Aidants : la possibilité d'un répit
En entrant dans le pavillon de Colette et José, dans la banlieue sud de Pau, Georges fait comme d’habitude. Il prend place à la table de la cuisine, en face de José, tassé dans son fauteuil roulant. La télé tourne, le volume en sourdine. Le bénévole prononce quelques paroles de son timbre doux et naturellement chaleureux. José réagit peu. Il émerge lentement du brouillard dans lequel les médicaments le plongent. Mais Georges reste là. Sa présence a un sens. Pour José, sans doute, et pour Colette, assurément.
Voilà des années – dix environ – que cette sexagénaire veille sur son mari, âgé de 71 ans et atteint de la maladie d’Alzheimer. Comme plus de 8 millions de personnes en France, Colette est « aidante », c’est-à-dire qu’elle s’occupe d’un proche dépendant, de façon régulière et à domicile. « On est aidant du matin au soir et du soir au matin, constamment », explique-t-elle. Dans son cas, une fois que l’aide-soignante du matin est partie, c’est elle qui prend en charge son mari. « Je l’amène aux toilettes, je le change, je lui donne à manger, je le couche, liste-t-elle. Mes seuls moments de répit, c’est quand il fait la sieste ».
Répit : le mot est lâché. Car à chaque minute de la journée, Colette est aux aguets. Voilà José qui l’appelle, depuis la cuisine. Elle se lève. « Vous permettez que j’aille le rassurer ? ». « Je suis sans cesse dans l’attente, explique-t-elle. Je m’occupe deux minutes, en attendant de retourner le voir. Je ne fais plus rien pour moi. » On comprend que la venue de Georges, un jeudi après-midi par semaine, soit pour elle « une respiration ». « J’attends ce moment avec impatience. Je peux m’absenter deux heures, pour un rendez-vous chez le médecin par exemple, ou pour faire des courses. Pendant ce laps de temps où je les laisse tous les deux, je me sens bien. Je garde seulement un œil sur la montre. » Bien souvent, à son retour, Colette confie ses états d’âme au bénévole. « Il est d’un grand soutien. Comme je dis, j’ai la chance d’avoir deux psys ! Si j’ai un souci, je lui en parle, il essaie de m’aider. »
En dehors des visites de Georges et de celles de ses enfants le week-end, Colette voit peu de monde. Sa vie sociale s’est rétrécie, certains amis ont fui, effrayés par la maladie. Les aides matérielles ou financières sont maigres. Une auxiliaire de vie, financée via l’allocation personnalisée d'autonomie, vient deux heures le lundi. Colette lui confie le repassage du linge.
Pour tout le reste, c’est elle seule qui assure, à longueur de journée, de semaine, de mois. José ne fréquente pas d’accueil de jour, son état ne le permettrait plus. Quant à le laisser à la maison quelques jours d’affilée entre les mains de professionnels – un dispositif nommé balluchonnage – Colette n’y est pas prête. « L’aidant a une connaissance de son proche qui est irremplaçable, décrypte Georges. C’est un frein pour accepter de le confier au soin d’autres personnes. » Les structures et dispositifs existants sont par ailleurs tous payants. « Dans un monde où le manque d’argent est une injustice supplémentaire, cela compte », souligne Georges.
