Théâtre-forum : débattre de l’écologie au cœur d’un quartier populaire
Ici, pas d’estrade ni de levée de rideau, car la grande salle de la maison de quartier Le Bateau, accolée au stade de foot, n’est pas vraiment un théâtre. Qu’importe le décor. Une quinzaine d’habitants, adultes et jeunes adolescents, s’apprêtent à présenter pour la seconde fois « Est-ce qu’il faut manger bio pour être écolo ? », une pièce de théâtre-forum écrite à partir de leurs réflexions et histoires personnelles.
Penser l’écologie dans les quartiers populaires
Dans l’ancienne cité des rois de France, le quartier populaire Bernard-de-Jussieu-Petits-Bois-Picardie, abrite quelque 7000 habitants, répartis notamment dans une vingtaine de barres d’immeubles HLM héritées des années 1960.
Ce qui surprend en arrivant, ce sont les monumentales fresques végétales peintes sur les façades des tours. Ces créations artistiques initiées il y a deux ans sont censées accompagner un vaste chantier de réhabilitation énergétique du quartier.
Malgré les nombreuses difficultés sociales rencontrées par les comédiens amateurs (logement, chômage, handicap, papiers), l’écologie est un sujet pris très au sérieux par la troupe. « La puissance du théâtre-forum, c’est que chacun peut mettre des mots sur ce qu’il vit : pour moi c’est de la démocratie directe et, dans un sens, c’est également évangélique. Et cette pièce est une manière de montrer que le combat écologique n’est pas réservé aux CSP+ », souligne Agnès, habitante et bénévole au Secours Catholique depuis dix ans, à l’initiative du projet.
La question écologique se pose même très concrètement pour les classes populaires, comme en témoigne les problématiques soulevées dans la douzaine de scénettes qui composent ce spectacle : tri des déchets, habitudes alimentaires, bio ou pas bio, accès à l’eau, partage des jardins ou encore organisation collective à l’échelle d’un immeuble, d’un quartier. Et cette question en filigrane : comment gérer les fins de mois tout en préservant le climat ?
Quelques minutes avant la représentation, Chanisse, Felina et Rahma, trois comédiennes et habitantes âgées de 11 à 13 ans, sautillent à l’extérieur du bâtiment dans un mélange de trac et d’excitation.
« - Au départ, je m’intéressais pas tant que ça à l’écologie, je voyais pas ce que je pouvais faire. Surtout, c’était pas ma faute, pas mon problème, explique Chanisse, 13 ans.
- Je pense qu’on a vraiment pris conscience de l’importance de nos actions et du collectif. Avec la pièce, on est devenus des porte-paroles parce qu’on a besoin des autres, du public, pour faire bouger les choses, poursuit Felina, 11 ans.
- C’est nous qui avons créé la pièce, c’est vraiment notre vécu. Chaque scène peut parler à tout le monde, renchérit Chanisse.
- Dans le théâtre normal, on a que l’avis de l’auteur, alors que dans le théâtre-forum, on a les avis de tout le monde, chacun peut s’exprimer, approuve Felina.
- Ouais, c’est surtout ça le théâtre-forum, entendre et accepter les idées des autres », conclut Chanisse.
Mettre ses idées en commun
Théorisé dans les années 1970 par l’auteur et metteur en scène brésilien Augusto Boal, le théâtre-forum, aussi appelé « théâtre de l’opprimé », est une méthode interactive au service de l’émancipation populaire. Un théâtre « fait par le peuple, pour le peuple », qui, à l’origine, devait permettre de prendre conscience des mécanismes de domination et d’imaginer des moyens pour changer le monde.
Pour Fabienne de la compagnie Naje, qui accompagne les habitants dans cette création, « ici, à Bernard-de-Jussieu, l’idée n’était pas tant de sensibiliser à l’écologie que de mettre en commun ce que les habitants pensent pour leur permettre d’en parler, entre gens concernés ».
Ce qui peut surprendre l’amateur de théâtre traditionnel, c’est la place majeure laissée au public tout au long de la pièce. Car ici le théâtre « fait forum » : à l’image de la Rome antique, il devient le lieu où l’on discute des affaires publiques.
