n sortant, je vais boire un café au comptoir du Nord-Sud, où Jacques, d’une bonhomie uniforme du matin jusqu’au soir, sert tout le monde avec des blagues répétitives qu’on réentend chaque matin. Ça rassure. J’y retrouve le public d’un comptoir parisien, le vieil Africain très élégant, le type chassieux qui fixe son demi, les deux quadras en costard qui parlent clients, l’intelligent qui tourne en boucle et dénonce « l’imbécillité érigée en système », et puis moi qui sors à 14 heures d’une matinée au Pain partagé, saturé de relations brutes, lessivé par ce plongeon dans l’humanité nue.
Dommage que je ne prenne pas de sucre, je tournerais lentement ma cuillère dans ma tasse en fixant le tourbillon de mousse, hypnotisé, incapable de rien d’autre, essoufflé par ce bain d’émotions dans lequel j’ai plongé ; lessivé, c’est bien le mot. Alors, le comptoir parisien et les blagues répétitives, ça repose comme le bord de la piscine quand on a fait trop de longueurs. J’ai passé la matinée au 36, rue Hermel, à côté de Notre-Dame-de-Clignancourt.
Dehors, c’est Jules-Joffrin, sa bouche de métro, un kiosque à journaux et quelques bancs, un coin du XVIIIe où on ne pense pas aller, puisque c’est derrière Montmartre ; le Paris monumental est fini et le Paris festif est ailleurs, on est dans la vie simple, c’est une place agréable et banale. Sur un banc, un Africain ivre apostrophe la cantonade d’une voix de stentor : « Arrêtez de me juger ! Si vous me critiquiez positivement, encore ; mais négativement ! ». Il est très sale, entouré de ballots, il ne bouge absolument pas, mais rythme le déroulé des adverbes comme s’il déclamait des alexandrins. Sur les autres bancs, SDF et chibanis, clochards du quartier et réfugiés échangent mollement quelques mots, prennent côte à côte le délicat soleil d’octobre, attendent. Quoi ? Que le temps passe. Autour de la bouche de métro où circulent les pressés, sont assis ceux pour qui les journées sont longues, ceux qui ont tout leur temps, mais leur temps est vide.
Je n’avais jamais vraiment regardé ce peuple immobile auquel on ne prête pas attention ; pour les actifs que l’on peut appeler les agités, ce qui ne bouge pas se confond avec le décor urbain, kiosques, pigeons et grilles de fer au pied des arbres. On ignore très bien ce qu’on ne veut pas voir.
Mais je vais au Pain partagé et, maintenant, des ultra-pauvres, j’en vois partout, je les vois de loin, je les distingue de la foule et du bitume, autour des abribus, dans une embrasure, sur un banc. Ils sont donc si nombreux ?
a maison paroissiale est discrète, dans la cour intérieure d’un immeuble : une grande salle carrelée sans fenêtres, éclairée au néon, comme une salle polyvalente de village. Deux tables près de l’entrée font comme une billetterie de fête locale, une petite caisse pour la monnaie, deux boîtes au couvercle fendu en tirelire, des feuilles couvertes de tableaux et puis, étrangement, un distributeur à pompe rempli de savon rose et une pile de gobelets en plastique, format ristretto.
Denis, le portier pince-sans-rire, inscrit ceux qui viennent. Chacun donne son nom, le nom qu’il veut ; on coche la case s’il est déjà venu, on ajoute une case si c’est la première fois. Il y a 280 noms sur le tableau de présence, et une grosse soixantaine vient chaque midi, on sert 80 repas. Quand le nombre est atteint, on ferme. La feuille est prête dans sa pochette : « Désolé, nous sommes complets », mais je ne l’ai jamais vue utilisée.
Ensuite, Denis essaie de remplir les cases vides du tableau des tâches.
Il y en a une
vingtaine : mise de tables, service, débarrassage, vaisselle,
essuyage, ramasse-miettes,
lavage de tables, essuyage de tables, lavage du sol, et d’autres encore
en face desquelles il
faut inscrire un nom.
