À la campagne, des idées neuves contre la précarité
Disparition des transports publics, fermeture des commerces et des services administratifs… En milieu rural, les familles et personnes en précarité subissent souvent le poids d’un isolement croissant. À la « pauvreté monétaire » s’ajoute alors « la pauvreté morale » liée à l’exclusion.
Face à cela, les équipes du Secours Catholique repensent leurs actions. Leur défi : dépasser une aide matérielle ponctuelle pour proposer des solutions durables et œuvrer au maintien du lien social.
L'isolement, fléau de nos campagnes
Privilégier la rencontre et l'accompagnement plutôt que l'aide matérielle ponctuelle, c'est le défi que relèvent de plus en plus d'équipes du Secours Catholique en milieu rural.
« Ici, beaucoup de gens vivent dans la précarité monétaire, mais ils vivent quand même, observe Michel Labrunie, responsable de l’équipe du Secours Catholique à Gramat, dans le Lot. Parfois, certaines personnes viennent nous voir en urgence parce qu’elles ont un pépin avec la Caf ou Pôle emploi et se retrouvent temporairement sans ressource. Mais cela reste ponctuel. »
Peu à peu, poursuit-il, « nous nous sommes rendus compte que ceux qui avaient le plus besoin de nous, c’était les personnes les plus isolées, qui ont besoin d’écoute, d’échange, de rencontre, de soutien dans les démarches administratives ».
« pauvreté morale »
À Gourin, dans le Morbihan, Lucienne Vannod et son équipe ont fait le même constat et se sont demandé si leur rôle n’était pas autre que l’aide alimentaire, vestimentaire et financière, « qui ne règle finalement pas les problèmes ». D’autant plus, ajoute la bénévole, que « d’autres acteurs comme les Restos du coeur, le Secours populaire, le CCAS... répondent à ces besoins ».
Pour le sociologue Nicolas Duvoux, « la pauvreté n’est en aucun cas une réalité seulement monétaire, mais revêt également une dimension morale liée aux formes de la participation à la société ».
À la campagne, le dépeuplement, la fermeture de commerces de proximité, la dématérialisation des services publics et l’arrêt de lignes de bus ou de trains accroissent l’isolement de nombreux ménages, aggravant des situations de pauvreté monétaire qui jusque-là restaient vivables, et engendrant des situations de « pauvreté morale » liée à l’exclusion.
Maintenir ou recréer du lien dans ces territoires est devenu un enjeu majeur pour le Secours Catholique. « Le lien social et l’écoute sont désormais une priorité chez nous », confirme Michel Labrunie.
À Gramat, le Secours Catholique a longtemps tenu un vestiaire et proposé un accueil hebdomadaire dans un bureau prêté par la mairie. « Les personnes venaient essentiellement pour récupérer des bons alimentaires, mais elles ne s’attardaient pas », se souvient Michel.
Depuis, le vestiaire, un temps transformé en boutique solidaire, a été fermé. « Cela demandait beaucoup d’énergie, explique le bénévole. Et on n’arrivait pas à toucher les familles les plus concernées. » L’association a réaménagé les locaux pour organiser un accueil convivial et des repas partagés. « Un lieu où on peut se poser, prendre un café, discuter. »
service de transport à la demande
Pour lutter contre l’isolement, les initiatives fleurissent sous diverses formes. À partir du mois de janvier, à Baraqueville, dans l’Aveyron, Christiane Marty et son équipe proposeront aux personnes âgées isolées un service de transport à la demande, à jour fixe, grâce à un réseau de chauffeurs bénévoles. Elles pourront ainsi, par exemple, rendre visite à des amis malades.
« Sur notre territoire, il n’y a plus de transport collectif, explique Christiane. Il existe un service de taxi subventionné, mais cela reste un peu cher et il est essentiellement utilisé pour aller faire des grosses courses ou pour se rendre aux rendez-vous médicaux. »
L’idée est d’aller voir ces familles en difficultés, créer un lien régulier. Qu’elles sentent qu’elles peuvent compter sur quelqu’un.
Dans les Monts d’Alban, dans le Tarn, « le facteur ne passe pas tous les jours, et les derniers épiciers ambulants vont bientôt prendre leur retraite », souligne Monique Bernat, du Secours Catholique.
L’équipe locale s’inquiète pour les personnes âgées mais aussi pour plusieurs familles néorurales précaires et très isolées. « Nous pensons acheter une camionnette pour effectuer les tournées itinérantes que font actuellement les épiciers. L’idée est d’aller voir ces familles en difficultés, créer un lien régulier, leur proposer un accompagnement. Qu’elles sentent qu’elles peuvent compter sur quelqu’un. »
À Campuas, dans l’Aveyron, l’équipe du Secours Catholique a entrepris de recréer un lieu de rencontre. Trois rendez-vous ont ainsi été organisés. « Une dizaine de personnes est venue à chaque fois. » Une dynamique semble être née. « Elles veulent continuer à se réunir. »
Les bénévoles, eux, prospectent pour renouveler l’expérience à Sénergues, un autre village. Pour Lucette Perroud, la responsable d’équipe : « L’isolement tue car, isolé, on a moins de chance de trouver du travail, de trouver des solutions à nos problèmes, de s'en sortir. »
L’isolement tue car, isolé, on a moins de chance de trouver des solutions à nos problèmes, de s'en sortir.
