Birmanie : protéger les minorités
Parmi les crises qui secouent le monde, il en est certaines dont personne ne parle. Ces crises oubliées notamment des médias font pourtant l'objet de l'attention particulière du Secours Catholique. Dans le nord de la Birmanie , un conflit oppose depuis plus de cinquante ans le peuple kachin au pouvoir militaire, provoquant l'extinction progressive d'une culture séculaire. Soutenue par le Secours Catholique, Karuna, la Caritas nationale birmane, vient en aide à des dizaines de milliers de personnes déplacées.
Karuna : Caritas au pays des bouddhistes
La République de l’Union du Myanmar (Birmanie) compte sur son territoire pas moins de 135 ethnies. L’ethnie Kachin, chrétienne, vit dans l’État kachin sur des terres riches notamment en or, en jade et en tecks. Ces richesses convoitées par le pouvoir birman et par la Chine voisine font l’objet de tous les trafics et financent une guerre qui détruit progressivement ce peuple.
Sur le terrain, le « bras armé » de l’Église catholique s’appelle KMSS (Karuna Mission Social Solidarity) ou tout simplement Karuna, un terme bouddhiste qui exprime la compassion. 600 bénévoles épaulent Karuna auprès des milliers de paysans que les bombes ont chassés de chez eux. « Depuis quatre ans, nous faisons tout pour que ces réfugiés retrouvent les moyens de vivre, de gagner leur vie et l’espoir d’un avenir pour eux et pour leurs enfants », déclare le directeur de Karuna Bhamo (voir reportage ci-dessous).
L’ethnie Karen a longtemps été en conflit avec les militaires au pouvoir. 140 000 d’entre eux ont fui en Thaïlande. Mais un accord de cessez-le-feu a été signé en octobre dernier. Au sud-ouest, les Rohingyas, musulmans que le gouvernement traite comme des apatrides, vivent parqués. Le cardinal de Rangoun, Mgr Bo, est une des rares personnalités à prendre leur défense. « Il plaide régulièrement pour les droits des minorités », témoigne Emmanuelle Argenson, chargée de projets Asie au Secours Catholique. « Il parle sans détours de la citoyenneté des Rohingyas. »
Aucune illusion
Le pays, longtemps fermé aux étrangers, s’ouvre progressivement. « Le gouvernement a autorisé l’aide des ONG étrangères après le passage du cyclone Nargis, en 2008 », observe Carine Jaquet, Française installée depuis vingt ans en Birmanie. Les Caritas de plusieurs pays, comme le Secours Catholique, ont ensuite pu apporter leur aide à Karuna.
En novembre dernier, la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), parti d’Aun Sang Suu Kii, laisse plus d’un Kachin sceptique. Personne n’ose l’exprimer, mais tous se souviennent que la “Dame de Rangoun” est restée muette lorsque les combats ont repris. Muette aussi sur le sort réservé aux Karen et aux Rohingyas. Le colonel Hkun Naw, “ministre” de l’agriculture du gouvernement indépendantiste kachin (KIO), constate que la victoire du NLD suscite beaucoup d’espoir, mais affirme ne se faire aucune illusion. « Le KIO, dit-il, réclame des droits égaux pour tous les citoyens, et la démocratie. Nous ne voulons être ni au-dessus, ni en dessous des autres. » Après l’indépendance obtenue des Britanniques en 1948, l’ethnie birmane a pris le pouvoir (en 1962, elle a imposé le bouddhisme comme religion d’État, institutionnalisant la discrimination) et ne l’a plus lâché.
En février 2016, un nouveau gouvernement est attendu. Battus aux élections, les militaires semblent vouloir se mettre sur la touche et jouer les arbitres. Mais selon un consortium d’organisations birmanes engagées dans le développement et la société civile : « La libéralisation a rendu les dictateurs birmans plus intelligents et plus fréquentables, mais ce sont les mêmes. »
Le dilemme des kachins
Novembre 2015, au camp de Palana, banlieue de Myitkyina, capitale de l’État kachin, la province la plus au nord de la République de l’Union du Myanmar. Devant une tente, Gumrat Gwi, 70 ans, regarde chauffer l’eau du thé que lui prépare sa belle-fille. Son fils est parti chercher du travail. Ses deux petits-fils sont encore bébés. « En juin dernier, raconte-t-il, des avions de Tatmadaw (armée birmane) ont largué des bombes à Maliyang, où nous vivions. Nous avons fui dans la jungle sans rien emporter. Nous avons erré, longtemps marché, passé le fleuve et sommes arrivés ici en septembre. »
Les premiers réfugiés sont arrivés en 2012, après plusieurs mois dans la jungle. « Nous pensions que cela n’allait pas durer », dit une femme qui vit dans la partie du camp construite en dur et qui abrite 250 personnes. Ce conflit vieux de soixante ans s’était apaisé avec la signature d’un cessez-le-feu en 1996, mais il a repris en 2011.