« Il a été dit que je répartissais les tâches ; et bien
non, on me prête trop de
pouvoir : je sollicite les gens. J’ai été chef toute ma
vie alors, maintenant, je
ne dirige plus rien.
– Chef de quoi ?
– Responsable des moteurs de TGV. »
Chacun verse sa contribution, s’il peut, s’il veut, un euro pour les
accueillis dans une
boîte Quality Street, et deux euros pour les bénévoles dans une caisse
séparée. Deux euros,
c’est le prix de revient des repas. Et le savon ? C’est pour la
douche, ceux qui veulent
prennent un petit verre de liquide rose, une serviette, et vont à la
douche située dans la cour
de l’immeuble.
« On l’achète dans de grands bidons ; avant, on avait un
distributeur marqué
"liquide vaisselle", mais ça gênait, alors on a trouvé celui-là, qui
fait plus salle de
bains. »
Il me raconte ça avec son sourire de chat, me laissant apprécier le pouvoir illusoire des mots ; mais finalement, moi non plus, je n’aimerais pas me laver avec un liquide rose sorti d’un bidon marqué « liquide vaisselle », il n’y a pas de raison que ce soit différent pour quelqu’un d’autre, quel que soit son état de fortune.
Dedans, ça s’agite. On dispose les tables, on désentasse les chaises, on
met la table, dix
carrés de huit, comme chaque mardi et chaque vendredi. On installe aussi
le bidon de café, on
découpe le gâteau en petites parts, et un bénévole fait la distribution.
« Vous prenez combien de sucres ?
– Aucun.
– Ah, vous faites à l’occidentale. Nos amis de… l’autre côté de
la Méditerranée en
prennent plutôt trois.
– Il y a deux millions d’Algériens diabétiques, intervient
un jeune homme en
survêtement d’équipe de foot, et, au Maroc, je ne sais
pas. »
Une longue discussion s’ensuit à ce propos, tout en remuant les tasses et en grignotant du quatre-quarts. La salle se remplit lentement, ça ouvre à 9 heures, on mange à midi pile ; entre les deux, c’est ouvert à tous. Il y a du monde, des chaises, on s’installe, on lit les journaux gratuits, on remplit les mots croisés, on passe tranquillement le temps.
On les appelle « accueillis », ceux qui viennent. Comment les appeler sinon ? Des « pauvres » ? Le mot est assez flou, donc pas si faux. Mais leur diversité est telle que vouloir un seul mot pour les décrire est une illusion. Accueillis, ça signifie qu’ils viennent, qu’on les prend en compte, et qu’il y a une assiette pour eux. J’aime bien le mot d’« infortunés », que personne n’emploie, mais qui disait, en 1789, la foule du quatrième ordre : ceux qui n’entrent dans aucun des trois autres car ils n’ont ni chance ni fortune, alors on ne les entend pas, on ne les voit pas, personne ne les représente. Ils sont la matière noire de la société : ils existent hors des regards, mais ils agissent par leur présence, ne serait-ce que par la peur qu’ils inspirent, par cet état d’infortune qui pourrait être le nôtre.
Vous avez vu la belle cuisinière qu’on a ?, me dit Denis
d’un air rêveur,
et en plus elle fait super bien la cuisine. » Véronique traverse la
salle du pas pressé de
la cuisinière au travail, chaque minute compte. Toute en noir,
silhouette précise, voix qui
porte, elle en impose. Elle fait tourner la cuisine de main de maître,
secondée de deux aides
dont la nonchalance n’est qu’apparente : Roland l’Ivoirien et Kevin
le Mauricien ont le
geste souple et le sourire facile, tout en étant d’une compétence sans
faille. Ils estiment que
ce n’est pas nécessaire de paraître stressé pour être efficace.
La cuisine est au cœur du Pain partagé. Équipée de matériel
professionnel par la municipalité et
le Secours catholique, il s’y fait des miracles.
