Thomas Piketty : « Le revenu minimum doit s’inscrire dans une politique globale de réduction des inégalités »
Propos recueillis par Benjamin Sèze, journaliste, et Jean Merckaert, Directeur action et plaidoyer France au Secours Catholique
Photos : Xavier Schwebel
PARCOURS
THOMAS PIKETTY
Économiste français spécialiste des inégalités économiques et sociales.
- Depuis 2000 : Directeur d’études à l’EHESS.
- Depuis 2007 : Professeur à l’École d’économie de Paris.
- 2013 : Le Capital au XXIe siècle (éd. du Seuil) .
- 2019 Capital et idéologie (éd. du Seuil).
Jean Merckaert
Directeur action et plaidoyer France au Secours Catholique.
- De 2010 à 2018 : Rédacteur en chef de la revue Projet.
- De 2003 à 2010 : Chargé de plaidoyer au CCFD - Terre solidaire.
- 2007 : Rapport “Biens mal acquis profitent trop souvent : la fortune des dictateurs et les complaisances occidentales”.
Secours Catholique: À la lecture du rapport 2020 “État de la pauvreté” du Secours Catholique, qu'est-ce qui vous a le plus marqué ?
Thomas Piketty : Ce qui m’a marqué, c’est le revenu réellement disponible des ménages rencontrés par l’association. On réalise qu’une fois retirées les dépenses contraintes, les budgets de ces ménages sont extrêmement limités. La moitié de l’échantillon étudié dans l’enquête du Secours Catholique vit avec moins de 9 euros par jour pour se nourrir, s’habiller, se payer des loisirs… Nous sommes à des niveaux de privation extrêmes. Et il est important que les gens s’en rendent compte.
S.C.: Le Secours Catholique est favorable à une augmentation importante du RSA. Le gouvernement s’y refuse. Depuis des années, les dirigeants préfèrent miser sur l’emploi pour lutter contre la pauvreté. Pourquoi ?
T.P.: Depuis des décennies, les gouvernements successifs inventent une opposition entre le fait d’augmenter les minima sociaux et celui d’encourager l’emploi, alors que ce sont deux choses que l’on peut, et que l’on doit même, mener de front. L’une n’empêche pas l’autre.
Ceux qui soutiennent cette contradiction sont dans une logique incitative, autoritaire, du bâton pour les pauvres, en prétendant que c’est la seule façon de résoudre le problème de la pauvreté. Avec les résultats peu convaincants que l’on connaît.
Tout en s’opposant à une augmentation du RSA, nos gouvernants ont réduit l’impôt sur la fortune. Il y a une idéologie face à la question des inégalités – avec un refus de réduire celles-ci – dont les premiers perdants sont les plus pauvres.
S.C.: À quoi serviraient les inégalités ?
T.P.: Il y a une conviction, chez nombre de ceux qui nous gouvernent, qu’on a besoin de ces inégalités très fortes pour inciter les personnes à se remuer, à faire plus d’efforts, à travailler avec plus de diligence... Mais ce discours ne résiste pas à l’analyse.
Ce que j’essaye de montrer en travaillant sur l’histoire des répartitions de revenus, de patrimoines, dans différentes sociétés, c’est que la forte augmentation des inégalités en Europe, et encore plus aux États-Unis, depuis les années 1980-1990, n’a absolument pas conduit à un plus grand dynamisme économique.
C’est la réduction des inégalités qui a permis les périodes de croissance les plus considérables.
Au contraire, si l’on regarde sur le long terme, c’est plutôt la réduction des inégalités, du fait de politiques sociales, éducatives, fiscales menées notamment au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui a permis les périodes de croissance les plus considérables. Et c’était une croissance relativement partagée.
Le niveau d’inégalités que connaît actuellement la France n’est certainement pas utile à l’économie. Au contraire, on empêche toute une partie de la population de participer à la vie économique, sociale, civique, politique. Et c’est un énorme gâchis, à tous points de vue.
S.C.: Comment expliquer qu’un tel niveau d’inégalités soit accepté dans notre société ?