Médecin à la retraite, Georges Lanusse-Cazalé a exercé comme généraliste puis spécialiste en soins palliatifs. C’est lui qui a imaginé et mis sur pieds, avec l’appui du Secours Catholique, l’équipe « bénévolat de répit » dans l’agglomération paloise. « Dans notre société, les aidants sont exclus, isolés, invisibles, déplore-t-il. On ne les entend pas. Ils s’épuisent, ne se soignent plus. Un tiers des conjoints aidants meurent avant leur proche aidé. Si on ne fait pas le lien avec eux pour les soutenir, on rate quelque chose. » Le médecin a envisagé de monter une maison de répit pour accueillir des aidants et leurs proches dépendants, en partenariat avec l’Agence régionale de santé. Mais devant les difficultés administratives, il a finalement choisi une autre voie : « celle d’une action de bénévolat gratuite et à domicile ». Il a lui même pratiqué le rôle d’aidant auprès de proches. « J’ai vu que je ne faisais rien d’extraordinaire, alors je me suis dit : c’est possible pour monsieur et madame « Tout-le-monde » de faire la même chose. »
Le dispositif est simple : Georges, épaulé par Michèle Pouraillet, infirmière à la retraite, reçoit les demandes de soutien, directement de la part d’aidants en difficultés ou de médecins et assistants sociaux qui identifient un besoin. « Ces demandes vont de l’enfance à la fin de vie et concernent tout type de pathologie ou de handicap », indique Georges. Le binôme évalue la demande lors d’un entretien au domicile de l’aidant. « On écoute sa souffrance et on prend la mesure de la situation, tant sur le plan médical - elle ne doit pas présenter de risque trop important -, que psychologique et familial. On peut ainsi refuser une prise en charge si les relations familiales sont conflictuelles, car notre intervention pourrait aggraver les tensions. »
Le choix du bénévole qui viendra soulager l’aidant se fait là encore en duo. La disponibilité, l’empathie, le sens de l’engagement et de la confidentialité sont des qualités appréciées. Aucune compétence médicale n’est nécessaire. « Il s’agit d’apporter une présence bienveillante au domicile, souligne l’ex médecin. En aucun cas le bénévole n’endosse un rôle de soignant. C’est du prendre soin ; une façon concrète d’être solidaire et fraternelle avec ceux qui galèrent. Outre la bouffée d’air, ce qui importe, ajoute-t-il, c’est la qualité de la relation avec l’aidant et, si cela est possible, l’aidé. »
Marie-Thérèse, 65 ans, apprécie cette « relation triangulaire » qui s’est établie entre elle, son fils Jean-Noël – 37 ans, atteint d’une maladie neurodégénérative – et les deux bénévoles, Georges et Régine, qui lui rendent visite en alternance. « Quand on est aidant depuis longtemps de son enfant, il y a une crainte à lâcher, explique-t-elle, autour d’un café, son fils en fauteuil à ses côtés. On est propriétaire de ce qu’on fait, et, tout à coup, il faut faire confiance … Mais le chemin est super. »
Quand la météo le permet, Georges part en promenade avec Jean-Noël. « Quand il franchit la porte, raconte la mère, je ressens quelque chose de faramineux : c’est comme si je partais en balade dans ma tête. C’est une libération qui fait un bien fou. Car le reste du temps, c’est à chaque minute qu’il faut être prête à répondre à ses besoins. » Marie-Thérèse a une jolie métaphore pour décrire sa situation. « Être aidant, c’est, chaque jour, porter une responsabilité, comme un habit qui ne nous quitte jamais. Cet habit là, quand Régine ou Georges arrive, je l’enlève. »
Depuis le début de l’expérience démarrée en mars 2016, 13 bénévoles se sont portés volontaires pour rejoindre l’équipe et ont accompli, au total, une vingtaine d’accompagnements, à raison de trois heures par semaine ou tous les quinze jours. Une fois par mois, l’équipe se réunit et "vide son sac" lors d’un groupe de parole, animé par une ancienne psychologue et en présence de Georges, qui peut répondre aux questions d’ordre médical que les bénévoles ne manquent pas de se poser. « J’ai un grand besoin de ce moment d’échanges, témoigne Martine, qui a effectué trois suivis. Par exemple, je ne connaissais pas la maladie d’Alzheimer. Du coup, je me demandais : qu’est-ce que je fais là ? Comment vais-je pouvoir aider la personne ? »
« Les bénévoles veulent bien faire et donc faire des choses, remarque Georges. Or, le plus important, ce n’est pas de faire, mais d’être. Être là, présent. Il faut apprendre le silence ». Et se protéger. « Les situations sont lourdes, reprend Martine. Au cours de l’accompagnement, les aidants se confient beaucoup à nous. Alors quand on doit les quitter, c’est difficile. » Anne-Marie, la psychologue retraitée, se met ainsi « à l’écoute des émotions des bénévoles ». « Je suis vigilante à ce qu’ils ne se mettent pas en danger, en entrant dans une relation de trop grand attachement ou d’amitié ».
Alors que les besoins de soutien des aidants sont immenses et le manque de réponses patent – seuls 8% d’entre eux ont une prise en charge -, Georges Lanusse-Cazalé espère que son initiative fera des émules et que la « culture du répit » tracera progressivement son chemin en France. « Les aidants appellent au secours quand il sont complètement épuisés, conclut-il. Si on intervenait davantage en amont, on éviterait ce S.O.S tardif. »