Territoire zéro chômeur de longue durée : 3 ans après...
EBE comme « Entreprise à but d’emploi ». Lors de sa création en février 2017, le nom choisi pour cette structure qui embauche des chômeurs de longue durée, dans la Nièvre, est on ne peut plus explicite. L’objectif : créer de l’activité localement pour fournir du travail à ceux qui en ont besoin.
Pour cela, elle doit développer des services nécessaires au territoire mais qui sont jusqu'ici non couverts. Ses employés sont payés au Smic. Leur salaire est financé en partie par les prestations sociales qu’ils auraient dû toucher et qui sont réaffectées au budget de l’entreprise, et en partie par les recettes que leur activité génère.
L’idée vient du mouvement ATD Quart-Monde. Et est soutenue par plusieurs associations dont le Secours Catholique. Elle s’est concrétisée à travers la loi d’expérimentation du 29 février 2016. Dix territoires volontaires ont été choisis pour tester ce dispositif. Celui de Prémery en fait partie.
réalité économique
Et pour cause, dans ce petit coin de Bourgogne, la beauté des paysages vallonnés faits de vignes, de bocages, de forêts, et le charme des hameaux en pierre masquent une réalité économique moins reluisante. En 2016, dans la Nièvre, le taux de pauvreté (15,4 %, selon l’Insee) est supérieur au taux métropolitain (14,3 %). À Prémery et dans ses environs, plus de 20% de la population active est en recherche d’emploi, dont la moitié depuis plus d’un an.
Le territoire semble ne s’être jamais remis de la fermeture, en 2002, de la grosse usine locale, Lambiotte, productrice de charbon de bois et de produits chimiques issus de la carbonisation du bois. Pour certains élus locaux, l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) est une opportunité à saisir pour redynamiser la zone.
Monique Choquel, conseillère municipale à Prémery, investie dans les questions économiques et sociales, se souvient avoir eu quelques réticences : « Je trouvais que c’était un projet ambitieux mais j’avais peur que cela empiète sur les activités d’entreprises du coin ou d’agents communaux, au risque de détruire des emplois existants. »
Trois ans et demi après le lancement de l’EBE 58, l’élue est rassurée sur ce point. Elle n’est pas la seule. Monique Choquel se rappelle la méfiance d’entrepreneurs locaux. « Ils craignaient de se faire piquer des marchés et de la main d’oeuvre. » Aujourd’hui, leur inquiétude est retombée. Certains font même appel à l’EBE 58 pour des prestations, telles que du gardiennage, ou pour compléter leurs équipes en cas de coup de bourre.
L’EBE peut en effet mettre ses salariés à disposition sous forme de prêt ou le temps d’un CDD (dans ce second cas, le contrat à l’EBE est temporairement suspendu). « Nous essayons de développer les liens avec les entreprises du territoire », explique Marie-Laure Brunet, la directrice.
Nouveaux marchés
Pendant le confinement, à la demande de certaines municipalités, l’EBE a assuré un service de livraison pour les personnes qui ne pouvaient pas sortir de chez elles. « Nous allions faire leurs courses dans les commerces où elles se rendaient habituellement : à Carrefour, à la boucherie, à la boulangerie, au tabac… », précise Marie-Laure Brunet. Un service, facturé cinq euros, rendu aux personnes, mais aussi aux commerçants.
L'activité pourrait perdurer, « mais il faut qu’on trouve sous quelle forme », réfléchit Marie-Laure Brunet. Pourquoi pas sous celle d’un camion qui ferait le tour des villages environnants pour livrer les courses, les bouteilles de gaz, pour proposer des produits d’agriculteurs locaux, où l’on pourrait aussi se poser et discuter autour d’un café ? L’idée fait son chemin.
C’est la force de l’EBE, estime Alexis Plisson, le maire de Prémery : réussir à créer des marchés, en imaginant de nouvelles activités ou en ciblant de nouveaux publics. « Tout en répondant à de vrais besoins », tient-il à préciser.
En guise d’exemple, l’élu cite le service d’affouage proposé par l’EBE aux particuliers. Cette pratique très ancienne consiste pour les municipalités à entretenir les forêts communales en permettant à leurs administrés de se servir gratuitement en bois, à condition qu’ils le découpent et le transportent eux-mêmes. Beaucoup d’habitants, souvent âgés, ne peuvent le faire. « Et cela intéresse peu les bûcherons professionnels qui travaillent essentiellement à la coupe de gros chênes ou gros hêtres pour les scieries », assure Alexis Plisson.
