Cynthia Fleury : « Il faut déféminiser le soin »
Entretien avec Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste
Secours Catholique : Selon notre rapport annuel, le Secours Catholique rencontre majoritairement des femmes. Est-ce que ce constat vous étonne ?
Cynthia Fleury : Ce constat ne me surprend pas. Il est cohérent avec les statistiques sur les familles monoparentales, celles sur les travailleurs pauvres dont une grande partie sont des femmes, ou des emplois manquant de qualification et qui sont portés par des femmes. Il y a, c’est vrai, une féminisation de la pauvreté, et à tous les niveaux. Même dans la rue, on observe de plus en plus de femmes SDF, on en rencontre beaucoup par rapport à il y a quinze ou vingt ans.
S.C. : En 2008, nous avions déjà tiré cette conclusion. Aujourd’hui, la féminisation de la pauvreté s’est renforcée. Comment l’expliquer ?
C. F. : On peut y trouver plusieurs raisons. Tout d’abord, la tendance des familles monoparentales se maintient de façon très forte. Plus la situation est précaire, plus les femmes assument seules les enfants, comme s’il existait une « faillite » des hommes, et notamment des pères. Sont-ils sujets à plus de discrimination sociale ? Sont-ils moins responsables ? En tout cas, faire famille sereinement est devenu extrêmement difficile. Ensuite, les femmes sont encore celles qui, malgré leur plus grande vulnérabilité socio-économique, portent le « soin » des autres. Or ce sont des métiers déclassés, disqualifiés, qui les maintiennent aussi dans une précarisation. Ensuite, parce qu’elles s’occupent des autres, elles s’occupent moins de leurs propres vulnérabilités, autrement dit leur santé, et leurs enfants. Et l’on rentre dans une spirale de vulnérabilisation.
S.C. : Deux tiers des travailleurs pauvres sont des femmes. Comment expliquer la persistance des femmes à des postes précaires ou mal rémunérés malgré leur niveau d’éducation plus élevé, en moyenne, que celui des hommes ?
C. F. : Nous restons une société patriarcale, sexiste, qui discrimine encore fortement les femmes, et notamment les racisées[1]. La société se dit féministe, elle ne l’est pas. La société se dit défenseure de l’éthique du care[2], elle ne l’est pas non plus. « L’éthique du care vaut alors comme une morale enracinée dans la sensibilité contre les morales traditionnelles forgées dans le recours à un sujet pratique rationnel et universel », selon Fabienne Brugère dans son ouvrage Un monde vulnérable. Pour une théorie générale du care, elle ne l’est pas non plus.
S.C. : Peut-on dire que l’inégalité dans la répartition des tâches domestiques et parentales entrave le niveau de vie des femmes ?
C. F. : Oui car ce sont surtout les femmes qui portent le soin de la maison et le soin des enfants. Chez certaines catégories de la population, il n’y a aucun partage, et bien sûr dans un système monoparental, c’est encore plus le cas. Les pères sont davantage « disparaissants » que les femmes. Cela n’a rien d’ontologique, mais c’est « culturel » : les femmes ont socialement et culturellement intériorisé la norme du soin, quand les hommes l’ont très peu fait, voire, pour certains, pas. La conscience de la filiation n’est pas au même endroit, la culpabilité par rapport à l’abandon des enfants, non plus. Partent-ils pour mieux aider leur famille ? Pas toujours. Fuient-ils une situation qui les dépasse ? Certainement, mais la situation dépasse tout autant les mères, qui ne fuient pas pour la plupart. Il serait intéressant d’interroger ces pères « disparaissants » qui, au nom de la misère économique, des difficultés, des pénibilités, certes réelles, ne sont pas là. De toute façon, la société a besoin que les hommes, quelles que soient leurs catégories sociales, intériorisent beaucoup plus la norme du « prendre soin ». Il faut déféminiser le soin, le dénaturaliser.
S.C. : Comment faire reculer les inégalités de genre en termes de niveau de vie, et combattre cette féminisation de la pauvreté ?
C.F. : Cela commence assez tôt, avec une meilleure orientation des femmes vers des cursus scolaires et universitaires plus qualifiés. Depuis récemment, les étudiantes sont majoritaires dans les cursus de médecine. Pour autant, elles ne sont pas encore majoritaires dans les cursus de chirurgie. Nicolas El Haik-Wagner, doctorant à la chaire de philosophie à l’hôpital, étudie précisément la transformation des rapports humains et de genre dans le bloc opératoire « augmenté » (chaire Bopa, APHP[3]).
