Protéger les plus faibles
En parallèle de ses actions de terrain, le Secours Catholique s’est battu sur tous les fronts : pour obtenir les grandes avancées législatives qu’a connues la France ces dernières décennies et faire en sorte que la lutte contre les précarités devienne une priorité pour les pouvoirs publics – du RMI à la loi Dalo sur le logement.
« Il est probable qu’en pratiquant certaines formes de charité, on prépare les lois sociales de demain. » Le fondateur du Secours Catholique a tôt mis en pratique cette conviction : en 1954, en parallèle d'une grande campagne alertant, déjà, sur la situation des sans-abri, Jean Rodhain crée et finance les Cités du Secours Catholique, ancêtres des CHRS (Centres d’hébergement et de réinsertion sociale) mises en place plus tard par l'État.
Chômage, mal-logement, droits des étrangers... Les bénévoles du Secours Catholique sont aux avant-gardes contre la pauvreté et la marginalisation qui se développent depuis les années 70. À partir de son expérience de terrain partout en France, l’association interpelle directement les pouvoirs publics au moyen de petits dossiers thématiques envoyés aux décideurs politiques. « Et les pauvres, M. le président ? » lance ainsi le Secours Catholique à François Mitterrand récemment élu, en 1981.
Le Secours Catholique fait entrer l’exclusion dans le débat public : c'est la première fois que l'on parle de ces “nouveaux pauvres” que sont les chômeurs, les jeunes, les familles monoparentales… Au-delà de ses actions de terrain, l’association s’investit pour que l’État prenne des mesures d’insertion en faveur de ces publics.
En 1988, c’est la bataille du RMI, destiné à garantir à chacun un seuil minimum de ressources : « Le Secours Catholique a beaucoup insisté sur le i d'insertion. Nous faisions des navettes entre l’Assemblée nationale et la rue du Bac pour apporter nos amendements », se souvient Pierre Levené, secrétaire général à l’époque.
Le Secours Catholique participe également, avec d’autres associations comme ATD Quart Monde, à l’élaboration de la première grande loi sur l’exclusion, portée par Martine Aubry en 1998.
Plus récemment, c'est sur le front du logement qu’il a été en première ligne, avec les Enfants de Don Quichotte : la loi sur le droit au logement opposable (Dalo) est adoptée en mars 2007. Mais « ce n'est pas seulement en fabriquant de nouveaux droits qu’on fait progresser la société, insiste Pierre Levené. La loi Dalo en est un bon exemple : dans les régions où le logement est rare, l’État n’arrive pas à loger les personnes... ».
Ainsi, le Secours Catholique alerte régulièrement sur les dysfonctionnements de la loi et fait des propositions pour qu'elle devienne réellement effective.
L’énergie, un combat de plus de 30 ans
L'un des combats les plus atypiques du Secours Catholique concerne l'énergie. Dès le début des années 80, alors que la “précarité énergétique” est encore une réalité méconnue, l’association constate qu’un nombre croissant de personnes accompagnées ne parviennent plus à payer leur facture énergétique – en clair, à se chauffer. Elle est l’une des premières – et des seules – associations à s’investir pour que le droit à l’énergie soit inscrit dans la loi.
« Nous avons non seulement obtenu l’instauration des tarifs sociaux pour les plus précaires, mais aussi poussé à leur automaticité quand nous nous sommes aperçus qu’il y avait un fort taux de non-recours », indique Bernard Thibaud, secrétaire général de l’association. De 500 000 en 2004, le nombre de bénéficiaires est passé à 1 million en 2008, pour atteindre les 8 millions aujourd’hui.
Par ailleurs, « le Secours Catholique a fait un travail très pragmatique auprès des responsables d’EDF pour qu’il n’y ait pas de coupures d’électricité, mais aussi auprès des employés de l’entreprise pour les former aux questions de précarité », rappelle François Mabille, sociologue (voir son interview). « C’est une façon d’entrer dans le fond des sujets, de se frotter au mode de fonctionnement complexe d’une grande entreprise comme EDF ».
Interpeller
Au-delà des batailles législatives, le Secours Catholique a instauré il y a vingt-cinq ans un outil précieux, que la presse et les pouvoirs publics scrutent attentivement chaque année : le rapport statistique, véritable radiographie de la pauvreté en France. « Nous nous sommes rendu compte que nous arrivions aux mêmes tendances que l'Insee », précise Pierre Levené. Au-delà des constats, l’association émet des propositions précises pour faire reculer la pauvreté en France.
