Jean-Benoît Dujol : « Objectiver la pauvreté permet une solidarité plus équitable »
Parcours :
Jean-Benoît Dujol
- 2004 : est diplômé de l’École nationale de l'administration (Ena).
- 2004-2007 : participe à la création du RSA comme conseiller technique, au sein du cabinet de Martin Hirsch.
- 2022 : devient Directeur général de la cohésion sociale (DGCS)
Secours Catholique : Quelles sont les missions et actions de la DGCS dans le cadre de la lutte contre la pauvreté ?
Jean-Benoît Dujol : Notre responsabilité est de soutenir les personnes en situation de pauvreté et d’imaginer les dispositifs qui les aideront à en sortir. En particulier, nous leur garantissons un minimum de ressources via une part importante des prestations de solidarité. Nous déterminons le régime juridique de ces prestations et nous les finançons lorsqu’elles sont prises en charge par l’État, comme l’allocation aux adultes handicapés (AAH) ou la prime d’activité. Concernant le Revenu de solidarité active (RSA), financé en grande partie par les départements, nous en déterminons le droit et en concevons les barèmes.
S.C. : Comment considère-t-on aujourd’hui, au niveau de l’État, qu’un ménage est pauvre ou non ?
J.-B.D. : Nous disposons d’un premier instrument de mesure, qui a des limites mais qui est important : c’est le taux de pauvreté monétaire. Est ainsi considérée comme pauvre une personne dont le niveau de vie se situe sous le seuil de pauvreté, fixé à 60 % du niveau de vie médian. Cet indicateur de pauvreté relative, qui est donc aussi un indicateur d’inégalité, est intéressant car la position d’un ménage dans la société, par rapport aux autres ménages, peut influer sur son sentiment ou non de pauvreté. L’autre instrument de mesure est la pauvreté dite “en conditions de vie”, que l’Insee obtient en interrogeant les personnes sur les restrictions auxquelles elles doivent consentir au quotidien.
Ces deux notions ne se recoupent pas exactement. Certains ménages ayant un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté ne sont pas pauvres en conditions de vie. Et à l’inverse, des personnes au-dessus du seuil de pauvreté monétaire sont pauvres au regard des privations qu’elles déclarent subir. Cela signifie qu’au-delà du cœur de la pauvreté, c’est-à-dire des personnes considérées comme pauvres d’après les deux indicateurs, il existe une sorte de halo de la pauvreté. Il est donc intéressant pour nous de regarder ces deux indicateurs qui sont complémentaires. Même si par la suite, pour définir les conditions d’éligibilité aux prestations ainsi que le montant de celles-ci, nous nous appuyons sur des notions qui sont plus objectives donc plus en rapport avec le revenu des personnes, donc en miroir avec la mesure de la pauvreté au sens monétaire du terme.
S.C. : Selon les prestations, le plafond de ressources pour y avoir droit (ou avoir droit à leur montant maximum) est parfois au-dessus du seuil de pauvreté et parfois en dessous.
J.-B.D. : En effet, la logique d’attribution n’est pas identique selon les prestations (il en va globalement de même pour la fixation de leur montant).
Par exemple, la politique familiale, qui comprend le versement des allocations familiales, a une vocation universelle, pour toutes les familles. L’objectif initial était le soutien à la natalité. Il est aujourd’hui de réduire les inégalités de niveaux de vie entre les familles selon le nombre d’enfants et entre les foyers avec et sans enfants. Néanmoins, depuis les années 1970, les revenus des familles sont de plus en plus pris en compte, ce qui se traduit par une modulation du montant des prestations, voire une condition de ressources. Cette politique contribue en ce sens à soutenir les foyers modestes. Mais les plafonds de ressources sont supérieurs à ceux des minima sociaux et, concernant les allocations familiales, au seuil de pauvreté.
Les prestations de solidarité, ou minima sociaux, visent pour leur part à fournir un revenu minimum aux personnes qui en sont dépourvues. Il y a, là encore, deux logiques distinctes. Lorsqu’on veut garantir un minimum de ressources à une personne qui fait face à des difficultés que l’on considère comme importantes, ou à une impossibilité d’accès à l’emploi, on fixe le plafond de ressources à un niveau relativement élevé (par rapport aux autres minima sociaux). C’est le cas de l’AAH.
