !" Les autres gars de la rue, à leur tour, se sont mis en colère. »

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© MaxPPP/Secours Catholique-Caritas France
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Regroupement spontané

Spontanément, celles et ceux qui vivaient dans la rue se sont regroupés. Ils voulaient donner à leurs morts une toilette mortuaire, des obsèques religieuses, une sépulture digne et individuelle. Pendant dix ans, le groupe reste informel. En 1998, il se constitue en collectif. « On a rapidement obtenu l’appui de la confédération "Consommation, logement et cadre de vie" (CLCV), dit Jean-Noël. Puis, on a passé un accord de collaboration avec la mairie et les pompes funèbres de Rennes. C’est ce qu’on appelle le service Solidarité. » Ce service prend en charge les frais liés à l’enterrement. La municipalité de Rennes s’est montrée semble-t-il exemplaire en accédant aux demandes du collectif puisque plusieurs villes d’Ille-et-Vilaine s’apprêtent à agir comme Rennes, sur ce sujet.

« Le collectif est né parce que nous nous sommes mobilisés pour dire qu’on voulait être enterrés dignement, explique Patrick. Aujourd’hui, nous sommes entre 35 et 40 membres et autant de personnes amies du collectif. Nous avons entre 70 et 80 soutiens. »

À l’annonce du décès d’une personne à la rue, ces soutiens se mobilisent. Certains se chargent de préparer les obsèques. D’autres contactent les pompes funèbres, d’autres encore ouvrent une enquête pour obtenir des informations de la famille, d’amis, de voisins s’il y en a, afin de connaître son parcours.

On recueille des renseignements sur la personne disparue puis on se concerte pour personnaliser les obsèques.
Raymond


« Quand on a recueilli les renseignements, dit Raymond, on se concerte pour personnaliser les obsèques. S’il jouait d’un instrument, l’instrument sert de symbole pour lui rendre hommage. » « On lui rend hommage en musique, fait remarquer Jean-Noël. Souvent du rock. » « Hommage » est le mot qui revient le plus souvent. Henri parle d’hommage religieux : « Il peut être pluriconfessionnel. »

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© PQR Voix du Nord/ MaxPPP / Secours Catholique-Caritas France
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Vingt ans officiels

« Le service Solidarité s’occupe aussi de la crémation, indique Jean-Claude. Pour être crématisé, il faut la volonté écrite du défunt. » On s’étonne du terme « crématisé ». Ne dit-on pas plutôt « incinéré » ? « Non, non, répond Jean-Claude. On incinère les papiers ou les ordures mais on crématise les êtres humains. Après la crémation, nous ne dispersons pas les cendres. Nous voulons qu’il y ait un lieu où les proches puissent venir se recueillir. »

Le 14 avril, le collectif fête ses vingt ans officiels. Avec une cérémonie où on énonce à haute voix le nom des morts. Une œuvre éphémère est prévue, gigantesque mandala fait de végétaux et de fleurs.

Nous fleurissons cent cinquante tombes durant tout l’été. 


Pour l’instant, le ciel est de plus en plus bas, une bruine glaciale rend inhospitalier le cimetière de l’Est, un des trois cimetières de Rennes, où nous nous rendons en bus. Le groupe que nous formons est seul à emprunter les allées de gravier. Lentement, il se divise, bifurque au gré des tombes, s’arrête devant l’une, redresse la croix d’une autre. Henri fait remarquer que les dernières sépultures sont recouvertes d’une dalle de granit, autre demande à laquelle a accédé la municipalité.

Des relais pour fleurir les tombes

L’été, les équipes du collectif se relaient pour fleurir les tombes. Une fois par semaine, elles se rendent dans le jardin prêté par la mairie où le collectif fait pousser des dahlias. Raymond en est le responsable. « C’est une petite entreprise horticole, dit-il. Les dahlias fleurissent de juin à septembre. Nous fleurissons cent cinquante tombes durant tout l’été. » Coupée au niveau du pédoncule, la tête de dahlia est placée sur la partie plate d’une coquille Saint-Jacques, puis posée sur la tombe.Ensemble, nous faisons un arrêt devant la pierre tombale de « Padre », mort en 2005, et dont tous se souviennent. « Nous avions fait une collecte. Nous avions récolté 120 euros. Nous lui avons sculpté cette croix celtique. » Jean-Claude fait remarquer que cela fait treize ans qu’il est enterré ici. La mairie est en droit, au bout de dix ans, de reprendre la concession, de réutiliser la dalle de granit et de transférer les restes dans la sépulture commune.

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© Élodie Perriot/Secours Catholique-Caritas France
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Capables

Cette sépulture commune est au bout du cimetière, contre le mur d’enceinte, au nord. Recouverte d’un dallage de carrés bicolores semblable à un échiquier, elle est surmontée d’une fleur en fer forgé de 4,5 mètres de hauteur. Des arbustes et des plantes vivaces ornent l’endroit. Des galets polis sur lesquels sont gravés des prénoms, des noms, des dates sont disposés à même le sol qui entoure l’échiquier. La paysagiste Anne Nazart a marié plantes et minéraux pour recréer ici la sérénité des jardins japonais.

Nous, les précaires, on a pu montrer qu’on était capable de faire quelque chose 
Patrick


La fleur en fer alimente les conversations. Elle a été forgée par l’artisan Philippe Le Ray, et tous les membres du collectif ont participé à sa réalisation. « C’était en 2006, se souviennent-ils. Nous avons bâti une charbonnière pour alimenter le feu pendant deux semaines. Le temps nécessaire pour forger la sculpture. Nous étions une soixantaine à travailler à tour de rôle par équipe de trois. »

« Nous, les précaires, on a pu montrer qu’on était capable de faire quelque chose », dit Patrick, fièrement. Jean-Claude fait le bilan des deux dernières années : « On a accompagné 27 personnes en 2016. Et 47, en 2017. » Après plusieurs minutes de silence, il ajoute : « Nous sommes des êtres de relation. Il n’est pas humain de partir tout seul. »

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Morts de la rue 2018 : Des constats et des chiffres

Le dernier rapport du Collectif des morts de la rue (CMDR), publié fin octobre, révèle le nombre de personnes vivant, ou ayant vécu, à la rue qui sont décédées en 2018, soit 612 personnes sans domicile et 71 autres anciennement sans domicile.

Ce chiffre, établi par le Collectif à partir du signalement d’autres associations, de partenaires institutionnels, d’hôpitaux ou même de particuliers, accuse une augmentation de 15 % par rapport aux signalements de l’année précédente, et reste sans doute en-deçà de la réalité.

Le rapport 2019 du CMDR revient sur l’espérance de vie des personnes vivant dans la rue, un âge moyen inférieur d’une trentaine d’année à la moyenne nationale.

Et si la majorité des personnes « SDF » mortes en 2018 étaient des hommes, 9% d’entre elles étaient des femmes. Cette mortalité féminine fait l’objet d’une étude approfondie dans la seconde partie de ce rapport.

Crédits
Nom(s)
CYRIL BREDÈCHE ET JACQUES DUFFAUT
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Crédits Photos : © Élodie Perriot / © MaxPPP / Secours Catholique-Caritas France
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