À Calais, « dialoguer plutôt que harceler »
Engoncé dans une veste en cuir, les mains profondément enfoncées dans les poches, Ahmad s’approche du feu de camp autour duquel Mossein, Millad et Parham cherchent à se réchauffer. À leurs pieds, sur les braises fumantes, de l’eau bout dans une théière. Les quatre hommes sont iraniens, comme la plupart de ceux et celles qui vivent dans ce campement improvisé sur un terrain vague de la ville de Calais, en bordure d’une centrale électrique. Plus d’une centaine de personnes y dorment sous des tentes igloos.
« C’est là qu’était située la "jungle" de 2009 », rappelle Mariam Guerey, de l’équipe locale du Secours Catholique, comme pour souligner le perpétuel recommencement, depuis plus de vingt ans, de la même histoire dans la cité côtière du Pas-de-Calais. L’arrivée d’exilés venus d’Afrique, du Moyen Orient et d’Asie, stoppés au bord de la Manche dans leur périple vers l’Angleterre, bloqués pendant des mois puis évacués lorsqu’ils deviennent trop nombreux.
En 2016, les quelques semaines qui ont suivi le démantèlement, au mois d’octobre, de la dernière "jungle" en date (où vivaient près de 10 000 personnes), ont donné l’illusion d’un tarissement du phénomène. « À cette époque, nous avons pensé, avec d’autres bénévoles, que nous ne servions plus à rien, se souvient Véronique, engagée au Secours Catholique auprès des migrants. Mais en réfléchissant, nous nous sommes dit : "Vu l’actualité mondiale et compte tenu de la situation géographique de Calais, c'est impossible que plus personne ne vienne ici". » En effet, dès février 2017, les arrivées de personnes migrantes ont repris. Depuis deux ans, leur nombre à Calais varie entre 500 et 1000.
Un phénomène nouveau
Elles seraient aujourd’hui autour de 600, selon les associations l'Auberge des migrants et Salam, principalement réparties dans cinq campements régulièrement démantelés par la police. Elles viennent d’Afghanistan, du Soudan, d’Éthiopie, d’Érythrée, de Sierra Leone, du Yémen, de Guinée… Un phénomène nouveau, depuis cet automne, est l’arrivée massive de personnes et familles iraniennes. Ces dernières représenteraient plus d’un tiers des exilés présents à Calais.
Comment l'expliquer ? Difficile à savoir. Maya Konforti, de l'association l'Auberge des migrants, fait le lien avec l'exemption de visa accordée aux Iraniens par la Serbie d'août 2017 à octobre 2018 mais aussi avec les sanctions rétablies par les États-Unis au mois de novembre.*
Autour du feu de camp, Mossein, 32 ans, explique de sa voix grave sa décision de quitter son pays : « J’ai un diplôme de professeur d’anglais, mais je ne peux pas trouver de travail auprès du gouvernement car les postes sont préemptés par ceux qui ont un membre de leur famille qui est haut placé ou qui a fait la guerre en Irak. »
Parham, lui, dit être parti pour des raisons politiques, sans donner plus de détail. « D’autres, ce sont pour des questions religieuses », poursuit-il. Âgé de 37 ans, ce commerçant a laissé sa femme et ses deux enfants en Iran. Bloqué depuis 4 mois et demi à Calais, il compte bien réussir un jour à traverser la Manche.
« dublinés »
Rester en France ? Son refus est catégorique. Considérant la politique française trop conciliante avec le régime iranien, il ne s’y sent pas en sécurité. Pour lui, le Royaume-Uni présente l'intérêt d'être l'allié des États-Unis contre Téhéran. Pour d’autres, rejoindre l’Angleterre est la garantie de pouvoir reconstruire rapidement leur vie, grâce à un réseau familial, amical ou communautaire déjà existant.