En revanche, pour les personnes considérées comme actives, c’est-à-dire en âge et en capacité de travailler, mais sans emploi, l’objectif est qu’elles sortent de la pauvreté grâce au retour à l’emploi. L’idée est donc de maintenir un écart suffisamment important entre le niveau du Smic (1 426 euros) et celui du RSA (568 euros pour une personne seule) pour que ce dernier ne dissuade pas de chercher du travail. Il est vrai que ce minimum social ne permet pas de sortir de la pauvreté, au sens monétaire. Mais un RSA basé sur le seuil de pauvreté (fixé aujourd’hui à 1 216 euros pour une personne seule), donc trop proche du salaire minimum, poserait à la fois un problème de légitimité vis-à-vis des personnes qui travaillent, et de “désincitation” à la reprise d’un emploi pour les allocataires. Nous sommes donc dans une logique de soutien minimal et transitoire dans la perspective d’un retour à l’emploi grâce à un accompagnement. C’est une logique que j’assume.
On retrouve cette différence d’approches dans la manière dont on va calculer les ressources d’un ménage. Pour ce calcul, on prend en compte la composition du foyer et les revenus. Or selon les prestations, les règles ne sont pas les mêmes. Par exemple, depuis une récente réforme, on peut recevoir l’AAH quels que soient les revenus de son conjoint, qui ne sont pas pris en compte. En revanche, une personne qui vit en couple (mariée, pacsée ou en concubinage) ne peut pas prétendre au RSA si son partenaire a des revenus supérieurs au montant de la prestation (848 euros pour un couple). De même, pour savoir si vous avez droit à l’AAH ou aux allocations familiales, on va juste vous demander votre revenu net imposable. Tandis que pour estimer vos droits au RSA, la nature des ressources à prendre en compte est bien plus large.
S.C. : Des travaux du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) portent sur une mesure de la pauvreté selon des “budgets de référence”. D’autres acteurs de la lutte contre la pauvreté calculent le “reste pour vivre” des ménages une fois déduites leurs charges incompressibles. L’idée est que pour évaluer de manière juste la situation d’une personne, il faut aussi inclure ses dépenses. Comment les budgets de référence ou le “reste pour vivre” sont-ils pris en compte dans la conception des politiques publiques de solidarité ?
J.-B.D. : Avec cette réflexion sur les budgets de référence, nous sommes sur une évaluation en termes de pauvreté absolue. À quoi faut-il accéder, dans une société donnée, pour ne pas être en situation de pauvreté ? Et ensuite, on convertit cela en ressources. Je trouve cette démarche conceptuellement intéressante.
Un sujet mal pris en compte dans nos barèmes de prestations de solidarité sont les dépenses des ménages liées au logement, surtout le loyer. Pour un allocataire du RSA, le gain que permet la reprise d’activité n’est pas le même s’il est locataire ou propriétaire. Le locataire, du fait de l’augmentation de ses revenus, va perdre en aide au logement, ce qui va atténuer le bénéfice lié à son retour à l’emploi, là où le propriétaire, lui, aura un gain net. Ce n’est pas équitable.
Peut-être faudrait-il mieux tenir compte de la réalité des dépenses dans nos barèmes de prestations, pour que la combinaison “aide au logement, RSA, prime d’activité” soit plus juste, notamment en fonction des charges liées au logement. Concrètement, cela reviendrait à donner plus d’argent aux locataires, ou plus généralement à ceux qui ont des charges plus importantes.
La prise en compte de ces dépenses contraintes peut aussi nous amener à nous interroger plus globalement. Qu’est-ce qu’un niveau de ressources normal et décent dans une société riche ? Compte tenu des dépenses contraintes qui sont de plus en plus importantes, le montant des aides que l’on propose est-il suffisant ?
Aujourd’hui, à la DGCS, nous ne concevons pas les barèmes des prestations autour de ces notions, mais les travaux du CNLE, que nous suivons et soutenons, peuvent nous servir d’argument pour proposer au gouvernement de revaloriser le RSA, par exemple. Néanmoins, dans le contexte budgétaire actuel, cela paraît difficile.
S.C. : Qu’est-ce qui empêche la prise en compte des dépenses des ménages dans la conception des politiques de solidarité ?
