Grand débat : la réponse n’est pas à la hauteur de l’urgence sociale et écologique, ni des attentes des citoyens les plus pauvres.
Le Secours Catholique a organisé près de 200 débats pour faire entendre la parole des personnes en situation de précarité.
Car la question de notre temps est : comment relever le défi de la transition écologique, et en même temps permettre à chacun de vivre dignement, avec un revenu décent, l’accès aux soins, la possibilité de se déplacer, se loger, se nourrir correctement ?
Or les réponses apportées par le président de la République ne sont pas à la hauteur des attentes exprimées. Ne pas écouter le cri des plus fragiles, c’est courir le risque d’accroître encore le fossé entre les citoyens et les dirigeants et mettre en danger la démocratie.
Le Secours Catholique organise son Grand débat avec les plus précaires
Dès l’apparition du mouvement des Gilets jaunes, le Secours Catholique a proposé à ses membres de débattre en interne. Trois mille personnes, réunies en 200 groupes, ont répondu avec enthousiasme. Leurs constats et propositions ont été concentrés dans un cahier de 32 pages. Qu'en ressort-il ? À quoi cela va-t-il servir ?
Entretien avec Jean Merckaert,
directeur Action et Plaidoyer France-Europe au Secours Catholique.
Secours Catholique : Pourquoi un débat au Secours Catholique, en parallèle du Grand débat national ?
Jean Merckaert : Le Secours Catholique n’a pas attendu le gouvernement pour lancer ses propres débats. Dans son projet national 2016-2025, il est inscrit noir sur blanc que les savoirs des personnes en précarité sont essentiels pour pouvoir construire une société juste et fraternelle.
Dans le contexte des Gilets jaunes, notre crainte était que la parole des personnes les plus en précarité soit passée sous silence dans les débats publics. Sur les ronds-points, on avait affaire à des personnes modestes, qui craignent le déclassement, mais assez rarement les personnes les plus précaires.
S.C : Quand et comment avez-vous mis en place ce débat ?
J.M : Nous avons proposé un débat à notre réseau national. La réponse a été enthousiaste. Il y a eu des débats dans 150 lieux en France, dans des petits villages comme dans des grandes villes. Rien que ce fait est encourageant sur ce que le Secours Catholique veut apporter comme contribution des plus pauvres à la société.
Dès le mois de décembre, nous avons adressé à notre réseau deux questions très ouvertes. La première était : en quoi la colère manifestée par les Gilets jaunes rejoint votre vie quotidienne ? La seconde : quelles propositions-clés souhaitons-nous mettre en avant pour construire une société juste et fraternelle ?
S.C : Les retours sont-ils différents des revendications des Gilets jaunes ?
J.M : Le comparatif n’est pas évident. Il y a clairement des points communs. D’abord, beaucoup se sont exprimés spontanément sur le mouvement des Gilets jaunes en tant que tel. La majorité estime que les motifs de colère sont légitimes. Bien qu’au fur et à mesure de l’évolution du mouvement, dans les remontées qui nous sont parvenues, celui-ci apparaissait moins lisible. La sympathie décroissait avec la médiatisation de la violence. Mais les sentiments de subir une injustice sociale, d’être méprisés ou d’être laissés de côté par le pouvoir étaient assez partagés.
Des 150 débats a émergé une matière extrêmement riche. Les animateurs ont recueilli, parfois au mot près, la parole de tous les participants. Cela a abouti à 800 pages de verbatim que nous avons lues attentivement pour essayer d’en faire la synthèse.
S.C : Quels sont les points saillants de ces retours ?
J.M : Six grosses difficultés se dégagent de cette enquête. La première, assez spécifique aux personnes les plus en précarité, est la difficulté d’accéder aux droits sociaux, notamment à cause de la fracture numérique.
La dématérialisation, promesse d’efficacité, laisse de côté énormément de gens, soit parce qu’ils ne sont pas équipés, soit parce qu’ils ne savent pas se servir de l’informatique. Si ce n'est pas Internet, c’est un numéro de téléphone, parfois très onéreux. L’absence d’un visage auquel s’adresser est extrêmement violente. C’est la première chose qui est remontée.
