Annie le Houerou: « Le revenu minimum a complétement décroché »
Propos recueillis par Benjamin Sèze et Sonya Fares.
Photos: Xavier Schwebel
PARCOURS
Annie le Houerou
- 2008 : Est élue maire de Guingamp.
- 2012 : Devient députée des Côtes d’Armor.
- 2020 : Est élue sénatrice des Côtes d’Armor.
Sonya Fares
- 2010 : Arrête ses activités d’auxiliaire petite enfance pour s’occuper de son fils en situation de handicap. Elle devient allocataire du RSA.
- Depuis 2016 : Participe, au sein du Secours Catholique, à la plateforme de mobilisation citoyenne du Rhône.
Sonya Fares : Vous présidez depuis deux ans une mission d’information sur l’évolution et la lutte contre la précarisation et la paupérisation d’une partie des Français. Dans un rapport de cette mission, de 2021, il est écrit que se baser essentiellement sur les ressources des ménages pour appréhender la pauvreté n’est pas suffisant. Pourquoi ?
Annie Le Houerou : D’abord, parce que si vous observez la pauvreté uniquement par le prisme, par exemple, des bénéficiaires du RSA ou des allocations logement, vous perdez une partie des personnes qui vivent dans la précarité en France. Je pense à celles et ceux qui ne recourent pas à leurs droits, ou aux personnes qui n’ont droit à rien, comme les étrangers en situation irrégulière.
Ensuite, parce que le revenu des ménages ne reflète pas complètement leur situation. On le voit bien avec la crise ukrainienne. On dit que l’inflation est à moins de 7 %, mais ce n’est pas une réalité pour tous. Pour certaines personnes, elle est à 15 %, parce qu’elle touche les carburants et que ces personnes, souvent en milieu rural, se déplacent beaucoup avec leur véhicule. Concernant l’alimentation, les coûts ont évolué beaucoup plus vite que l’inflation telle qu’elle est calculée au niveau national. Et c’est une vraie difficulté pour beaucoup de ménages d’avoir un reste à vivre décent.
S.F. : Justement, ce que nous observons, au sein du groupe de réflexion dont je fais partie, c’est que le système de protection sociale n’est pas en cohérence avec la réalité de nos vies. Pour évaluer de manière juste la situation d’une personne et l’aide à lui apporter, il faudrait partir de ses dépenses contraintes (loyer, charges, transport…) et mesurer ce qui lui reste pour ses besoins de base. Que pensez-vous d’un système de protection sociale qui prendrait en compte le “reste à vivre” des ménages pour déterminer leurs droits ?
A.L.H. : Je vous rejoins. Quand vous regardez la part des loyers dans le budget des allocataires du RSA, elle dépasse très largement 30 %, voire 40 %. Il faut y ajouter, notamment en période hivernale, les coûts de l’énergie. Le revenu minimum a sûrement été calculé à l’origine en tenant compte d’un niveau de dépenses. Sauf qu’aujourd’hui, on a complètement décroché. La question que vous posez ne concerne pas uniquement les bénéficiaires d’aides sociales, mais également les bas revenus. Il y a un certain nombre de personnes en emploi dont le reste à vivre leur permet tout juste de manger, de se loger, de se rendre à leur travail. Quel serait le salaire minimum décent pour manger, se loger, avoir des loisirs ?
Benjamin Sèze : Parmi les justifications avancées pour ne pas augmenter de manière significative le RSA, il y a l’idée selon laquelle un RSA trop haut n’inciterait plus au travail. Qu’en pensez-vous ?
