Valentina, "Madone des migrants" à Moscou
Moscou. Alors que nous déjeunons avec Valentina, son téléphone se met à vibrer. Au bout du fil, le consul de Guinée lui explique qu’un député russe a ouvert une université fictive ; des centaines d’étudiants de pays pauvres s’y sont inscrits pour 2 000 euros chacun ; sans cours ni profs, ces étrangers craignent d’être déportés. Peut-elle aider ? Quelques heures plus tard, Valentina décroche à nouveau : un homme lui dit avoir été enfermé dans un corbillard par des policiers. Il y est depuis vingt-quatre heures et ignore où il se trouve. Peut-elle faire quelque chose ?
Sur les dizaines d’appels reçus quotidiennement par Valentina, la plupart proviennent de migrants abusivement arrêtés par la police, parfois battus, toujours rackettés. « Il y a environ 30 cas de détention par jour en Russie », explique la quadragénaire blonde aux yeux bleus, bête noire des policiers et des juges corrompus, qui n’hésite pas à déposer plainte, à alerter la police des polices, ou à harceler les juges jusqu’à ce que le droit prévale.
Née en 1973 à Tachkent, capitale de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan, d’un père professeur d’université et d’une mère employée au ministère de l’Irrigation, Valentina Tchupik est diplômée en mathématiques et programmation informatique quand l’Ouzbékistan devient indépendant, en 1991. Du Tadjikistan voisin, en prise à une guerre civile, elle voit affluer des milliers de réfugiés. « Quand j’ai vu ces familles massacrées, je n’ai pas pu rester sans rien faire, se souvient-elle. Je les ai d’abord aidées matériellement, puis j’ai décidé d’étudier le droit pour les défendre juridiquement. » À cet effet, elle s’installe à Saint-Pétersbourg et en revient avec un doctorat.
Valentina se rapproche alors d’ONG caritatives et conduit des recherches sur les migrations. « Mes rapports n’ont pas plu aux services secrets ouzbeks, qui ont commencé à m’intimider et à me menacer de mort. Un soir, ils m’ont séquestrée dans une cave où je suis restée trente-huit heures debout. Un ami de ma mère a finalement réussi à me tirer de là. » Étiquetée dissidente par les autorités, qui décident de dissoudre Tong Jahoni (l’Aube du monde, l’ONG qu’elle a créée en 2002) et l’inscrivent sur la liste des personnes recherchées, elle quitte le pays, travaille un temps pour la Caritas américaine en Azerbaïdjan puis en Géorgie, et enfin s’installe en 2006 à Moscou, où elle obtient le statut de réfugiée.
Grâce aux subventions de l’Union européenne, de fondations et d’organisations internationales (dont le Secours Catholique-Caritas France), Valentina maintient à flot son organisation dûment enregistrée, se réservant juste de quoi vivre et poursuivre son action. Son action ? « Je dénonce tout ce qui est injuste, dit-elle. Par exemple, les escrocs qui vendent aux migrants des documents falsifiés. Le KGB m’a demandé de travailler pour eux officiellement ou officieusement. J’ai refusé. J’ai besoin de mon indépendance. Mais je leur apporte les preuves de crimes et délits dont j’ai connaissance. L’an dernier, je leur ai confié plus de 300 documents d’enregistrement falsifiés pour leur montrer l’ampleur de l’escroquerie. » Célibataire sans enfants, Valentina consacre tout son temps aux migrants venus d’Asie centrale, région où le travail est rare et où des ONG préparent les jeunes à ce départ inéluctable, relayant les conseils de Valentina et leur donnant son numéro de téléphone.
Au fil des années, Valentina s’est entourée de trois autres juristes et propose des formations gratuites sur les droits des migrants et sur les pratiques abusives de la police. Elle tente aussi d’infléchir la politique migratoire de la Russie. « Son expertise et les rapports qu’elle rédige à partir des situations rencontrées rendent Valentina indispensable à toute réflexion sur la question migratoire, mais elle agace aussi le pouvoir en place », expliquait une participante à une table ronde sur le thème « Corruption et migrations » organisée à la Maison des nationalités de Moscou fin janvier.
Au micro, Valentina énonce le palmarès des administrations corrompues : « En 2017, Tong Jahoni a recensé 6 000 cas de corruption par la police. Ce sont ses membres qui réclament le plus de pots-de-vin. » Suivent les administrations en lien avec l’immigration et les tribunaux. Armée juridiquement, celle que certains appellent la Madone des migrants fait aussi trembler les policiers qu’elle surprend dans le métro en train de racketter les jeunes migrants centrasiatiques et auxquels, ses yeux d’acier plantés dans les leurs, elle rappelle la loi. Engagement physique et intellectuel pour le triomphe du droit et du respect des êtres humains.