Au Brésil, des fossoyeurs de l’Amazonie deviennent ses défenseurs
Chaque fin d’après-midi, Sergi Roberto Lopes s’accorde une heure de détente pour se balader dans la forêt qu’il a plantée il y a une trentaine d’années. Noyers du Para (dont on tire les noix du Brésil), pupunha (connus pour les cœurs de palmier), açai, cacaoyers, cupuaçu… Les arbres, atteignant parfois une vingtaine de mètres, composent un couvert forestier dense et varié.
« Lorsque je suis arrivé en 1985, il y avait ici une forêt tropicale primaire, explique ce sexagénaire au regard acéré. Comme beaucoup d’autres petits agriculteurs, j’ai d’abord déboisé sans discernement pour développer des “cultures blanches” comme le riz, les haricots et le maïs. »
Détruire, jusqu’où ?
Sergi Roberto Lopes faisait partie des milliers de paysans originaires du sud du Brésil venus « coloniser » l’Amazonie à partir du milieu des années 1970. « En s’appuyant sur le slogan “Une terre sans homme pour des hommes sans terre”, le gouvernement de l’époque encourageait les petits agriculteurs à migrer afin d’occuper ce terriroire riche en ressources naturelles (minerais, pétrole…) convoitées par les grandes puissances, en particulier les États-Unis. »
Encouragés par les autorités, ces pionniers ont alors commencé à raser la forêt. « Plus vite on déboisait, plus vite on obtenait un titre de propriété, avec à la clé 100 hectares de terre. » Et l’espoir d’une vie meilleure.
Avec sa femme et son premier enfant, Sergi Roberto Lopes s’est installé en 1985 dans la bourgade de Nova California, dans l’État de Rondônia, à une vingtaine de kilomètres de la Bolivie. « La vie était dure car il n’y avait ni électricité, ni route, se souvient Bernadete, son épouse. Nous vivions dans une maison sommaire et le paludisme faisait des ravages. D’ailleurs, beaucoup de familles sont reparties. »
Les Lopes, eux, sont restés, s’arc-boutant pour tirer le meilleur d’une terre pas vraiment adaptée aux cultures blanches. « Les rendements étaient médiocres et il fallait détruire toujours plus de forêt pour assurer une production suffisante », assure Sergi Lopes. De quoi provoquer une prise de conscience.
Faire alliance pour reboiser la forêt
« Au bout de trois ans, nous avons compris qu’il fallait repenser notre relation avec la forêt et cesser de la détruire. Par le biais de la Commission pastorale de la terre (CPT), nous avons été en contact avec les populations locales, notamment des dizaines d’anciens “seringueros”. » Après des décennies à récolter du caoutchouc, ils avaient subi de plein fouet la chute des cours du caoutchouc naturel, liés à l’avènement du caoutchouc synthétique.
« Eux connaissaient “l’agriculture de l’ombre” – nom familier donné à l’agroforesterie – et la manière de tirer profit de la forêt sans la détruire. Nous, nous avions les terres. Ensemble, nous avons commencé à replanter les zones déboisées avec des espèces fruitières de la forêt. En 1989, nous avons créé l’Alliance pour un reboisement économique dense (RECA), une coopérative destinée à organiser la production et la commercialisation de nos fruits. »
« L’Alliance regroupe aujourd’hui 174 sociétaires, explique Hamilton Condack de Oliveira, son président. Mais, au total, près de 500 petits agriculteurs travaillent directement ou indirectement pour la coopérative. »
Les cultures, qui s’étendent sur quelque 11 000 hectares, comprennent des fruits comme le cupuaçu et les fruits de la passion, dont la pulpe est extraite et vendue à différents grossistes. Les cœurs de palmiers, les noix du Brésil et le café sont directement commercialisés par la coopérative.