Ce matin de début mars, Daniel Barbier, 78 ans, est justement venu se renseigner sur le service d'affouage. D'habitude c'est son gendre, qui vit à Creil, dans l'Oise, qui descend un week-end « (lui) faire (son) bois ». Mais cette année, « il ne peut pas venir à cause du coronavirus, explique le retraité. Comme ma fille travaille à l'hôpital, ils sont confinés à Creil ».
Ce n'est pas la première fois que Daniel Barbier vient dans les locaux de l'EBE 58 installés sur le site de l'ancienne usine Lambiotte. Il y a quelques mois, il est venu acheter un bureau à la ressourcerie. C'est un autre gros service développé par l'entreprise : celle-ci récupère les objets, machines, meubles... dont les habitants souhaitent se débarrasser, les répare ou les transforme, lorsque c'est nécessaire, puis les remet en vente à petits prix.
Dans l'immense hangar qui habrite la boutique, Didier Roche, casquette vissée sur le crâne et bottes en caoutchouc, a repéré quatre chaises et une table « assez jolies ». Un tel lieu est utile « pour ceux qui n'ont pas beaucoup d'argent », estime cet ouvrier agricole de 57 ans. Il vient aussi régulièrement faire réparer sa tondeuse ou sa tronçonneuse à l'atelier de motoculture qui jouxte la ressourcerie. « Ce service n'existait plus dans le coin, raconte-t-il. Il fallait faire au minimum 25 km. Pourtant on a du terrain à entretenir par ici. »
changement de regard
Peu à peu, l'EBE 58 a réussi à faire sa place dans le paysage local. « Beaucoup de gens étaient très sceptiques sur la réussite d'un tel projet, confie Alexis Plisson. Aujourd'hui, c'est acquis. »
Salarié de l'EBE, Romain Poiseau, 24 ans, constate un changement de regard de la part des Prémerycois. « Au début, les gens disaient de nous : "Les chômeurs qui travaillent aux frais de l'État." Maintenant, ils disent : "Les gars de l'EBE". »
Pour Monique Choquel, l'expérience de l'EBE a fait évoluer chez une partie de la population le point-de-vue sur les personnes coupées de l'emploi. « Elles ne sont plus perçues comme des "cas sociaux". »
Le fait qu'elles travaillent à nouveau, puissent déployer leurs compétences, a beaucoup joué. Mais aussi qu'« elles reprennent leur place dans la vie commune, souligne la conseillère municipale. En participant à des événements, en emmenant et venant chercher leurs enfants à l'école, en investissant une partie de leurs revenus dans les commerces. Ces personnes réintègrent le tissu social local, et finalement les gens se rendent compte qu'elles sont comme tout le monde. »
Entre septembre 2016 et juin 2019, le nombre de chômeurs de longue durée sans aucune activité, inscrits à Pôle emploi, a diminué de plus de 40%, selon les chiffres de l'agence Pôle emploi du secteur. Sur la même période, le nombre de bénéficiaire du RSA inscrits à Pôle emploi a diminué de 35%.
Aux Restos du coeur de Prémery, on notait début mars une nette diminution de la fréquentation. « Même s'il y a un renouvellement tout au long de l'année des personnes accueillies, on constate un effet de seuil depuis la création de l'EBE, assurait une bénévole. Auparavant nous distribuions des colis alimentaires à une centaine de ménages, aujourd'hui, nous sommes plutôt autour de 70. La plupart des familles qui venaient et dont l'un des parents ou les deux ont été embauchés à l'EBE ne viennent plus. »
Pour Alexis Plisson, l'embauche au Smic d'une centaine de personnes qui jusque-là n'avaient aucun revenu ou touchaient les minima sociaux a forcément un impact sur la vie économique locale. Un tour des petits commerces dans le centre-ville permet de le constater. Coiffeurs, boulangers, boucher, fleuriste, restaurateurs... ont vu apparaître de nouveaux clients.
« Il y a les réguliers qui viennent prendre un café le matin et un verre le week-end, observe le patron du café-restaurant Chez Adra. Et ceux qui viennent déjeuner ou dîner une fois par mois en famille. » Si le changement est notable, il n'est pas non plus massif. « Avec un Smic, on ne peut pas se permettre de se faire un resto régulièrement, souligne le commerçant. Pour les commerces locaux, ce serait mieux que les salariés d'EBE soient mieux payés. »
Pensé comme un dispositif destiné à favoriser l'entrée, ou le retour, vers le marché du travail « classique », TZCLD ne prévoit pas d'augmentation de salaire. De fait, s'il est difficile pour certains salariés d'envisager de travailler ailleurs, pour des raisons liées à leur âge, à leur vécu ou à leur santé, d'autres conçoivent cette expérience comme un « tremplin ».