« Vous cuisinez du frais ?
– Non, c’est ingérable. C’est surgelés et boîtes, avec un petit
tour au marché pour des
herbes et des condiments. Ce sont des produits simples, qu’il faut
rendre savoureux. »
Elle est cuisinière indépendante : traiteur, buffets,
événements ; par ailleurs, elle
s’investit dans des associations, forme du personnel de cuisine, vient
deux jours par semaine
comme bénévole au Pain partagé. Je note, ça prend le temps de trier et
de ciseler une botte de
persil plat et, devant ce tourbillon d’activités, je m’étonne. « Je
suis une femme qui a
besoin d’être très occupée », sourit-elle. En voyant ses gestes
accélérés et précis, je
veux bien la croire. « Et puis, ça donne un sens à la manière dont
je peux exercer mon
travail. Gagner ma vie, faire plaisir, penser aux autres. »
« J’ai l’habitude de travailler des produits plus nobles mais, ici,
c’est deux euros le
repas », dit-elle avec un sourire d’excuse, mais où brille
l’étincelle joyeuse du défi à
relever et, à chaque fois, surmonter.
Les salades sont des compositions de boîtes, en proportions différentes selon les jours, et agrémentées d’herbes, d’oignons émincés, d’une sauce bien faite. Les petits légumes de cantine n’en reviennent pas d’être si bien traités, et ils le rendent bien : c’est bon, relevé, on le découvre avec surprise, et on en reprend.
Pour des blancs de poulet, Kevin réalise une marinade magique : épices, moutarde, crème, c’est jaune et odorant, et puis il aligne les quatre-vingts morceaux dans des plats et les met au four. Ce sera moelleux et goûteux, très légèrement piquant. Kevin n’a aucune formation en cuisine mais a toujours aimé ça, depuis l’âge de 10 ou 11 ans, il a beaucoup travaillé avec les vieux de son pays pour les fêtes et les mariages. « Je peux être énervé à 100 % ; quand je rentre en cuisine, ça va. » Sinon, il vit de petits boulots, et vient deux fois par semaine au Pain partagé pour s’occuper de tous.
Les patates grésillent dans une persillade.
« Comment on sait que c’est cuit ?
– Quand c’est doré et que ça a bon goût, c’est bon », répond
Roland en secouant les
poêles.
Au fond, ça ne coûte pas plus cher de faire bon que de faire
mauvais : la différence tient
à l’imagination, à l’invention, au soin, choses peu coûteuses que nos
trois cuisiniers donnent
sans compter. Ils humanisent le repas en lui donnant une valeur de
plaisir et de partage :
ils sont au cœur du projet du Pain partagé.
En ce moment, sont utilisées les boîtes d’un don massif du Secours
alimentaire. Ils
fonctionnaient avec des emplois aidés et, avec leur réduction, ils se
retrouvent avec des stocks
sans personne pour les distribuer. Alors ils les ont donnés, mais ce
sont de petites boîtes
individuelles. Il faut ouvrir quarante boîtes de patates nouvelles,
quatre-vingts boites de
thon.
« Moi, je joue de l’ouvre-boîte », rigole Dédé.
Et, tout en découpant d’un geste habile, il s’essaie à définir ce lieu.
Je note.
« C’est comme un port pour des marins en détresse. » Il se
ravise, ouvre une autre
boîte : « C’est comme des marins en détresse qui ont trouvé un
port d’attache. C’est
mieux comme ça ? »
Dédé est un bel homme longiligne, le visage marqué et la voix
rocailleuse, le regard tendre mais
parfois ironique, parfois agacé, attentif à ce que tout se passe bien,
que l’esprit du lieu soit
respecté. Il a été un accueilli, il a été à la rue. « J’ai été
Depardieu et Renaud à la
fois », dit-il en rigolant, pour évoquer l’alcool qui l’a
ravagé ; mais il est en
meilleur état physique que l’un, et moins dépressif que l’autre.