« Le plus gros marché est celui des noyaux de cupuaçu, dont l’huile, extraite dans nos unités de transformation, fournit l’industrie cosmétique, précise le responsable. L’ensemble de l’activité a représenté, en 2019, un chiffre d'affaires de près de 2 500 000 réaux, (395 000 euros). Cela équivaut à environ 2 300 euros par an par sociétaire, même si les revenus varient en fonction de la production de chacun. »
Pour permettre la viabilité économique du projet, les paysans appliquent les méthodes de gestion rationnelle de la forêt, comme les systèmes agro-forestiers, nom technique de l’agroforesterie. Ce type de culture associe des essences complémentaires afin qu’elles se protègent les unes les autres contre leurs parasites et favorisent leur développement mutuel.
« Nous excluons ainsi toute monoculture et préservons le couvert forestier en mettant l’accent sur la complémentarité des essences, telle qu’on peut la trouver dans la nature », insiste Hamilton Condack de Oliveira.
La tentation de l’élevage extensif de bétail, très lucratif, est toujours présente, y compris parmi les producteurs du RECA, confrontés aujourd’hui à une baisse importante des cours de la pulpe de fruit.
L’enjeu est de taille. Car la déforestation ne cesse de battre des records au Brésil, notamment depuis l’élection de Jair Bolsonaro. Selon l’Institut national de recherches spatiales (INPE), la surface déboisée en Amazonie a augmenté de 17 % au premier semestre 2021 par rapport à 2020. Pire, selon un article de la revue Nature publié en juillet, l’Amazonie émet désormais plus de carbone vers l’atmosphère qu’elle n’en absorbe.
« L’Etat de Rondônia n’est pas le plus touché car il a déjà perdu une grande partie de son couvert forestier, se lamente Hamilton Condack de Oliveira. Mais la tentation de l’élevage extensif de bétail, très lucratif, est toujours présente, y compris parmi les producteurs du RECA, confrontés aujourd’hui à une baisse importante des cours de la pulpe de fruit. »
Si le souci de préserver l’environnement est toujours central, la tentation de l’agro-négoce est bien réelle. D’autant qu’avec une demande accrue de viande bovine, certains sociétaires du RECA font leurs calculs. « Il faut à peine un an et demi pour élever une tête de bétail, souligne Ildete Berkembrock, l’une des pionnières du RECA. Cela demande beaucoup moins de travail que l’agroforesterie et on peut en tirer près de 1300 euros par tête de bétail. Forcément, la tentation est grande. En particulier pour la nouvelle génération. »
Le défi de la transmission
Pour relever ce défi, les sociétaires du RECA comptent sur l’éducation. « Transmettre nos valeurs aux futures générations est fondamental, rappelle Fabio Vailatia, vice-président du RECA. C’est pour cela que, dès le lancement de la coopérative, nous avons créé l’École familiale agricole. »
L’objectif ? Former les enfants des sociétaires, mais aussi ceux de paysans de la région n’adhérant pas au projet, voire pratiquant la monoculture et l’élevage. « Nous y pratiquons la formation en alternance qui permet d’adapter l’enseignement à notre réalité. » L’élève est présent en classe quinze jours par mois. Il y apprend les techniques de l’agrosylviculture et est sensibilisé à la necessité de protéger l’environnement. Le reste du temps, il travaille dans la propriété de sa famille et applique les connaissances acquises.
« Fréquenter cette école a changé ma vision sur la responsabilité des paysans dans la protection de l’environnement », assure Dielisson Fortunato, 24 ans, issu d’une famille rurale pratiquant la monoculture et l’élevage de bétail. Même s’il concède que « changer la manière de faire de [s]on père prend du temps » et qu’il y a « urgence, face aux périls que court la forêt amazonienne ».
Le jeune homme, aujourd’hui technicien au sein de la coopérative, est convaincu par les vertus de la démarche pédagogique. « Le modèle du RECA doit être connu et dupliqué, car c’est un exemple pour préserver l’Amazonie. »