Enfin, observe Hisham Aly, chargé de mission Migrants au Secours catholique de Calais : « C’est le non-accueil en Europe qui pousse les personnes exilées vers l’Angleterre. » Beaucoup d'entre elles ont été déboutées de leur demande d'asile en France ou ailleurs en Europe et souhaitent retenter leur chance outre-Manche. D'autres ne veulent pas vivre dans le pays que leur impose le règlement de Dublin. Ce règlement européen oblige les personnes exilées qui souhaitent obtenir l'asile à en faire la demande dans le premier pays de l'Union européenne où elles ont été enregistrées.
« Là-bas, ils sont plus souples »
Mossein est un "dubliné". Son objectif initial était de rejoindre des amis installés en Suède. Arrêté en cours de route par la police roumaine, ses empreintes ont été enregistrées. Depuis, il sait que toute demande d’asile tentée au sein de l’Union européenne, hors Roumanie, est vouée à l’échec, au moins pour une période de 6 mois. Il en a fait l'expérience. Arrêté de nouveau en Autriche, il a déposé une demande d'asile pour ne pas être renvoyé en Roumanie. Refusée. C’est pourquoi, il a dévié sa trajectoire vers l’Angleterre. « Là-bas, ils sont plus souples dans l’application du règlement de Dublin », croit-il savoir. Devant notre moue dubitative, il ajoute, en souriant : « Enfin, j’espère. »
À côté de lui, Ahmad n’arrive plus à sourire. « C’est ça ma vie depuis quatre ans : pas de maison, pas d’école pour les enfants, pas de chambre. Ma principale préoccupation quotidienne : prendre une douche. » Ce père de famille raconte son parcours d’exil : une première demande d’asile rejetée au Danemark, puis une seconde en Allemagne.
Il n’espère rien de la France. « L’Allemagne, la France, l’Italie ne veulent pas de nous. L’Iran nous dit : "Revenez", et puis "couic" ! » Il accompagne son propos d’un geste explicite. Lui aussi compte sur l’administration anglaise pour dénouer sa situation. Mais depuis cinq mois, il est bloqué à Calais avec sa femme et ses deux enfants de quatre ans et un an et demi.
Pour quelques nuits, ils sont hébergés dans une chambre d’hôtel réquisitionnée par la préfecture. Un dispositif temporaire réservé aux familles et aux femmes seules quand les températures chutent. Mais le reste du temps, « nous vivons là », indique-t-il, en désignant une tente grise devant laquelle sont éparpillés des jouets d’enfants.
À bout de nerf
Quand Parham lui soutient que les Anglais sont aussi stricts que les autres avec les "dublinés", Ahmad refuse d’y croire. Le ton monte. Brusquement, il tape du poing dans le tas de cendre devant lui. Il est à bout de nerf. « Mes enfants sont nés sur la route. Ils n’ont pas de papiers. Le plus petit d’un an et demi est à moitié sauvage. Ma femme est en dépression. J’en ai marre de cette situation ! »
Il y quelques semaines, il a loué une embarcation pour tenter de traverser la Manche, seul avec sa famille. Mais le moteur était défaillant, le bateau n’avançait pas. « On a passé un jour et une nuit en mer. Ma fille de quatre ans avait faim et soif. Au bout d’un moment, nous avons fait demi-tour. » Mais Ahmad n’a pas renoncé. Il compte essayer à nouveau dans les prochains jours.
Ces tentatives de traversée à bord de petits bateaux ont toujours existé, explique Véronique : « Mais depuis quelques mois, il y en a beaucoup. » Entre Boulogne-sur-Mer et Calais, depuis les plages de Wissant, Ambleteuse ou Audinghen, de petits groupes se lancent la nuit à bord de canots pneumatiques parfois gonflés sur place, dotés d'un moteur souvent trop peu puissant pour le nombre de passagers.
Selon un bilan du ministère de l'Intérieur, environ 500 personnes, en majorité Iraniennes, ont cherché à rejoindre l'Angleterre de cette manière, en 2018, principalement en novembre et décembre. 276 d'entre eux ont réussi, les autres ont été interceptés ou secourus par les autorités françaises.**
« Tous les jours, ces gens normaux vivent l’enfer, observe Hisham Aly. C’est pour cela qu’ils prennent de tels risques pour partir. Ils estiment qu’ils n’ont plus rien à perdre. » Depuis deux ans, sous la pression des associations et sur injonction du Conseil d’État, la préfecture a mis en place des distributions alimentaires quotidiennes, et installé des points d’eau et des sanitaires à Calais.