« Je suis la girouette de permanence, j’ai un œil à tout, je fais
les courses, le service,
la plonge.
– Tu fréquentes d’autres lieux ? »
Je fais le journaliste, mais ma question tombe à plat, un peu
inconvenante.
« Non ! Je suis fidèle au Pain partagé, je ne vais pas ici ou
là… »
a toute jeune Lorena apporte des gâteaux. Elle était venue l’année dernière avec son lycée et, cette année, elle a son vendredi libre, elle revient. Les gâteaux ont ici leur importance : on les distribue en même temps que le café et, pendant la matinée, c’est un moment agréable, gâteau et café sur une chaise, au chaud ; c’est précieux quand on vit dans la rue. Pour certains, c’est le petit déjeuner.
Comme j’étais accoudé à la cuisine sans rien faire d’autre que bavarder et prendre des notes, on me tend le couteau : « Vous voulez le couper ? », me demande-t-on sans aucune trace de point d’interrogation. Je commence à faire des parts triangulaires, comme à la maison. « Non ! Plus petit ! », me dit-on. J’esquisse une recoupe de mes parts, mais Geneviève s’empare du couteau : « Non, plus gros ! Pas question de faire de petites parts ! » La frêle mamie aux cheveux blancs ne transige pas sur la générosité. La conversation est vive, petites parts, grosses parts ; je me retire, je ne suis qu’un visiteur qui ne maîtrise pas les données du débat.
Lorena a mis ses chaussons en plastique, une charlotte sur la tête et,
très concentrée, elle
ouvre les paquets de merguez qu’elle range dans des plats à four. Je la
regarde faire, cela ne
détourne pas son attention.
« Qu’est-ce qui fait que tu viennes ici ?
– Ben, pour aider. »
Et, imperturbable, elle continue de piquer les merguez alignées dans les
bacs en inox.
Ce n’est pas facile de sonder les motivations des bénévoles. C’est
tellement positif de venir
qu’ils ne voient pas bien pourquoi préciser, et puis comment préciser.
J’interroge Adeline qui salue un par un tous les accueillis avec une
vigoureuse empathie, qui
s’assoit et bavarde avec chacun sans jamais se départir de son sourire
énergique. Elle est
free-lance dans la com’, et organise sa semaine pour venir
régulièrement.
« Mais pourquoi ?
– J’avais du temps, j’ai voulu m’en servir. Au moment de la crise
des migrants, je me suis
dit : est-ce que je peux être utile ? Je suis venu
là. »
Je me retourne vers Corinne qui a ouvert une boîte géante de compote et
en remplit quatre-vingts
petits bols, pour le dessert.
« Vous aidez tous les jours à la cuisine ?
– Oh, moi je fais les desserts, c’est tout. Pour moi, c’est
important.
– Les desserts ?
– Non, les gens. Venir ici voir les gens. Mais c’est difficile de
leur parler. »
« Vous voyez Gabriel ? » Elle me montre un accueilli à
barbe blanche, sourire
doux et œil malicieux.
« Il a un petit logement, il est sous tutelle, il a l’air un peu flou
mais, dans sa tête, il va
bien. C’est un personnage qui mérite qu’on parle de lui. »
Je m’assieds à la table où s’est installé Gabriel, Manu fait le portrait
de Marie-Jeanne qui
pose, il dessine en bavardant, il ajoute les couleurs, le portrait est
vif, plein.
« On dirait Madame de Montespan, dit Gabriel.
– Ah ça, je ne sais pas, dit Manu en riant.
– Celle qui a foutu la révolte de la République,
continue-t-il. Dans
l’aristocratie française, il y avait de belles femmes. Tout le monde ne
s’entendait pas avec
elle, mais elle avait quelque chose. »
Il me voit noter.
« C’est vous l’écrivain ?
– Oui…
– Et de l’histoire naturelle de France, vous en faites
aussi ? »
Je reste perplexe.