Dans l’État kachin, Karuna, la Caritas birmane, gère 38 camps et assure la distribution alimentaire de 107 camps, sur les 168 existants. Depuis 2011, 100 000 personnes ont fui. Les paroisses de Myitkyina et de Bhamo, principales villes de l’État, ont mis leurs terrains à leur disposition. « Nous leur avons donné des matériaux pour construire les abris », explique le père Noël Naw Lat, directeur de Karuna Myitkyina. « Puis nous avons fait pression pour que les enfants puissent intégrer l’école publique, ce qui n’était pas facile car la plupart des réfugiés n’avaient plus de papiers d’identité, détruits avec leurs maisons. »
Pendant un an, Karuna a fait front seule. Puis des ONG étrangères, et notamment d’autres Caritas comme le Secours Catholique, sont venues l’appuyer. Karuna a alors mis sur pied toute une série de programmes : éducation (création d’écoles, d’internats et de postes de professeurs), santé (centre de soins avec infirmières), assainissement (citernes et toilettes). S’y s’ajoutent des programmes de développement économique : ateliers d’artisanat (essentiellement des métiers à tisser), création de potagers et d’élevages de porcs.
Camps
Ji Grawng, 36 ans, est arrivée au camp de Jan Mai Kaung il y a quatre ans avec son mari et ses deux bébés. Celui qu’elle attendait n’a pas survécu au voyage. « Quand nous sommes arrivés, il n’y avait aucun abri, dit-elle. Nous nous sommes installés dans le hall de l’église avec les autres. Les hommes ont construit ce camp le mois suivant. » Murs en bambous tressés, sol en bambous aplanis et joints, ces longs baraquements recouverts de tôle hébergent dix à vingt familles et forment de petites villes aux rues étroites et sombres. Le mari de Ji Grawng sort chaque jour chercher de l’argent. « Le travail est rare et mal payé », observe-t-elle. Certains passent leur journée à collecter de la paille de riz pour la vendre aux éleveurs de bétail, d’autres empierrent des routes. Pour sa part, Ji Grawng fait partie du groupe de tisseuses du camp. Ensemble, elles confectionnent des sarongs, des écharpes et autres vêtements. « Un sarong[1] représente deux jours de travail, explique-t-elle. Nous le vendons deux euros. Nous divisons les gains en trois : un tiers pour nourrir les personnes âgées, un tiers pour réinvestir dans des tissus et un tiers que nous partageons. »
Parmi les programmes de Karuna, celui de l’aide au retour en zones redevenues sûres reste difficile à appliquer. Lahpin Hakh vient de reconstruire sa maison avec l’aide de Karuna. Petite et simplement faite de bambous, sans eau courante ni électricité, la maison est divisée en deux : la pièce à vivre et la pièce à dormir. Clouée à la façade, une croix blanche. « Nous avons passé cinq ans dans un camp. Il est temps de rentrer chez nous », dit-il. La femme et la mère de Lahpin Hakh sont fières de la maison, mais elles ne sont pas prêtes à y dormir. Elles et les enfants rentreront au camp cette nuit. « Nous sommes trop près de la route. Les soldats de la Tamatdaw violent, pillent et tuent, dit sa femme. J’ai encore peur. »
« Les déplacés sont devenus dépendants de l’aide et beaucoup ne veulent plus quitter les camps », explique le père Paul Awng Dang, directeur de Karuna Bhamo. « Nous ne les obligeons pas à partir mais nous les y invitons, car leur dignité exige qu’ils retrouvent leur cadre de vie et leur travail. De plus, l’autorité parentale s’étiole dans les camps et la culture kachin est en train de se perdre. »
1. Pièce de tissu dans laquelle les hommes se drapent de la taille aux genoux.