Les Parisiens qui gravitent autour de la mairie du 18e arrondissement, dans le quartier populaire de Jules Joffrin, croisent régulièrement une femme de 75 ans au visage solaire assise sous l’abribus de la ligne 60.
Depuis son siège, elle savoure l’effervescence de la rue et laisse passer une dizaine de bus avant d’en prendre un. Une fois à bord, si son humeur est à la rêverie, elle accompagne le chauffeur pendant deux ou trois circuits avant de se faire déposer devant chez elle, à l’autre bout de l’arrondissement.
Chaque jour depuis trente ans, Andréa déjeune dans l’annexe de l’église Notre-Dame de Clignancourt, au 36, rue Hermel. Dans la grande salle des fêtes transformée en réfectoire, des bénévoles du Pain partagé, aidés par plusieurs dizaines de personnes de tous âges, préparent le repas qui sera servi à midi pile.
Bien qu’elle ait du mal à marcher, Andréa arrive tôt, s’assoit, aide à écosser ou à éplucher les légumes avant d’entamer une conversation avec d’autres habitués. Moments intimes où il lui arrive de se confier.
« Une guerrière »
Il y a quelques mois, Andréa a raconté son parcours à Christophe Lamarre, dit Tof, ancien sans-abri. Poète et musicien, Tof prête volontiers sa plume à la revue l’Apostrophe, publication du Secours Catholique. Dans son dernier numéro, il a rédigé un magnifique portrait d’Andréa intitulé « Une guerrière ».
« Andréa voit le jour, écrit-il, en mars 1943 sur les marches un peu froides de l’hôpital parisien Saint-Vincent-de-Paul. […] Comment peut-on gravir les échelons de la vie quand on la commence tout en bas de l’échelle ? Quand, dès les premières heures, on se retrouve emmitouflée dans de simples langes, abandonnée au pied d’un hôpital lambda, avec pour seul passeport une somme d’argent et un piètre mot indiquant qu’aucune recherche ne doit être ordonnée. »
En découvrant l’article de Tof, Andréa n’a pas pu retenir ses larmes. « Que c’est beau ! » a-t-elle soupiré. Son histoire, qui débute comme un roman d’Hector Malot, se poursuit plus prosaïquement dans une famille d’accueil installée à la limite du Loir-et-Cher et de l’Indre, parmi d’autres enfants placés.
À 7 ans, Andréa comprend que ses « parents nourriciers » ne sont pas ses parents biologiques. Elle devient « râleuse ». Pour autant, elle affirme avoir reçu une bonne éducation, faite de respect et d’entraide. Mais quand elle parle d’affection, Andréa fait plutôt référence aux animaux de la ferme. « J’étais entourée de bêtes : lapins, poules, canards, oies, cochons, un cheval. Mon premier copain était l’âne Grigri. À la ferme, nous faisions les vendanges ensemble mais je gardais seule les vaches et les chèvres. »
À 17 ans, Andréa veut s’envoler. À la ferme, la mère loue des chambres à des ouvriers embauchés dans une champignonnière voisine. Elle jette son dévolu sur l’un d’entre eux. « Il avait dix ans de plus que moi mais en paraissait beaucoup plus car il portait les vêtements de son père. Nous nous sommes mariés en janvier 1961. Nous nous sommes installés dans une maison qui appartenait aussi à ma famille nourricière. Et j’ai continué à travailler à la ferme. »
vie de bohème
Envol raté. Toujours rivée à la ferme et à la famille d’accueil, elle a désormais un mari puis cinq enfants et se sent écrasée par le sort. En 1973, elle demande le divorce, confie ses enfants à une amie sûre et s’enfuit à Paris. Commence alors une vie de bohème et de petits boulots : femme de ménage, vendeuse de fleurs ou de bonbons.
Elle se stabilise pendant une dizaine d’années en tenant un kiosque à journaux près du parc Monceau. Son joli minois lui vaut quelques succès auprès de gens célèbres, elle fait de la figuration dans des films, pose pour des artistes.
Malgré le tourbillon des rencontres parisiennes, Andréa souffre de solitude. Jusqu’au jour où elle croit trouver le bon compagnon. Erreur. L’homme se drogue et s’avère violent. Pour trouver l’argent nécessaire à ses addictions, il veut qu’Andréa se prostitue. Elle le quitte et entame une période de « longues années à la rue, comme l’écrit Tof, confrontée à tout ce que l’extérieur peut présenter de destructeur. »
Parce qu’elle a sa fierté, Andréa met quatre ans avant de se confier à une concierge qu’elle aide. Celle-ci lui trouve une chambre. Puis le Secours Catholique prend le relais et repère le studio où elle vit aujourd’hui. Dans son petit appartement du quatrième étage, elle passe ses heures de solitude à lire des « livres qui ne prennent pas la tête ».
Mais son grand bonheur est de redescendre chaque matin prendre le bus de la ligne 60 pour retrouver la rue Hermel et ses amis du Pain partagé.