Dès la première scène – dans une cour de récré, des enfants imaginent des solutions au changement climatique –, l’assistance, composée d’environ 80 personnes, est invitée à s’exprimer pour apporter aux enfants des moyens d’actions, une aide d’adultes.
Pour la scène suivante, le public devra prendre parti entre une grand-mère qui a choisi d’arrêter la viande et un grand-père convaincu que « le bio, c’est de l’arnaque ». Les spectateurs pourront même rejouer une scène et tenter d’apporter une autre issue à un dilemme entre les acteurs : quand on est précaire, mieux vaut-il acheter un poulet fermier à 11 euros ou profiter d’une super promo de 9 poulets industriels à 9 euros ?
« Ça m’a beaucoup plu le fait de faire parler le public, de savoir ce qu’il pense », souligne Debora, 17 ans, lycéenne originaire du Togo, arrivée seule en France il y a plusieurs années pour vivre avec ses grands-parents, habitants du quartier. « Grâce au forum, on va se rendre compte qu’on vit tous les mêmes situations, c’est très sympa. »
Félicien, 48 ans, électrotechnicien arrivé du Rwanda en 2019 et demandeur d’asile, estime qu’avec ce spectacle, « on dit ce que les gens pensent et n’arrivent pas à dire pour faire réfléchir les autres et peut-être pousser les autorités à agir. Et puis, surtout, on se rencontre et on crée des amitiés ».
Au-delà de l’aventure collective, puissante en ce qui concerne la création de lien social entre les habitants, Debora a pris confiance en elle ces dernières semaines : « Je suis plutôt introvertie, ça m’a beaucoup aidé à gagner en assurance, à réussir à me présenter devant les gens. »
Depuis que Félicien joue dans la pièce, il a opéré quelques changements dans le régime alimentaire de son foyer. Lui est persuadé qu’« en Afrique, tout est bio ». « Quand on est arrivés ici, on mangeait n’importe quoi, en pensant que c’était pareil. Du coup, maintenant, je fais très attention, on mange moins de viande, on consomme moins. »
Partager la scène, partager la ville
Ovation du public après une heure et demie de spectacle participatif. A la sortie de la salle, tout le monde semble conquis par la méthode. « Au théâtre, normalement, on est passif. Là, il y avait de l’interaction, ça m’a étonnée. Vu qu’on nous donne la parole, on la prend, explique une spectatrice. C’était très bien d’avoir les avis de tout le monde. Je suis pas trop écolo de prime abord, je m’y mets doucement, et cette pièce m’encourage à aller plus loin. »
Ce jour-là, c’est le premier tour des élections départementales et régionales. Une partie de l’équipe municipale, mobilisée pour la tenue des bureaux de vote, a malgré tout fait le déplacement. « J’ai trouvé les récits extrêmement pertinents », souligne Sylvie Piganeau, adjointe en charge de la Famille, des Associations, et de la Vie des quartiers à la Mairie de Versailles. « En particulier celui sur les jardins, le besoin et l’envie d’avoir un petit lopin de terre à soi. Et, quand ce n’est pas possible d’avoir chacun le sien, l’idée de partager les jardins entre habitants est une très belle idée qu’il va falloir qu’on exploite. »
Du côté des comédiens, on décompresse enfin. De l’avis de tous, la pièce est un succès. Pour Nora, 45 ans, infirmière et bénévole au Secours Catholique, actrice de la pièce tout comme sa petite fille, la magie du théâtre, « c’est que, une fois sur scène, nous sommes tous pareils, accompagnants et accompagnés ».
Pour autant, elle rappelle que les préoccupations et les difficultés des habitants du quartier sont nombreuses à Bernard de Jussieu et que les équipes du Secours manquent cruellement de bénévoles. « Les gens pensent qu’il n’y a pas de pauvres à Versailles, mais si ! Des besoins il y en a : au niveau du logement, du pouvoir d’achat, de l’aide alimentaire. » Autant de sujets qui pourraient faire l’objet d’un nouveau théâtre-forum avec les habitants du quartier.