Migrants : au Kirghizistan, briefing d'avant départ
Ming Jigach est un petit village surplombant la cuvette que forment deux chaînes de montagnes parallèles au sud-ouest du Kirghizistan. En hiver, les maisons de terre battue se distinguent à peine des terres glacées qui les entourent. La première maison est constituée d’une seule pièce, dotée d’un métier à tisser sur lequel un tapis de couleur rouge est presque terminé. Le poêle crache une fumée âcre. « Nous n’avons pas les moyens d’acheter du charbon. Nous chauffons à la bouse de vache », s’excuse notre hôtesse.
La femme qui nous reçoit habite ici depuis toujours. La soixantaine, les cheveux pris dans un foulard noir, elle se souvient avec nostalgie de l’ère soviétique : « Nous ne nous demandions pas alors si nous aurions du travail ou de quoi manger. » Aujourd’hui, vivre dépend de l’argent qu’envoient à leur famille ceux qui sont partis travailler en Russie.
Devant la maison voisine, vingt paires de chaussures durcissent sur le seuil. À l’intérieur, quatorze hommes et six femmes sont assis, épaule contre épaule, à même le sol. Ils sont venus écouter les conseils d’Insan Leilek, ONG locale partenaire du Secours Catholique, qui va de village en village et d’école en école pour préparer les futurs migrants à ce qui les attend en Russie.
La jeune avocate Kanykey aurait pu migrer et mieux gagner sa vie loin du Kirghizistan. Elle préfère rester ici, où elle prodigue les conseils d’Insan Leilek depuis plusieurs mois. Évitant les termes juridiques, elle avertit son auditoire de la nécessité de se conformer à la loi, d’éviter les intermédiaires louches et le travail au noir. Lorsqu’elle en vient aux contrôles de police, son discours change : « Quand vous êtes conduit au poste de police, vous n’aurez sans doute pas d’autre choix que de soudoyer les agents ! »
Dans l’assistance, plusieurs ont déjà été en Russie et confirment ce que dit Kanykey. Ils avaient confié leur destin à un intermédiaire kirghize, un de leurs compatriotes, qui les a trahis. Ils ont travaillé des dizaines d’heures d’affilée, logés dans des conteneurs, sans soins et sans sécurité. Au bout de deux mois, ils n’ont pas été payés. Ils sont rentrés. Ils veulent repartir. Mais suivront-ils les conseils de Kanykey ?
Conseils, formation et accompagnement… C’est également le travail mené par une autre partenaire du Secours Catholique, l’ONG “Intégration communautaire de la région de Chuy“. Chuy est une région septentrionale, frontalière du Kazakhstan. Dans des locaux prêtés par la municipalité de Belovodskoye, la plus grande ville du secteur, l’ONG reçoit une à deux fois par semaine. Des migrants floués, le plus souvent, qui se préparent à un nouveau départ. Des mères inquiètes par les nouvelles qu’elles reçoivent de leurs enfants. « Depuis que Moscou prépare la coupe du monde de football », dit Aigul Tukulova, 55 ans, dont le fils et la belle-fille sont dans la capitale russe, « la police les arrête sans cesse. Elle vient même chez eux exiger de l’argent. Pourtant leurs documents sont en règle. »
Evgeniy Oslyak, 17 ans, veut devenir barman à Moscou. Garçon brillant, président des élèves de son école, il aurait tout pour réussir s’il y avait du travail ici. Il vient régulièrement prendre conseil auprès de l’ONG et il a même joué au “forum theater”, une sorte de psychodrame qui prépare au face-à-face d’un migrant avec un policier. « Je suis prêt, dit-il, à répondre correctement à toute interpellation policière. » La police est la hantise du migrant car le contrôle se fait au faciès. Même en règle, l’étranger doit graisser la patte. Il est plus rare que le migrant commette un véritable crime. C’est pourtant le cas du fils de Bazarkan, babouchka de 53 ans. « Il a grièvement blessé une femme il y a deux ans. Il est en prison à Novossibirsk. J’élève seule ses trois petits », dit-elle, assise contre le poêle de la maison et entourant de son châle ses petits-enfants de 2, 4 et 6 ans.
« Leur mère travaille à Moscou et m’envoie entre 5 000 et 10 000 soms (60 et 120 euros) par mois, mais c’est irrégulier. » Les parents des enfants sont mariés religieusement mais pas civilement. Le mariage n’est pas reconnu par les autorités et les enfants n’ont pas d’existence légale. Bien d’autres familles souffrent ainsi, sans aucune aide de l’État. Seule l’ONG Intégration communautaire tente de sortir ces familles de leur précarité. Le plus souvent en proposant une petite activité commerciale ou agricole (élevage, culture sous serre). Ou encore de tisser des tapis.