Les espaces de rencontre permettent aux personnes de se resocialiser, estime-t-elle, et de retrouver ainsi leur place dans la société et leur dignité.
Ces espaces favorisent aussi l'accompagnement à plus long terme pour essayer de trouver avec les personnes des solutions durables à leurs difficultés.
En milieu rural où la pauvreté est souvent taboue, « ces lieux sont moins stigmatisants, les gens viennent plus facilement, observe Michel Labrunie. Et plus détendus, ils sont plus enclins à se confier et à entrer dans le fond de leurs problèmes. »
Le temps de la confiance
Privilégier le lien social et l'accompagnement plutôt qu'une aide matérielle ponctuelle, « on peut y arriver, croit Luc Piochon, responsable du Secours Catholique dans la Creuse. Mais il faut y aller doucement. »
Il évoque ces familles ancrées dans la pauvreté, « qui ne font confiance à personne. Si on arrête la distribution du jour au lendemain, elles iront voir ailleurs. Il faut le temps d'acquérir leur confiance ».
Interview : « La pauvreté dans les campagnes intéresse peu les pouvoirs publics »
Entretien avec Agnès Roche, maîtresse de conférence en sociologie à l’université Clermont - Auvergne, auteur de « Des vies de pauvres » (PUF, 2016).
Quels profils de pauvreté avez-vous rencontré en milieu rural ?
On peut en dégager plusieurs. Il y a les retraités modestes, aux vies de « petites gens ». Ils ont travaillé dur et longtemps. Ce sont souvent des femmes – les hommes décèdent prématurément – qui ont été ouvrières, employées de maison… Elles vivent avec de très petites pensions ou le minimum vieillesse.
Les jeunes vulnérables sont une autre catégorie. Beaucoup ont de mauvaises relations avec leurs proches. Ils sont plus seuls que les autres jeunes, moins aidés, ont de faibles niveaux de diplôme voire pas de diplôme du tout. Ils sont donc très fragilisés.
Les petits agriculteurs, notamment ceux qui vieillissent, dont les exploitations ne sont pas viables dans le système actuel et qui n’auront pas d’héritiers, connaissent, eux, une véritable mort sociale.
Enfin, parmi ceux que j’appelle les éclopés de la vie, certains travaillent, en CDD ou à temps partiel ; d’autres ne sont plus en état, éprouvés par des deuils, la maladie ou des violences.
Les ressorts de cette pauvreté sont-ils les mêmes qu’en zone urbaine ?
Oui, nous sommes face au même mécanisme de reproduction sociale de la pauvreté d’une génération à l’autre. Cela passe essentiellement par l’école qui ne parvient pas à corriger les inégalités.
Peut-on néanmoins identifier une spécificité ?
La pauvreté dans les campagnes est plus discrète, quasi invisible. Elle intéresse peu les pouvoirs publics et les médias. Avec pour effet que les personnes elles-mêmes ne se sentent pas pauvres. À leurs yeux, est pauvre le sans-abri dans les rues de Paris, qui vit dans l’extrême dénuement. Elles ne se considèrent donc pas forcément légitimes à réclamer de l’aide.
Quelles sont leurs conditions de vie ?
Elles doivent vivre avec très peu – et en éprouvent d’ailleurs une terrible angoisse. Cela a des répercussions sur leur alimentation. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, tout le monde n’a pas son potager, loin de là. Comme en ville, les personnes font leurs courses dans les supermarchés discount et ont peu accès aux produits frais.
Autre difficulté : le logement. L’offre en logements sociaux est moindre qu’en ville et le parc privé est en plus mauvais état. On y dénombre beaucoup de passoires thermiques. Par ailleurs, les personnes ont du mal à payer leurs soins et sont géographiquement éloignées des opticiens, des mutuelles etc.
Enfin, les difficultés de mobilité s’ajoutent à toutes les autres. Elles ne sont pas le fond du problème, mais un frein supplémentaire.
S’en sort-on mieux à la campagne, notamment grâce à une solidarité familiale plus vivace ?
Difficile de généraliser. Parfois cette solidarité joue, parfois pas. S’il y a une ressource qui peut être actionnée, c’est le capital d’autochtonie, le fait d’« être du coin ». Cela peut par exemple aider un jeune à trouver un petit boulot : on l’emploie car on le connaît.
Quels enseignements tirez-vous pour l’action de lutte contre la pauvreté ?
Il est important de maintenir une action de proximité, car les services publics ferment les uns après les autres et les personnes ont un sentiment d’abandon. Quand on a des ressources, ce n’est pas grave. Mais quand on est démuni, cela redouble la difficulté.
À mille lieues des discours sur la fraude et le contrôle, l’action sociale doit poursuivre sa mission de veille sur des personnes qui, dans bien des cas, ne réclament pas.
Après avoir connu des moments de galère, Grégory Vacaneghem se lance aujourd'hui dans le maraîchage bio et solidaire.