A.L.H. : Les freins dans l’accès à l’emploi sont ailleurs. Je vais prendre l’exemple de ce qui se passe sur mon territoire. Ici, il y a du travail, par exemple dans des industries agroalimentaires. Néanmoins, même si celles-ci font de grands efforts pour réduire les problèmes de santé liés aux conditions de travail, quand je regarde les personnes qui sont en demande d’emploi, un certain nombre ont plus de 40 ans, elles ont travaillé durant vingt à vingt-cinq ans dans ces usines de l’agroalimentaire et sont “cassées” parce qu’elles ont des troubles musculo-squelettiques (TMS). On ne peut pas dire à ces personnes : « Il y a du travail à l’usine, allez-y ! » La majorité des personnes au chômage veulent travailler, mais elles aspirent, pour des raisons de santé ou autres, à une qualité de vie au travail qui ne leur est pas proposée aujourd’hui.
Un autre exemple éclairant est le secteur de la restauration. Des efforts sont faits par certains employeurs, notamment concernant les quatre heures de “pause” dans l’après-midi, durant lesquelles les salariés ne travaillent pas et ne sont pas payés. On organise l’effectif et le travail de manière à ce qu’il n’y ait pas de coupure au milieu de la journée, et que les journées soient peut-être un peu plus courtes. Et là, on trouve des salariés.
Par contre, quand vous avez des métiers dans lesquels il n’y a pas eu d’effort d’organisation du travail, qui supposent des déplacements fréquents, des horaires décalés, des conditions physiques pénibles…, et qu’en plus il y a des problèmes de logement à proximité… c’est effectivement difficile de convaincre les personnes de l’intérêt à y aller. D’autant que la rémunération n’est souvent pas à la hauteur.
S.F. : Dans beaucoup de cas, le fait de retrouver du travail ne suffit pas pour sortir de la pauvreté, lorsque l’emploi est précaire : en CDD, à temps partiel, faiblement rémunéré. Pour s’extraire de la pauvreté, on a besoin de sécurité et de stabilité. C’est-à-dire d’un CDI et d’un salaire qui permette de vivre dignement, mais aussi d’investir (dans une voiture, par exemple, pour aller travailler) et de faire face aux imprévus (panne de voiture, frigo qui lâche…). Sinon, on retombe dans les mêmes problèmes. Comment éviter que les chômeurs de longue durée ne trouvent que des emplois très précaires ?
A.L.H. : Aujourd’hui, les personnes en recherche d’emploi depuis longtemps vont principalement aller vers des contrats précaires, comme des CDD, des missions en intérim… et même parfois très précaires, avec le développement des plateformes numériques, comme Uber ou Deliveroo. Et alors que le travail devrait être synonyme de mieux-être, de logement stable, de possibilité de se projeter dans l’avenir… Pour ces personnes, ce n’est souvent pas le cas, le travail précaire les maintient dans leurs difficultés, voire les aggrave.
Par ailleurs, toutes les personnes qui sont restées longtemps éloignées de l’emploi ne sont pas en capacité matérielle, physique ou mentale d’assurer l’emploi tel que l’employeur l’attend. Quand on est en précarité, on n’est pas toujours “frais et dispo”, on peut avoir besoin d’adaptations et même d’un accompagnement au moment de la reprise de travail. Certains employeurs sont prêts à cela. Encore faut-il aussi qu’il y ait un tiers qui assure cet accompagnement.
Dans notre département, nous avons deux “Territoires zéro chômeur de longue durée” (TZCLD). Ce dispositif expérimental consiste à créer localement des entreprises à but d’emploi où l’on propose des CDI, rémunérés au Smic, à des personnes au chômage depuis plus d’un an, qui sont par ailleurs accompagnées. Et on adapte les emplois. Je trouve que cette démarche est une réponse intéressante à votre question. Et les retours que l’on a sur ces expérimentations sont plutôt positifs.
Les évaluations qui ont été demandées, notamment par le gouvernement, disent que ce dispositif coûte cher. Mais est-ce si cher au regard de ce que coûte la précarité : les aides sociales, mais aussi les coûts induits, en termes de santé par exemple ? Et ces évaluations ne prennent pas en compte ce qu’apporte cette démarche aux personnes et à leur entourage, d’un point de vue moral et social. Il faut que l’on travaille aussi sur le mal-être pour que notre société aille mieux.