Avec une difficulté supplémentaire : la décentralisation de l'action sociale. « Avant, il “suffisait” d’interpeller l’État et ses services, précise Pierre Levené. Aujourd’hui, ce sont les départements et les régions qui ont en charge l’action sociale. D’où la nécessité pour nos antennes locales de relayer auprès des élus nos constats et propositions – ce qu’elles font durant toute l’année pour faire avancer les dossiers de terrain. »
« 70 ans de charité concrète »
François Mabille est sociologue, spécialiste des religions, auteur de Le Secours Catholique : 1946/2016, publié aux éditions du Cerf, septembre 2016
Quel est selon vous le trait le plus marquant du Secours Catholique ?
Le Secours Catholique est un laboratoire d’innovations sociales : pragmatique, il est sans cesse à la recherche de solutions face aux problèmes qu’il rencontre. Beaucoup d’associations sont dans la répétition de schémas nés de leur intuition et de leur vocation de départ. Or le Secours Catholique, de par sa double identité initiale – une association catholique et en même temps sociale s’adressant à tous –, a dû depuis son origine évoluer et innover.
À quelles innovations pensez-vous en particulier ?
On peut citer les nombreux lieux d’hébergement et d’alphabétisation, les accueils de femmes seules, le réseau “Tissons la solidarité”, l’Association des cités… Certaines de ces structures peuvent aujourd’hui paraître classiques, mais elles étaient innovantes au moment où elles ont été créées. Par ailleurs, le Secours Catholique a évolué sur sa conception des personnes précaires, en sortant de la logique de distribution en 1994. Mais en réalité, dès les années 60, on trouve une volonté de faire des personnes aidées des acteurs.
Une autre particularité de l’association est son important réseau de bénévoles…
Un des aspects forts du Secours Catholique est sa capacité à gérer un fort réseau de bénévoles issus pour beaucoup des classes populaires. À l’origine, les bénévoles étaient très enracinés dans les paroisses, notamment rurales. Le Secours Catholique a su mettre en place une pédagogie qui consiste à proposer des gestes très concrets et non de grandes théories. En cela, il a participé à l’anti-poujadisme et même à l’anti-cartiérisme, du nom de Raymond Cartier, à qui l’on attribue la citation « la Corrèze plutôt que le Zambèze ». Avec ses micro-réalisations internationales, des projets de développement locaux conçus et mis en place par les populations elles-mêmes, dès les années 60 le Secours Catholique a participé de la lutte contre cet état d’esprit en disant « la solidarité ne se divise pas ».
Ses rapports avec l’État ont-ils beaucoup évolué depuis sa création ?
Le Secours Catholique est un interlocuteur de l’État depuis l’origine : il a participé à la mise en œuvre du plan Marshall et s’est battu pour obtenir des avancées sociales comme le RMI ou le droit au logement. Aujourd’hui, il y a aussi une dimension critique de l’action des pouvoirs publics : cela s’est vu pour Calais récemment, mais aussi dès les années 80, quand l’association a interpellé François Mitterrand avec ces mots : « Et les pauvres, M. le président ? » C’est donc un interlocuteur de l’État et un aiguillon critique. C’est aussi un expert, grâce à son rapport statistique annuel, qui est une véritable radiographie de la pauvreté en France.
L'expérience du Secours Catholique avec l’État peut-elle nous guider pour penser la laïcité ?
Aujourd’hui, la perspective semble bloquée, les gouvernements ont un rapport difficile avec les institutions religieuses. Le Secours Catholique travaille depuis soixante-dix ans avec les pouvoirs publics : c’est la preuve que des rapport plus simples, plus décomplexés sont possibles entre organisations religieuses et État, sur des objectifs précis. Par ailleurs, le Secours Catholique est membre d’une plateforme d’associations dont fait également partie le Secours islamique, et ils travaillent en bonne intelligence. Cette histoire peut nous permettre de revisiter nos schémas et d’envisager une laïcité plus apaisée.
Une part de l’identité du Secours Catholique-Caritas France tient à son intervention à l’étranger, notamment lors de crises. Celles-ci ont permis à l’ONG française, en 70 ans, de développer et d’affiner des savoir-faire, seule ou au sein du réseau mondial Caritas.