« Moi je lis beaucoup L’encyclopédie de la France
profonde. »
Ma perplexité redouble.
« Il y a une école d’écrivains du côté des Invalides, je
crois... »
J’avoue mon ignorance. Pendant tout le dialogue, il ne s’est pas départi
de son sourire malin,
il parle d’un ton agréable et très amical, mais j’avoue ne rien
comprendre de ce qu’il dit.
e vais voir Annette, une petite dame très menue qui arrive très tôt le
matin et s’installe
toujours à la même place. Elle a un sourire pétillant quand elle me
parle, qui s’efface quand
elle se tait, et revient alors son air inquiet.
« C’est bien ici. C’est dommage que le monde ne soit pas aussi
harmonieux. Nous naissons,
grandissons, puis nous… nous… (elle hésite) nous suivons la
même route. Je trouve ça
bienfaisant pour les populations qui ont besoin de réconfort. Moi, c’est
pour les relations
humaines.
– Vous venez tôt...
– J’ai une vie conjugale, mais il s’en va tôt. Je trouve ici le
contact humain, et ça
m’apporte beaucoup. Je trouve que le monde se déshumanise, avec le
numérique et tout ça, on ne
connaît pas ses voisins, les gens ne voient plus les petits détails
essentiels de la vie autour
d’eux. »
Et puis s’enclenche une discussion interminable. Un homme s’assoit en
face d’elle et, d’une voix
un peu sèche, elle lui rappelle qu’une dame se met toujours à cette
place. « C’est sa
place ? – Non, simplement je vous le dis. – Je ne suis
pas à ma place ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. » Ils parlent trop doucement,
ils se font répéter à
chaque fois. « C’est pas grave », dit-elle, mais elle insiste
beaucoup. L’autre finit
par se lever. Elle se retourne vers moi, très ferme : « C’est
pas pour moi, c’est
juste que cette dame se met toujours là… »
Pendant ce temps, Athem passe et repasse dans la salle, portant des
assiettes, parlant tout
haut d’une voix de fausset. C’est un petit bonhomme tout rond, une ombre
de moustaches au-dessus
de ses lèvres d’enfant, il met son poing dans sa bouche comme un micro
et fait des annonces, on
ne comprend pas exactement ce qu’il dit de sa voix haut perchée.
Un matin, surexcité, il pose les assiettes n’importe où, geint de façon
confuse, on saisit au
vol quelques mots qui reviennent : « M’a poussé… volé mon
argent. »
Les bénévoles sont soucieux : dans un mouvement confus, il a poussé
la concierge qui s’est
cognée au mur. Son mari s’est interposé, il a repoussé Athem qui est
tombé sur les fesses, s’est
relevé sans dommages et est allé mettre la table en vitupérant. La
concierge est choquée,
contusionnée, son mari a appelé la police.
Les bénévoles essayent de parler à Athem, mais il raconte les événements
en les mimant, il
pousse son interlocuteur avec exactement la même force, en criant :
« M’a
poussé ! » Pour lui, raconter et faire, c’est la même chose.
Arrivent trois policiers équipés comme des troupes d’intervention du 9-3, arme à la ceinture, gilets pare-balles, tonfa dans le dos, et, devant le petit bonhomme à la voix de fausset, ils sont un peu décontenancés. Athem leur explique, crie et s’effondre brusquement. Les policiers effarés le regardent immobile à leurs pieds. « Mettez-le en PLS, dit le chef. – Il s’y est mis tout seul… » Les policiers, un peu en surnombre et suréquipés pour ce cas, se détendent, le père Philippe Marsset, responsable de la paroisse, en parle avec eux. Que faire ? Une dame a été objectivement brutalisée, mais par un homme un peu confus, malade, que l’on peut difficilement tenir pour responsable de ses actes.