T.P. : Depuis le début des années 1990 et la chute du communisme, on a enfermé le débat économique dans l’idée qu’il n’y a pas vraiment d’alternative possible, qu’on a un capitalisme inégalitaire qui est le seul système économique viable.
Cela a contribué à beaucoup de désespérance, de désillusions. Et à partir du moment où on explique à l’opinion, pendant des décennies, qu’on ne peut pas réduire les inégalités, que les États ne peuvent plus rien, que la seule chose qu’ils contrôlent ce sont leurs frontières et les identités… il ne faut pas être surpris de se retrouver, vingt ou trente ans plus tard, face à un durcissement des tensions nationalistes et identitaires.
Je pense qu’il faut rouvrir aujourd’hui le débat sur les différents systèmes économiques. J’essaye d’insister dans mon dernier livre, Capital et idéologie, sur la nécessité de dépasser le capitalisme actuel. Il faudrait réfléchir à un système alternatif qui, tout en étant inédit, pourrait s’appuyer sur des choses qui ont fonctionné, en partie, dans les modèles expérimentés au cours du XXe siècle. Je parle, dans mon ouvrage, de socialisme participatif, mais ce n’est qu’un élément du débat parmi d’autres.
S.C.: Le Secours Catholique promeut un revenu minimum garanti. Son montant correspondrait à 50 % du revenu médian (893 €). Il serait inaliénable et non plus conditionné par une recherche active d’emploi. Qu’en pensez-vous ?
T.P.: Je soutiens cette proposition, à condition, et c’est nécessaire pour la rendre possible, de l’inscrire dans une politique globale de réduction des inégalités. Pour pouvoir relever le bas, mettre en place un revenu minimum de 893 euros, voire plus, au lieu de 550 euros aujourd’hui, il faut compresser en haut.
Cela implique une réforme fiscale structurelle qui instaurerait un impôt très progressif sur les hauts revenus et le haut patrimoine. Et ce ne sont pas seulement les milliardaires qui seraient concernés, mais aussi les classes moyennes supérieures. Car augmenter substantiellement le revenu minimum signifie relever également le salaire minimum, et aller vers une échelle de revenus beaucoup plus resserrée qu’actuellement.
Par ailleurs, on ne peut pas se limiter à une mesure purement monétaire. S’attaquer aux inégalités, c’est réfléchir à une transformation d’ensemble de notre système économique et social, notamment des rapports de pouvoir.
L’argent est une composante du pouvoir, l’accès à l’éducation en est une autre. Or il existe des hypocrisies béantes dans le système éducatif français : on prétend aider les écoles des quartiers défavorisés, mais si on regarde bien les données, on constate que les écoles des quartiers favorisés comptent plus d’enseignants titulaires, expérimentés, et donc mieux payés. Ainsi, si l’on prend en compte l’ensemble des salaires, il y a plus d’argent investi dans les écoles des beaux quartiers. De même que dans les filières de formation supérieure élitistes, qui sont trois fois mieux dotées que les cursus généraux.
La réduction des inégalités passe aussi par la défense des droits sociaux. Dans le modèle de socialisme participatif que je défends dans mon ouvrage, il y a l’idée que les salariés puissent s’impliquer réellement dans les choix qui sont faits dans leur entreprise, grâce, notamment, à un pouvoir décisionnaire beaucoup plus fort au sein du conseil d’administration.
Un meilleur partage des revenus, du patrimoine et du pouvoir : c’est, selon moi, dans cet ensemble de transformations économiques et sociales que doit s’insérer l’augmentation du revenu minimum que vous préconisez.
La réduction des inégalités passe aussi par l'accès à l'éducation et la défense des droits sociaux.
Au sujet des contreparties au revenu minimum, j’ai lu avec un grand intérêt votre rapport, et j’ai été frappé par les témoignages racontant la violence des convocations devant une commission RSA et de la procédure de radiation lorsque vous êtes soupçonné de ne pas être actif dans la recherche d’emploi. Cela fait réfléchir.