À la fin des années 40 en France, le Secours Catholique récemment fondé panse les plaies des victimes de la guerre. Mais dès les années 50, l’association dirigée par Jean Rodhain se porte au secours de l’étranger, se transporte auprès des sinistrés des inondations du Pô en 1951, des victimes du raz-de-marée aux Pays-Bas ou du séisme de Céphaline, en Grèce, en 1953. Durant cette décennie, à Rome, l’abbé Rodhain est nommé évêque. Il a l’oreille du pape Jean XXIII, et il fonde Caritas Internationalis dont il devient le secrétaire général.
Avec la guerre du Biafra, à la fin des années 60, l’aide d’urgence internationale entre dans une nouvelle ère. Le photo-journalisme se développe et rapporte au public occidental les images insupportables d’enfants décharnés par la famine. Mgr Rodhain se porte au secours des victimes et coordonne les actions de son jeune réseau. Dès lors, les Caritas du monde entier ne vont cesser d’améliorer leur fonctionnement pour mieux unir leurs forces.
Guerre des Balkans
Les Caritas apprennent à se connaître et à travailler ensemble. Jean-Marie Destrée, responsable des urgences internationales au Secours Catholique de 1990 à 1997, se souvient du rapprochement opéré entre Caritas Slovaquie et Caritas France lors de la reconstruction qui a fait suite à la guerre des Balkans : « En France, nous avons invité les donateurs à financer des caisses à outils achetées moins cher en Slovaquie par la Caritas nationale. »
Ou encore de cette opération au Zaïre dans un contexte politique délétère : « Pour répondre à l’appel de Caritas Goma, les Caritas française, espagnole et belge ont mis sur pied un pont aérien. Il y avait 2 millions de personnes dans des camps et des milliers d’enfants sans parents. Le choléra commençait ses ravages. Nous avons fait appel à des bénévoles aguerris. Un ancien militaire de carrière a fait jouer son réseau et nous avons pu apporter notre contribution pendant trois ans. »
Tsunami
Parmi les grandes crises dans lesquelles le Secours Catholique est intervenu, la plus importante a été celle du tsunami de 2004 en Asie. En quinze jours, les Français ont donné 34 millions d’euros au Secours Catholique. Un record absolu.
Daniel Verger, directeur de l’Action internationale de 2003 à 2009, parle du « mandat des donateurs ». « Les donateurs ont confiance en nous et savent que nous pouvons agir. Nous intervenons tout de suite grâce aux communautés locales engagées dans le réseau. 80 % des personnes sont sauvées dans les premières 48 heures. D’où l’importance d’avoir des ressources humaines dans chaque pays et sur chaque territoire. »
Le tsunami a été porteur d’enseignements. Le Secours Catholique a coordonné l’aide du réseau Caritas au Sri Lanka, une mission d’envergure qui fut une première et qui a rempli ses objectifs. D’autre part, il n’existait pas de Caritas Indonésie. Elle fut créée à cette occasion. Enfin, « l’action urgentiste du Secours Catholique s’inscrit dans la durée, souligne Daniel Verger. Nous intervenons en urgence, mais nous nous engageons à remettre en état et à améliorer les conditions de vie. Lors du tsunami, nous avons apporté un appui sanitaire, un accompagnement psychologique, spirituel et économique, et un savoir-faire. Cette expérience nous a beaucoup servi lors du séisme en Haïti. »
Prévention
Dans l’arsenal des urgences internationales du Secours Catholique, il est une arme invisible et indolore : la prévention. Le cycle de toute opération humanitaire s’articule ainsi : urgence – réhabilitation – développement. Le Secours Catholique a ajouté l’étape d’avant l’urgence.
« Nous savons que certaines zones sont à risque, sujettes à séisme, ouragan, sécheresse, précise Daniel Verger. Nous développons des politiques de prévention pour réduire les risques et limiter les vulnérabilités. Cela n’entre plus dans le cadre de l’urgence, mais dans les actions de développement et d’organisation communautaires. Ces actions ont un impact sur l’efficacité de la réponse apportée aux urgences internationales. C’est la raison pour laquelle il est important de faire le lien entre la solidité des partenaires et la réponse aux urgences. »
Secours Catholique, bâtisseur d'une « Église pauvre pour les pauvres »
Bras séculier de l’Église de France depuis 70 ans, le Secours Catholique est progressivement passé d’une aide matérielle apportée aux plus pauvres à une association avec les personnes vivant la précarité.