« Ce n’est pas très représentatif de ce qui se passe au Pain
partagé », me dit le
père Marsset, méfiant de ce que je pourrais écrire. C’est vrai. Mais,
dès le début, on m’a parlé
de ça : des règles à faire respecter, de l’autorité à avoir et des
exclusions temporaires
qui sont parfois prononcées. Plusieurs m’ont raconté l’événement de
l’année passée, où un grand
type en pleine exaltation mystique a démonté le Christ vissé au mur, une
statue en bois de trois
mètres de haut, l’a cassée et jetée à la poubelle en criant :
« Ce n’est pas la
vérité ! C’est moi qui suis là ! » Ce qui n’était pas
tout à fait faux. Les
paroissiens en ont été tout retournés, mais le Christ a été recollé par
un artisan, il n’en
garde pas d’autres blessures que celles qu’on lui prête
traditionnellement.
À 11 heures, arrive Andrea d’un pas lent et majestueux, soutenu par
Bernard qui est allé
la chercher. Elle marche difficilement, mais elle transforme cette
difficulté en cérémonie
théâtrale.
« Bonjour tout le monde, dit-elle d’un air sombre des mauvais
jours.
– Bonjour, Andrea.
– J’ai dit : bonjour tout le monde.
– Ah… j’ai pas entendu.
– Je l’ai dit.
– Salut la râleuse, dit Adeline.
– L’emmerdeuse, pas la râleuse, corrige-t-elle. Ça ne
s’appelle pas râler, ça
s’appelle dire la vérité. »
Elle ne se fait pas prier pour me parler. Le corps est fatigué, usé, mais
elle a une belle voix
d’actrice.
« Ici c’est très très chaleureux, vous pouvez le dire. C’est la
nourriture du cœur qui
compte, plus que le manteau. Quand on est dans la rue, on a besoin de
cette chaleur. Les gens de
la rue sont souvent mal regardés, ou pas regardés, on est jugé. On a
peur de se faire agresser,
du regard, de tout. Et, quand on rencontre une personne qui sait vous
voir, c’est là qu’on peut
changer. Quelqu’un a su trouver la faille pour voir au-delà de
l’apparence de ce que j’étais.
C’est en grattant que l’on trouve des trésors, derrière un caillou que
l’on rejette.»
J’ai posé pour des peintres, des sculpteurs, j’ai fait de la figuration
au cinéma, j’écris des
poèmes, je fais beaucoup de choses. Je m’appelle Andrea et j’ai
75 ans. »
À la fin, elle me remercie avec effusion et gravité de l’avoir si bien
écoutée, et d’avoir pris
des notes devant elle.
À table, nous sommes huit, dont un bénévole. Les grands plats sont
servis, de bonnes portions
pour chacun, et on ressert. Athem reprend trois ou quatre fois de la
salade et, quand Bernard
débarrasse le plat, il tend une fois de plus son assiette :
« Encore, Madame… Euh…
Monsieur… » Le Pain partagé est nourricier.
Christophe, crâne rasé, bras croisés, ses yeux bleus écarquillés,
ressemble à un personnage d’un
film de Jeunet mais, quand il parle, c’est d’une voix très douce. Sur
son visage passent à toute
vitesse toutes sortes d’expressions. « Il a au moins vingt
personnages à
l’intérieur », dit Manu qui n’arrive pas à le dessiner.
« Dès que je commence avec une expression, il change. »
On m’indique Rachid comme un vieil habitué. Il est à côté de moi. Alors,
très mondain, j’engage
la conversation, carnet sous la main, stylo ouvert.
« Vous êtes un habitué du Pain partagé ?
– Oui. »
Il faudrait inventer le point d’interruption pour indiquer que celui qui
parle n’a aucune
intention d’enchaîner, il continue d’enfourner la délicieuse salade.