S.F. : La majorité des personnes qui sont au RSA voudraient travailler. Mais le fait d’être dans la survie les épuise, leur prend toute leur énergie. En maintenant un RSA aussi faible, on les empêche de se projeter, de se mobiliser pour autre chose. Que pensez-vous du principe d’augmenter le montant du RSA pour soulager le quotidien des allocataires et leur permettre de se concentrer sur des projets, comme la recherche d’un emploi ?
A.L.H. : Une expérience est menée en Angleterre : les pouvoirs publics ont donné l’équivalent de 1 000 euros à un assez grand nombre de personnes. Et ce, sans contrepartie, contrairement au RSA qui vous oblige à rendre des comptes tous les trois mois. Cette expérience anglaise est très positive. On se rend compte qu’une aide suffisante et sans contrepartie a un effet libérateur. La sécurité que cela apporte soulage les personnes de la charge mentale de devoir sécuriser leur quotidien, de s’assurer qu’elles toucheront bien le RSA le mois suivant, qu’elles ne vont pas devoir rembourser un trop-perçu parce qu’elles ont travaillé un peu le mois précédent ou trois mois avant…
Je pense donc que l’idée d’un revenu minimum garanti et significatif est tout à fait audible. C’est quelque chose que nous pourrions peut-être pousser.
Mais cela ne doit pas être décorrélé des revenus du travail. Car cette insécurité quotidienne que vous décrivez concerne aussi des personnes qui travaillent et qui ont des salaires bas et/ou irréguliers. Et la prime d’activité ne résout pas tout, d’autant que son fonctionnement maintient les personnes dans une certaine situation de précarité : « Est-ce que je vais la toucher ce mois-ci ? Est-ce qu’elle ne va pas être diminuée ? »
B.S. : Cette corrélation entre minima sociaux et revenus du travail semble conduire aujourd’hui à un nivellement vers le bas. Sous prétexte que le Smic permet à peine de vivre, le RSA permet à peine de survivre.
S.F. : Nous vivons dans un système qui manque de cohérence, où l’on demande aux allocataires du RSA de retourner à l’emploi mais sans le leur permettre, et où beaucoup de personnes travaillent sans pour autant réussir à s’en sortir. Je n’en veux pas aux ménages qui gagnent très bien leur vie, ils s’en sont donné les moyens. Mais il faut que ce soit plus équitable.
A.L.H. : Je vous rejoins sur cette idée. Il faut qu’il y ait un équilibre de revenus, y compris avec les personnes qui se retrouvent, à un moment donné de leur vie, dans une situation difficile. C’est pourquoi on ne peut travailler sur la question de la pauvreté sans se pencher sur celle des inégalités économiques. Aujourd’hui, on constate à l’échelle de la société que les plus riches sont de plus en plus riches et que les plus pauvres voient leur situation s’aggraver. On pourrait faire contribuer plus largement ceux qui ont le plus de moyens à la solidarité nationale. En ce moment, on se bat par exemple pour une taxe sur les super-profits. Ce sont des milliards d’euros qui pourraient justement servir à compenser les faibles revenus. Soit en augmentant les aides sociales (revenu minimum, allocation logement…), soit en investissant dans la construction de logements sociaux, par exemple, ou dans l’aide à la rénovation énergétique pour les ménages modestes. Et puis, on ne peut ignorer que dans certaines entreprises l’écart de rémunération entre le plus bas et le plus haut salaire est de 200, voire 400.
Et lorsque de grandes entreprises font de très grands bénéfices, je ne suis pas sûre que le salarié au Smic voie sa rémunération réévaluée. Je m’appuie toujours sur cette phrase du Conseil national de la Résistance qui dit que « chacun doit contribuer en fonction de ses moyens pour bénéficier en fonction de ses besoins ».