« Mais ce n’est pas suffisant, observe Véronique. D’autant plus que tout est organisé loin des lieux de vie. Depuis certains campements, les personnes doivent marcher une heure pour un repas ou une douche. » Aujourd’hui, la bénévole du Secours Catholique considère que « les conditions de vie à Calais n’ont jamais été aussi dures pour les personnes exilées ».
Harcèlement policier
Ce qui la choque le plus : le « harcèlement quotidien » opéré par les forces de l’ordre. « C’est le plus dur », confirme Mahdi, un jeune Kurde iranien. Ce professeur d’anglais de 34 ans est venu spontanément nous voir autour du feu. Il a pris le temps de rédiger un texte et nous propose timidement de le partager via la messagerie Whatsapp.
« Les personnes qui sont ici et avec qui j’ai discuté ne se plaignent pas d’être sous la tente ou de la période difficile qu’ils traversent, malgré le mauvais temps, écrit-il. Le vrai problème c’est que la police vient tous les deux jours ici et qu’elle se comporte mal. » Le jeune homme raconte : « Il y a deux jours, les policiers sont arrivés et ont pris de force toutes mes affaires, l’argent, les livres et les vêtements qui étaient dans mon sac, la tente dans laquelle je dormais chaque nuit qui était mon abri, ma maison, mon humble demeure. »
Son cas n’est pas isolé. Toutes les semaines, les bénévoles du Secours Catholique recueillent des témoignages similaires faisant état d' expulsions à coup de gaz lacrymogène, de tentes mises à la benne à ordure, parfois sans que le propriétaire n’ait le temps de récupérer ses affaires, même les plus précieuses : ses papiers et son téléphone.
Les associations dénoncent une stratégie élaborée par les autorités dans le but de dégoûter les personnes exilées afin qu’elles quittent Calais. « Et pourtant, (ces dernières) restent là, souligne Hisham Aly. Tout simplement parce qu'elles n'ont rien d'autre comme perspective. »
À l’accueil de jour du Secours Catholique, Véronique constate chez les personnes qui viennent se reposer « de plus en plus de fatigue et de troubles psychiques ».
Chaque après-midi, cinq jours sur sept, ils sont 150 à 200 à venir se poser au chaud, discuter, recharger leur téléphone, jouer à des jeux de société, boire un thé ou un café, et parfois regarder un film sur grand écran. « Quand j’ai demandé à certains ce qu’ils venaient chercher ici, raconte Véronique. Ils m’ont répondu : "La sécurité, la paix et vos sourires." »
Dialogue
Le Secours Catholique de Calais a voulu faire de ce lieu un espace propice au dialogue. Des membres de l’équipe maîtrisent l’arabe, le farsi et le tigrigna (parlé en Érythrée).
« Les personnes exilées nous remontent leurs problèmes quotidiens, relate Hisham Aly. Des choses très pratiques comme l’accès à l’eau, la difficulté de faire des lessives, la perte de leurs affaires lors des démantèlements de campements… D’autres plus profondes. À leur demande, nous avons, par exemple, monté un groupe pour parler des sentiments et de la sexualité en situation de migration. Nous avons aussi organisé une rencontre avec des spécialistes pour évoquer les problèmes d’addiction à l’alcool et à la drogue qui s’accentuent en période hivernale. »
Les questions juridiques sont fréquentes, sur le droit d’asile, le règlement de Dublin. « Nous n’intervenons jamais sur leur choix de traverser ou non pour se rendre en Angleterre. En revanche, nous leur expliquons la situation politique, nous les informons sur les différentes possibilités, nous les orientons vers les structures qui pourraient les accompagner en France. »
Parler, expliquer, être dans le dialogue, « c’est beaucoup plus efficace », est persuadé Hisham Aly.
*Source : Reuters
**Ibid