La deuxième préoccupation rejoint celle exprimée principalement par les Gilets jaunes : la difficulté de joindre les deux bouts. D’un côté, un revenu qui stagne ou qui régresse, de l’autre, des dépenses contraintes qui augmentent. Que ce soit dans le logement, mais aussi l’énergie, l’alimentation, les frais bancaires, et un certain nombre de dépenses nouvelles, comme avoir un ordinateur, un téléphone portable, justement pour pouvoir faire toutes ces démarches.
La troisième difficulté est la dévalorisation du travail. Déjà, on a du mal à trouver du travail : quand on en trouve, ce sont des contrats courts, souvent avec des horaires pas possibles. Et même quand on travaille à temps plein, on a du mal à s’en sortir. Ceci est la source d’une vraie colère.
Vient ensuite la difficulté due à l’isolement. Les personnes évoquent à la fois l’effritement du lien social, qu'elles mettent sur le dos de l’individualisme, et l’isolement géographique : des services publics et des commerces qui ferment, et un accès réduit à la mobilité.
Enfin, les deux dernières difficultés concernent l’accès à la santé et le logement.
S.C : Ces constats ont-ils permis d’élaborer des propositions ?
J.M : Autant les constats posés étaient extrêmement sombres, avec une forme de désespérance, autant nous avons été surpris par le foisonnement de propositions. Nous en avons recueilli plus de 2 000 ! Un bon nombre rejoint celles que préconise le Secours Catholique, notamment la revalorisation des minima sociaux. Il n’est pas possible à une personne seule de vivre avec 550 euros par mois. Les personnes disent qu’il faut au moins 1 000 euros pour pouvoir vivre dignement. Alors quand nous demandons une revalorisation à 850 euros, soit la moitié du revenu médian, ce n’est vraiment pas du luxe ! Même chose pour la proximité des services publics ou la lutte contre le non-recours aux droits.
Certaines propositions nous ont déplacés. Concernant la transition écologique, par exemple, le Secours Catholique est fortement engagé sur ce sujet au niveau international - nos partenaires indiens ou sahéliens sont actifs contre le changement climatique -, mais en France, ce n’est pas le tropisme central de l’engagement de l'association. Or, nous avons été impressionnés par le sens de la responsabilité et l’ambition qui se dégageaient des propositions. Une volonté de concilier l’accès aux droits fondamentaux (se loger, se chauffer, se déplacer) et de respecter les limites de la planète. Y compris sur la fiscalité carbone, qui n’est pas exclue à partir du moment où ce ne sont pas les plus modestes qui en payent le prix. Parmi les remontées, apparaît une colère contre le gaspillage et la volonté de sortir de cette société consumériste.
Il ressort de ces débats une ambition finalement plus forte que celle du gouvernement. Là où la logique comptable et l’efficacité managériale sous-tendent les questions posées dans le Grand débat, les personnes qui vivent la précarité et celles qui se battent à leurs côtés, sont en quête de sens : qu’est-ce qui nous permet de “faire société“ ? Cela a-t-il du sens de vivre dans un pays prospère si on continue à avoir des SDF ?
S.C : Comment allez-vous faire remonter ces propositions ?
J.M : C’est la question que les personnes rencontrées nous ont posée et qui sert d’intitulé au document : « Tout ce qui a été dit ici, il faut que ça remonte. »
Le Secours Catholique, parce que les portes des ministères et des institutions lui sont ouvertes, va saisir toutes les occasions de porter les propositions remontées du terrain. Sans garantie, cependant, que le gouvernement retienne nos propositions. Ces derniers jours, à la demande de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, nous étions huit représentants du Secours Catholique au Conseil national de lutte contre l’exclusion (CNLE), pour faire valoir les propositions remontées dans chaque atelier. Grâce à cette synthèse des 150 débats, nous étions sans doute les mieux préparés !
Nous sommes prochainement invités chez le Premier ministre. Notre présidente, Véronique Fayet, remettra en mains propres à Édouard Philippe notre cahier de propositions.
On veut croire que le gouvernement a pris la mesure de l’attente des Français. Quand on voit l’ampleur de la défiance qui s’exprime, y compris dans nos débats, vis-à-vis du gouvernement et des responsables politiques, et que, malgré cela, les Français se mobilisent très fortement dans le Grand débat national, je me dis qu’il y a peut-être encore une chance. Il ne faut pas que cette chance soit déçue.