J’apprends que les règles
de l’aimable conversation ne s’appliquent pas partout : chacun ici
parle ou pas, un peu,
mais toujours à sa façon.
nna est très sale. Elle va pieds nus dans des savates, enveloppée d’une grosse doudoune d’où émergent son cou maigre et sa tête d’oiseau déplumé. Elle explique à Michel qu’elle a voulu acheter quelque chose avec un bon du Secours catholique dans un magasin du XIe, qui l’a renvoyée car « on ne travaille pas avec le Nord ». Elle demande une liste des magasins du XVIIIe, et raconte encore et encore son histoire, avec d’infimes variations, en répétant de temps en temps : « On ne travaille pas avec le Nord. » « À Munich, ce n’est pas comme ça », dit-elle.
Elle parle d’une voix ferme, on a l’impression qu’elle raconte quelque
chose de très
clair ; mais, si on reste un peu plus, c’est sans fin, ça tourne en
rond, les mêmes
éléments reviennent et ça peut durer éternellement.
« Elle a vécu en Allemagne, me dit Michel.
– Non, je suis en France, réplique-t-elle.
– Mais avant…
– Non, pas du tout. N’insistez pas. Vous êtes agité. Laissez-moi,
j’ai du
travail. »
Et elle sort de sa doudoune une feuille pliée en six. Cela forme des
cases dont certaines sont
couvertes intégralement de mots et de ratures d’une petite écriture
nette et absurde. Elle se
concentre sur l’une des cases libres, et entreprend de la remplir.
« Je suis reconnue comme la meilleure en Europe pour la précision
de mes travaux,
laissez-moi maintenant.
– Elle a été professeure de naturopathie, me souffle
Michel. Elle a fait des
expertises de mégalithes, de type Stonehenge. »
Elle reste là deux heures, elle remplit intégralement l’espace vide de
son écriture abstraite.
Quand il faut compléter les tables de huit, personne ne veut être à côté
d’elle. Tout le monde
proteste, on parle de lui faire prendre une douche. Elle semble ne pas
entendre puis, d’un geste
brusque, elle se lève et s’en va.
« Elle a été stigmatisée, ça ne lui a pas plu, alors elle est
partie, explique
doctement Philippe. Elle a vécu quelque chose de grave. Elle a
deux pères, deux dates de
naissance, deux prénoms. Il paraît que c’est typique de l’inceste. Il y
en a même qui croient à
plusieurs univers.
– Tu en es où de ses lectures ?, demande Danielle.
– Dostoïevski. En juin, j’ai encore essayé Proust, mais je n’ai pas
pu.
– C’est peut-être une lecture d’hiver ?
– C’est surtout le Luxembourg qui est un peu bruyant. Je ne peux
pas lire chez moi alors je
lis dans les parcs. Karamazov, c’est fluide.
– Vous avez fait des études de lettres ?
– J’ai un BEP d’électrotechnique, qui m’a permis de bosser dix-sept
ans, mais on ne peut
pas toujours faire ce qu’on n’aime pas. »
Nous discutons de choses et d’autres, de livres, d’auteurs.
« Houellebecq, un drôle de type. Je l’ai vu dans ce film qu’il a
fait.
– C’est l’époque où il n’avait pas de dents, ça lui faisait une
drôle de tête »,
dis-je.
Silence pesant. Encore une gaffe.
« J’en n’ai pas non plus. J’avais un appareil, il tenait plus, je
ne l’ai pas remis. Mais
les gencives durcissent, on peut manger. »
« Revenez souvent, conclut-il. Il y a des sujets ici. C’est l’école de la vie où on s’est plantés. C’est riche, c’est la compensation de la pauvreté. Vous verrez, quand on a tout perdu, on n’a plus peur de perdre, c’est une libération. Vous avez vu les gens ? Ils ne sont pas malheureux, ils plaisantent. »
J’en doute. J’ai l’impression qu’il parle de lui, de la libération de la chute. Il ressent comme une légèreté l’apesanteur d’une chute indéfinie. Il suffit de regarder les postures autour de la nourriture, les bras en rond autour de l’assiette, la tête penchée, la fourchette solidement empoignée, et puis l’inquiétude des places, le rapport aux objets : la crainte de perdre est là, mais muette ; elle agit.