Nous savons que le chemin vers l’égalité de genre sera long et lié à des stratégies multiples de réajustement. La sociologue Dominique Méda a montré qu’au-delà des inégalités salariales entre hommes et femmes, de l’ordre de 25 %, le chiffre qui nous intéresse en fait est l’écart des pensions de retraite. Il tourne autour des 40-45 %, alors même que les femmes ont travaillé toute leur vie… mais sur des terrains non valorisés. L’enjeu des inégalités de genre est constant. Les inégalités de salaire sont parfois difficiles à constater, car les métiers ne portent pas les mêmes noms, ne renvoient pas aux mêmes statuts, alors que les personnes font la même chose.
S.C. : Notre rapport tend à montrer que parmi les personnes seules, il fait meilleur être une femme qu’un homme pour avoir une chance d’accéder à un logement stable. L’adage « Les femmes et les enfants d’abord » induit une protection accrue de certaines catégories de population jugées plus fragiles. Y a-t-il des inégalités de traitement que l’on peut justifier d’un point de vue éthique ?
C.F. : C’est tout le débat de la rareté de la ressource. Or, il y a une rareté de la ressource en matière de logement. Donc on utilise une éthique utilitariste, on « score » les personnes, les besoins. C’est évidemment antinomique d’une éthique de la personne qui prend en considération l’ensemble de la personne et de ses besoins. Donc l’éthique utilitariste, publique, occidentale, va « prioriser » en fonction des critères de genre, mais aussi entre femmes entre elles, celles qui ont plus d’enfants par rapport à celles qui en ont moins, celles qui sont plus jeunes par rapports à leurs aînées. Pour une éthique respectueuse de la personne, c’est proprement détestable. Pour une éthique populationnelle qui gère la raréfaction de la ressource, c’est audible. Mais voulons-nous de cette société ? Nous l’avons vu, avec la pandémie : la priorisation a existé, car les lits, les respirateurs, étaient manquants.
Chacun comprend qu’il y a un niveau de priorisation qu’on ne peut pas ne pas avoir : prenons la médecine d’urgence, elle va « prioriser » en fonction de l’urgence d’une blessure, mais aussi en fonction des facteurs de comorbidité, des chances raisonnables du succès d’une opération, de l’âge de la personne, etc. C’est ainsi que la société s’organise quand une ressource n’est pas suffisante. La personne en tant que telle n’existe plus. Pour maintenir un semblant d’égalité, on « catégorise » selon des indicateurs préétablis. Aucune méthode n’est exempte d’effets pervers. Nous savons pertinemment que dans les situations de demande d’asile, les personnes produisent délibérément des mensonges pour contourner ces catégorisations qui nient la singularité des difficultés de vie. Comment voulez-vous arbitrer entre le malheur des vies ? C’est intenable pour l’ensemble des parties. Si la personne ne se présente pas comme étant en danger imminent, elle n’a aucune chance d’obtenir l’asile.
S.C. : Si on regarde la population étrangère, en revanche, hommes et femmes font face aux mêmes difficultés dans l’accès au logement. Qu’est-ce que cela dit des priorités que met notre société dans les protections apportées aux situations de vulnérabilité ?
C.F. : Toute société et toute communauté fonctionnent selon des valeurs, et hiérarchisent celles-ci en fonction de cercles de proximité. La modernité occidentale, défendant les droits universels de l’homme, a étendu ses cercles : de la famille vers la communauté internationale. Pour autant, nous faisons régulièrement l’expérience d’un rétrécissement de ce cercle de l’éthique à notre seule sphère privée. Sans parler du fait que les mégalopoles ont anonymisé le lien social entre les individus et que la démographie galopante n’aide en rien le développement d’une éthique respectueuse des personnes.
S.C. : Vous insistez dans vos travaux sur l’importance du care, du soin de l’autre, pour que chacun puisse vivre dignement. Faut-il voir les femmes comme les figures de proue de la société de dignité que vous appelez de vos vœux ?