Après des années de RSA, ponctuées de petits boulots peu rémunérateurs, Franck Murat, 41 ans, et père d'un enfant, est entré à l'EBE en 2019. Son objectif : mettre de l'argent de côté et pouvoir enfin se payer le permis de conduire. « Avec mon permis, je pourrai aller chercher du boulot plus loin, si nécessaire. Et je libèrerai ma place ici. »
Le défaut de permis ou de véhicule, faute de pouvoir les financer, est un obstacle qui revient couramment dans les récits des salariés de l'EBE lorsqu'ils expliquent leurs difficultés à trouver du travail. Surtout chez les plus jeunes pour qui l'EBE est souvent une première expérience professionnelle.
Thibault Berger, 21 ans, a profité de son passage d'un peu plus d'un an dans l'entreprise pour acheter une voiture. Il s'est aussi formé au bûcheronnage. Aujourd'hui, le jeune homme travaille comme fendeur dans une scierie, à une quinzaine de kilomètres de Prémery.
Parfois le frein est plus subjectif, comme pour Cyril Dumas, 43 ans, resté sept ans au chômage après une dépression liée à un licenciement « qui a été brutal », raconte-t-il. Ces trois dernières années, comme commercial et acheteur à l'EBE, lui ont permis de se reconstruire. « Du fait qu'on me fasse à nouveau confiance, qu'on me confie des responsabilité, qu'on me laisse une certaine liberté, j'ai regagné en estime de moi », assure-t-il.
Depuis quelques mois, il a entamé des démarches pour trouver un emploi dans une autre entreprise. « J'ai retrouvé suffisamment de confiance en moi pour aller passer des entretiens. Et surtout pour me confronter à un éventuel échec sans m'effondrer. »
Cumul d'emplois
Marie-Laure Brunet, la directrice de l'EBE, aimerait que les passerelles, encore trop rares, avec le marché de l'emploi « classique » se généralisent. « Dans une région où il y a beaucoup de travaux saisonniers ou de postes à temps partiels, une des pistes pourrait être le cumul d'emplois », est-elle convaincue.
Priscillia Walker, 25 ans, a opté pour cette solution. Depuis septembre, elle est passée à mi-temps à l'EBE et travaille l'autre moitié du temps comme agent de service hospitalier (ASH) dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). « J'adore les personnes âgées, cela me permet d'enfin bosser dans mon domaine », se réjouit la jeune femme qui possède un BEP carrières sanitaires et sociales.
Priscillia considère néanmoins qu'elle n'aurait pas pu accepter ce poste à mi-temps si son emploi à l'EBE ne lui garantissait pas un complément de revenu. « 700 euros par mois, cela aurait été trop peu pour vivre. » Son objectif : travailler à temps plein en Ehpad.
Favoriser l'évolution professionnelle des salariés au sein ou à l'extérieur de l'entreprise, notamment grâce à l'acquis de compétences, est un défi à relever pour l'EBE, analyse Carole Jaecque, la directrice de Pôle emploi. « Pour l'instant, c'est difficile », observe-t-elle.
Elle ne remet pas en cause, pour autant, l'utilité de TZCLD. Au contraire. Selon elle, par delà les embauches directes, la création de l'EBE a provoqué un « bénéfice collatéral » pour l'emploi : « Les perspectives qu'ouvre l'existence d'une structure comme l'EBE sur notre territoire redynamisent des personnes qui s'étaient découragées après des mois ou des années de recherches vaines, et qui finissent par trouver du travail ailleurs qu'à l'EBE. »
Une dynamique nouvelle
Tandis que se pose aujourd'hui la question de l'extension de l'expérimentation à cinquante nouveaux territoires, et que se posera dans quelques années celle de sa pérennisation, les débats portent principalement sur deux points : la viabilité du modèle économique de structures comme l'EBE et leur efficacité en tant que tremplin vers le marché du travail « classique ».
« On ne peut évaluer un tel dispositif en regardant simplement des chiffres, prévient Alexis Plisson. Il faut aussi voir son bien-fondé, le service qu'il rend tant aux familles qu'aux collectivités. »
Pour le maire de Prémery, la création de l'EBE a généré un regain d'énergie dans un territoire resté morose pendant trop longtemps, depuis la fermeture de Lambiotte. « On sent une dynamique nouvelle. »
Lire aussi notre reportage : Territoires zéro chômeur : « Je peux me projeter à nouveau »