Saïd lit l’intégralité du 20 minutes avec l’air concentré et
absent que l’on a dans
une salle d’attente.
« Quel jour on est ?, demande-t-il. Ah, dans dix
jours, je pars en Suède. Je
n’ai pas d’attaches ici, je galère trop. C’est un peu fou, mais je m’en
fous. Il faut prendre
des risques, non ? Je veux travailler, pour devenir propriétaire.
Je ne parle pas leur
langue, un peu d’anglais, beaucoup de bagout. Rester en France, ce
serait trop dans
l’illégalité. »
Il évoque des retenues de salaire qui réduisent ses revenus. Je ne
demande rien de plus.
Je le revois plusieurs jours après.
« Alors, la Suède ?
– Ça va le faire, même pas peur. J’ai un peu retardé le départ
parce qu’avec 500 €,
c’est un peu juste. J’ai trouvé un vol à 51 €, une auberge de
jeunesse à 12 € la nuit.
Faut prendre des risques », répète-t-il encore.
Je ne saurai rien de son passé, j’ignorerai son avenir mais, maintenant,
il me salue avec
chaleur quand nous nous croisons. Il m’a confié son histoire, il me
reconnaît.
Les demandes fusent. Après avoir lavé les sols, Ahmed vient me voir, et
nous discutons de
l’importance du Pain partagé, de l’accueil, etc. Et, sur le même ton, il
me demande de l’aider
pour un appartement pas cher. Il ne trouve pas de boulot de carreleur,
il est en galère, il faut
qu’il se loge. Je lui dis que je ne suis que de passage, je l’envoie au
responsable qui doit
savoir que faire dans ces cas-là.
Un accueilli s’approche d’Adeline :
« Y’a pas un Doliprane ?
– On ne peut pas donner ça.
– Mais normalement il y en a. Y’en a toujours.
– Demande au responsable. »
Heureusement, le responsable du jour est Jean-François, l’économe aux
épaules solides et au
regard bleu tranquille.
« Ici, c’est un lieu de convivialité et de partage, pas d’accueil,
ni d’aide. Mais on est
tout le temps débordés par des situations qui nous dépassent. La seule
façon de s’en sortir,
c’est de se dire qu’on est là pour une mission, pas pour
tout. »
Un accueilli s’approche :
« Je voudrais prendre une douche et me raser.
– Le savon et les serviettes sont à l’entrée.
– Je voudrais me raser.
– On ne donne pas de lame.
– Mais alors, comment je me rase ? », demande-t-il d’un air
désemparé, et il reste
immobile devant Jean-François, en frottant ses joues hérissées de poils.
Il y a un moment de
silence, de gêne, qu’on aimerait interrompre pour lui donner ce qu’il
demande, et puis il va
chercher savon et serviette en marmonnant. Tout le problème est de
garder la bonne
distance : « On les connaît sans les connaître, dit
Jean-François, on est
toujours surpris. Il est important de s’en tenir aux règles. » Les
règles permettent de
dire « non » mais pas en son nom, et survivre ainsi à
l’envahissement de la demande
qui est sans fin, car le besoin est sans fin.
« Manger ensemble, ça suffirait ?
– Regarde Mohcen, il sourit quand il est ici. Sa situation n’a pas
changé, mais il sait
qu’ici, il est accueilli. »
Michel déborde de bonnes intentions, et il est toujours un peu
déçu ; mais, sans amertume,
car ses bonnes intentions sont invincibles. Il regrette que beaucoup ne
viennent qu’à l’heure du
repas.
« Il manque des activités. J’aimerais un ordinateur, pour projeter
au mur des images du
monde entier, pour ces gens qui restent dans la rue, à Paris. Il y avait
un atelier théâtre,
mais il n’y avait jamais plus de quatre ou cinq personnes. Il y a des
excursions, des randonnées
et, chaque