Néanmoins, je ne voudrais pas que l’absence de contrepartie et de contrat soit un prétexte pour que la puissance publique se désengage en termes d’offres de formation et d’accompagnement social. Est-ce qu’il n’y aurait pas une solution pour que ces missions soient assurées, non pas par des administrations d’État sous-dotées, qu’on incite à faire du chiffre avec peu de moyens, mais par des structures associatives, comme la vôtre ? Et que ce soit avec ces organisations sur le terrain que les personnes en situation de pauvreté passent un contrat équilibré… C’est à réfléchir.
T.P.: Globalement, la croissance du revenu moyen en France a été très réduite au cours des dix dernières années, voire des vingt ou trente dernières années. Mais tout en bas, il n’y a aucune hausse, donc on a un décrochage des plus pauvres.
Au sommet de l’échelle sociale, en revanche, le taux de croissance est bien supérieur à celui du revenu moyen. J’ai eu à commenter, il y a quelques mois, le classement du magazine Challenges des milliardaires de 2020 : les 500 plus grosses fortunes de France qui y sont répertoriées valent 700 milliards d’euros cumulés aujourd’hui, soit 30 % du PIB, contre 200 milliards d’euros en 2010, soit 10 % du PIB de l’époque.
Cela représente un gain de 500 milliards d’euros en dix ans. C’est l’équivalent de 5 millions de ménages qui auraient touché 100 000 euros en plus ces dix dernières années.
S.C.: Les jeunes adultes de moins de 25 ans sont une des populations les plus exposées à la pauvreté monétaire. Ils sont pourtant exclus du RSA. Qu’en pensez-vous ?
T.P.: Le combat actuel contre la pauvreté doit fortement cibler les jeunes, et d’autant plus dans ce contexte de crise de la Covid-19. Il y a un conservatisme français qui fait qu’on se représente une jeunesse forcément oisive ; de même les pauvres sont forcément jouisseurs, ne savent pas gérer leur argent. Les personnes qui tiennent ce genre de discours ne réalisent pas ce que c’est que de vivre avec 4 euros par jour.
Outre le principe d’un revenu minimum dès 18 ans, j’avais proposé que chaque jeune puisse recevoir, à 25 ans, un capital de 120 000 euros, sorte d’héritage minimal pour tous, mais on m’a opposé qu’ils le dépenseraient n’importe comment. Pourtant, quand un jeune de famille aisée reçoit une transmission de plusieurs centaines de milliers d’euros, on n’a pas ces réserves.
C’est là qu’on voit que le libéralisme est souvent utilisé comme un étendard pour défendre la liberté d’une minorité, avec beaucoup de méfiance face à la liberté du plus grand nombre, encore plus des jeunes des classes moyennes et populaires.
S.C.: Quels enseignements faut-il tirer de la crise sanitaire actuelle en matière de lutte contre la pauvreté ?
T.P. : Ce qui a explosé au grand jour, ce sont les failles de notre système social. On se gargarise de ce que le chômage partiel a permis d’éviter le pire. C’est vrai pour les personnes en emploi stable. Mais toutes les personnes qui étaient éloignées de l’emploi, ou qui étaient dans des statuts d’emplois précaires – les personnes dont le CDD s’est terminé juste avant le confinement, les travailleurs intérimaires, les autoentrepreneurs – n’ont pu en bénéficier.
On a beaucoup promu le statut d’autoentrepreneur ces dernières années : chacun allait devenir entrepreneur de sa propre vie, avec moins de cotisations, moins de contraintes... Mais aussi moins de protection. On se rend compte, avec cette crise, qu’on a précarisé des populations entières, en rognant sur les protections. Aujourd’hui, on paye le prix de cette précarisation.
Heureusement, ces personnes ont pu bénéficier d’aides exceptionnelles pour réussir à passer cette période. Mais cette crise doit nous faire prendre conscience de tout ce qui doit être amélioré dans notre modèle de transferts sociaux, en termes de montants, d’automaticité… Il faut aller beaucoup plus loin dans la transformation de notre système social.