J.-B.D. : Il est plus simple et objectivable de s’en tenir à un revenu. Ce serait effectivement intéressant d’inclure les charges, car plus individualisé, mais cela nécessiterait une série de justificatifs à demander aux ménages, et de vérifications et de contrôles de notre part. Or notre démarche actuelle, notamment pour diminuer le non-recours aux droits, est au contraire de simplifier. Dans le cadre de la réforme de la “solidarité à la source”, nous essayons de récolter les informations sans avoir à les demander aux personnes. En nous limitant aux ressources, nous ratons effectivement une partie de la réalité liée aux dépenses contraintes qui ne sont pas les mêmes selon les personnes, mais nous gagnons en simplicité.
S.C. : Le mouvement ATD Quart Monde, l’Insee et le Secours Catholique réfléchissent à une manière de mesurer la pauvreté dans toutes ses dimensions, matérielles comme immatérielles. Est-ce que cette réflexion peut inspirer des politiques sociales ?
J.-B.D. : La pauvreté est multidimensionnelle et il est difficile de faire des généralités sur la situation, parfois très personnelle, des personnes en situation de pauvreté. En nous limitant au niveau de ressources des ménages, peut-être que nous passons à côté d’un certain nombre de choses et qu’il y a de la perte en ligne, mais cela nous permet d’objectiver le phénomène de pauvreté et de rendre plus équitable le système de solidarité. Cela ne veut pas dire que nous faisons abstraction du reste. C’est d’ailleurs pour cela que nous suivons de très près les travaux produits par ailleurs, pour mettre un peu de chair autour de nos chiffres et essayer de mieux comprendre les limites de nos instruments. Mais je suis très pessimiste quant à la capacité à construire des barèmes qui tiendraient compte de toutes ces dimensions.
En revanche, il existe des réponses de politique publique pour certaines d’entre elles. Dans la réflexion que vous mentionnez, il est notamment question de la « maltraitance institutionnelle ». Nous avons engagé une action pour surmonter les difficultés en matière d’accès aux droits. Ainsi, par la mise en place de rendez-vous d’accès aux droits dans la plupart des caisses d’allocations familiales, ou par les expérimentations “territoires zéro non-recours”, nous agissons sur cette dimension. L’autre réponse en termes de politique publique réside dans l’amélioration du travail social. Cela passe par la formation et par la reconnaissance des travailleurs sociaux (en termes de carrière et de rémunération). Et aussi par une réflexion sur ce qu’est le travail social aujourd’hui. L’objectif de cette réflexion, qu’on a encore un peu de mal à rendre opérationnelle, est que les personnes en situation de pauvreté aient à leurs côtés des professionnels à même de leur apporter des réponses et de les accompagner dans la durée de manière efficace.
S.C. : Fin 2023, Élisabeth Borne, alors Première ministre, avait annoncé la création d'un baromètre régulier sur la grande pauvreté.
J.-B.D. : C’était effectivement notre idée. Le problème des indicateurs de pauvreté est qu’ils sont rétrospectifs. Il faut le temps que les données soient collectées, traitées, viabilisées. Aujourd’hui, le taux de pauvreté le plus récent date de 2022, or les choses peuvent changer de manière drastique en deux ans. Donc ce que nous avions proposé en 2023 à notre ministre de tutelle de l’époque, et qui avait été retenu par Mme la première ministre, était de réunir régulièrement, tous les trimestres ou semestres, des personnes qui ont à connaître de la situation des ménages français (les associations, les bailleurs sociaux, les énergéticiens, la Banque de France) pour partager nos constats respectifs. Nous pourrions ainsi avoir une idée de la situation des ménages presque en temps réel et agir rapidement, voire anticiper, lors de retournements conjoncturels. Depuis le départ de Mme la première ministre, notre proposition est restée en suspens, mais nous allons la remettre sur la table. Nous sommes aujourd’hui dans une période de baisse d’activité économique, avec certainement à venir une hausse du nombre de bénéficiaires du RSA et du nombre de chômeurs. Quels sont les chiffres aujourd’hui ? Quelles seront les conséquences ? Que peut-on faire pour les anticiper ? Ces réunions apparaissent nécessaires.