En 1946, les conséquences douloureuses de la Seconde Guerre mondiale affectent la société française et incitent cardinaux et archevêques à donner à la charité des outils adaptés. À partir de trois mouvements catholiques caritatifs déjà existants, ils créent le Secours Catholique et le confient à l’abbé Jean Rodhain, ancien aumônier des prisonniers de guerre. Jusqu’à sa mort en 1977, Jean Rodhain va orchestrer une armée de bénévoles – principalement des paroissiens dans un premier temps - engagée dans la lutte contre la pauvreté, en France et dans le monde, qui aujourd’hui poursuit son action et évolue.
L’Église et son réseau font la force de l’association. « Le Secours Catholique est, depuis le début, très lié à la communauté chrétienne et à l’épiscopat », explique Mgr Pontier, archevêque de Marseille et président de la Conférence des évêques de France (CEF). « Membres du Secours Catholique et évêques, nous avons tous le souci de travailler au service des personnes en difficulté. Car la charité est un point fort de la mission de l’Église. »
En accord avec le Conseil d’administration de l’association, chaque évêque désigne le président de la délégation du Secours Catholique de son diocèse. Il peut s’en tenir là. Il va souvent plus loin dans sa mission. « Je travaille plusieurs fois par an avec le bureau du Secours Catholique de Marseille, poursuit Mgr Pontier. C’est un lieu essentiel pour les bénévoles qui souhaitent s’engager. C’est aussi un visage de l’Église de plus en plus reconnu dans la société française. »
Effectivement, en 70 ans d’actions caritatives, le Secours Catholique s’est métamorphosé. Le nécessaire distributif d’après-guerre a progressivement cédé la place à un accompagnement global des personnes aux prises avec des difficultés. Des difficultés diverses, souvent complexes, qui exigent davantage de proximité pour les comprendre. Avec une conséquence : la nécessité d’associer les membres du Secours Catholique et tous les fidèles catholiques avec les pauvres.
En 2009, Benoît XVI appelle ce rassemblement de ses vœux et amorce la démarche “Diaconia”. « Le Secours Catholique n’agit plus “pour” mais “avec”. Notion essentielle, car la croissance humaine comprend des besoins matériels et des besoins spirituels. Par son accompagnement, son “agir avec”, le Secours Catholique permet à l’être humain de réveiller ses dons et ses capacités », estime l’archevêque de Marseille.
« Cette diaconie, ce service de la charité fait partie de la mission de l’Église », ajoute Dominique Fontaine, aumônier général du Secours Catholique. « Elle ne doit pas être sous-traitée à des organismes spécialisés. Le Secours Catholique n’est pas un sous-traitant de l’Église, mais un lieu de pédagogie de la charité pour tous. C’est en cela que nous sommes appelés à aider les paroisses à vivre ensemble cette charité. »
« Le Secours Catholique, grâce à son maillage territorial, conclut Mgr Pontier, donne une image nette de la pauvreté à la fois à l’intérieur de l’Église et au sein de la société. »
De l'expression à la participation
Ancien directeur de l'action institutionnelle du Secours Catholique, Jean-Pierre Bultez a été un observateur privilégié de l'évolution des politiques publiques en France.
« Les politiques publiques se sont fortement orientées depuis les années 70 vers la création ou le renforcement de droits, pour combler les “trous” de la politique sociale.
Cette grande stratégie s’est formalisée dans la loi de 98 de Martine Aubry. Elle promouvait l’idée que les personnes précaires étaient des citoyens qui avaient des droits, et qu’il fallait tout mettre en œuvre pour qu’elles y accèdent. À cela s’ajoutait une dimension participative de recueil et de prise en compte de l'expression de ces personnes.
Aujourd’hui, on a franchi un pas de plus : l'objectif est de construire avec ces personnes.
Ce travail sur la participation des plus précaires a mis du temps à se concrétiser : il a fallu une dizaine d’années pour que les citoyens y soient associés, avec la création des comités régionaux de concertation, des conseils de vie sociale dans les hôpitaux…
Le Secours Catholique, dès les années 80, a été promoteur de groupes (groupes de chômeurs, etc.), véritables lieux d’expression.
Aujourd’hui, on a franchi un pas de plus : l'objectif est de construire avec ces personnes. Cela heurte la stratégie publique verticale et oblige à établir de nouvelles formes de concertation.
Une expérimentation est en cours au 8e collège du Conseil national de lutte contre l'exclusion, où huit personnes accompagnées par le Secours Catholique font entendre leur voix. L’enjeu désormais réside dans la manière dont les publics précaires vont pouvoir organiser leur représentation. »