C.F. : Dans La Clinique de la dignité, l’une des méthodes du diagnostic a été d’aller au chevet des vies les plus vulnérables pour comprendre comment on peut mettre en place une vraie politique de la dignité, ou comment faire pour que ce ne soient pas toujours les mêmes qui portent le fardeau dit du « sale boulot » (dirty work). Deux grandes peurs traversent nos sociétés : d’une part, basculer dans l’« indignité » parce qu’on serait victimes d’un risque systémique : perte d’emploi, catastrophe naturelle, etc. D’autre part, se sentir contraint, alors même qu’on est un défenseur de la dignité, de se conduire de façon indigne avec autrui. Concernant cette seconde peur, je veux croire que celle-ci peut être un levier capacitaire pour changer les choses et ne plus se satisfaire de cette dialectique entre la dignité des uns et l’indignité des autres. Nous sommes sans doute la première population, dans les sociétés occidentales, qui dit souffrir autant de cette situation.
S.C. : Y a-t-il, pour reprendre vos mots, une « accoutumance à l’indignité » dans nos sociétés ?
C.F. : Les institutions publiques fonctionnent de plus en plus en mode dit « dégradé » qui finit par avoir des impacts jugés « dégradants » pour les personnes dans lesdites institutions. Les individus parlent de « souffrance éthique » (selon le terme de Christophe Dejours). Les soignants, les enseignants, les magistrats, les policiers, tous racontent cette souffrance devant le devenir-indigne du monde. Songeons aux enfants qui souffrent de mettre leurs parents dans des Ehpad qui les traitent mal, mais sont dans l’impossibilité de faire autrement. Je ne doute aucunement qu’ils soient eux-mêmes défenseurs de la dignité. De même, le personnel soignant mal doté, mal payé, dit ne pas pouvoir exercer son métier dignement. Alors, oui, le risque d’accoutumance à l’indignité existe, mais on peut également défendre, du moins le faut-il, la dynamique inverse qui consisterait à résister à plusieurs pour mettre en place cette clinique de la dignité.
S.C. : En ce sens, à quelles décisions courageuses, à quelles solutions structurelles appelez-vous les responsables politiques ?
C.F. : Déjà, je pense important de militer pour une ré-implication des corps, de l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire de donner de son corps et de son temps, pour prendre soin de la société. Attention, pas dans des approches collectivistes : je défends une société des individus, mais qui reconfigure son rapport au collectif et à la dignité comme charge publique. Comment donne-t-on un certain temps au bien commun pour fabriquer de la dignité ? C’est ce que font les bénévoles, sauf qu’ils ne représentent que 20 % de la population. Il reste 80 %. Cela peut passer par le bénévolat, le service civique, etc. Chacun peut bien consacrer 5 % de son temps au soin des autres, de la nature, de la propreté dans la ville… parce que le soin tient la société.
En confiant à l’engin technocratique la responsabilité de gérer ce soin des autres, au-delà de son cercle immédiat, on s’est en un sens déshumanisé. Je pense qu’on est au bout de ce système, car on en est venu à banaliser des situations indignes.
Il faut réinventer le temps dédié à la chose publique. Cela restaurerait un lien fort avec l’État social de droit, mais aussi un lien fort des individus entre eux. On est trop peu intelligent dans l’ingénierie sociale des dispositifs à mettre en place pour relever nos défis citoyens pour préserver notre monde commun… Il y a une part de la charge publique qui n’est pas délégable à autrui. Encore une fois, je ne veux faire peur à personne. Il ne s’agit pas de remettre en cause les acquis essentiels des Lumières, à savoir la valorisation des individus et de leur sphère privée. Il s’agit de comprendre que pour protéger la liberté et la dignité individuelles, il va falloir que l’on réinvente notre capacité à former des collectifs solidaires et efficients.
S.C. : Ce que vous dites semble faire écho au projet du Secours Catholique qui est de bâtir ensemble une société juste et fraternelle…
C.F. : Je le sais bien. Je n’ai pas osé employer le terme « fraternel » pour ne pas trop spiritualiser le défi, même si cette notion est, depuis la Révolution française et 1848, sécularisée, et indissociable d’une dimension citoyenne. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : un acte civique citoyen qui fabrique de la dignité en action. J’ai défendu, il y a des années, la création de temps citoyens, précisément pour développer une citoyenneté réellement capacitaire, et pas uniquement théorique, qui forme par exemple les citoyens à la démocratie délibérative et participative. Nous savons bien que sans modélisation économique de ces temps citoyens, il n’y aura pas de citoyenneté capacitaire.