Économie circulaire : au Vigan, rien ne se perd...
« Au fur et à mesure que les petits-enfants grandissent, on se débarrasse des jouets. » Didier Carlac, 63 ans, sourit, les bras chargés de peluches. Dans son utilitaire blanc, garé devant l'ancienne bonneterie du Vigan (30), l'agent communal à la retraite a amené des caisses de livres, de vêtements, de vaisselle, d'ustensiles de cuisine... « Je déménage, alors c'est l'occasion de trier. »
Il n'a pas le temps de faire les brocantes ou les vides-greniers. Tout jeter à la déchetterie ? « Cela aurait été du gâchis, estime le sexagénaire. C'est encore en bon état. » Didier extrait de son coffre une vieille paire de rangers qu'il a gardée depuis son service militaire, mais qu'il ne peut plus porter aujoud'hui : « C'est inusable ces trucs là. »
Cheveux longs et barbe frisée, Antoine Rabourdin récupère les cartons déposés sur le « quai ». Depuis l'ouverture du rideau métallique à 9h, le jeune trentenaire n'a pas chômé. Il s'amuse : « Nous étions fermés depuis un mois. Visiblement, on nous attendait. »
Cela fait trois ans que l'association R(d')évolution a investi l'ancienne usine pour y ouvrir une ressourcerie. Ici, rien (ou presque) ne se perd. Tout ce qui est déposé par les habitants du Vigan est trié, nettoyé, parfois retapé, avant d'être vendu à un prix modeste. Ce qui n'est plus utilisable ni réparable, est mis de côté afin d'être envoyé au recyclage ou à la déchetterie. « Notre grand rêve est de ne plus rien avoir à déposer ici », dit Antoine en désignant, sur la gauche, l'espace de stockage des meubles, objets et matériaux destinés à partir. L'idéal pour l'équipe de R(d')évolution serait de réussir à atteindre le 100% de réemploi des objets et matériaux, ou au moins à les recycler localement. L'enjeu est autant écologique - en évitant la pollution liée au transport - qu'économique - en créant de l'emploi sur le territoire. Pour les vêtements inutilisables, l'association souhaite par exemple investir dans une machine à déchiquetter les tissus. « Cela peut ensuite servir à rembourrer des coussins ou à fabriquer de la matière isolante », explique Sébastien Pichot, alias Uto, cofondateur de R(d')évolution. De même, poursuit-il, « si on acquiert une machine à recycler le tissu en fils de tissage, on pourrait monter un partenariat avec l'entreprise Well qui fabrique du textile au Vigan ».
caverne d'ali baba
Sous la lumière blafarde des néons, des milliers de livres, bibelots, commodes, frigos, disques vinyles, blousons de skis, VTT et autres lampes de chevet attendent patiemment de voir la lumière du jour en boutique. L'immense hangar de tri ressemble à une caverne d'Ali baba, mais version Ikea. Tout est parfaitement à sa place.
« C'est important pour s'y retrouver », explique Clémentine Dubrulle, bénévole de l'association, en charge des livres. Et puis, « c'est aussi une question de bien être, on passe nos journées là-dedans et on a le goût du travail bien fait ».
La jeune femme de 31 ans confesse avoir songé à classer les livres par auteur et par ordre alphabétique. Mais cela aurait été pousser la « maniaquerie » un peu loin, admet-elle.
Avec les vêtements, les livres constituent le plus gros des arrivages. L'ouverture de chaque carton est une plongée dans une bibliothèque anonyme. « À travers leurs livres, on a un peu l'impression de parler aux gens », s'amuse Clémentine.
Que trouve-t-on dans ces cartons ? Beaucoup de classiques, « comme Marcel Pagnol ». Il y a aussi les incontournables Mary Higgins Clark, Agatha Christie, Marc Lévy, Guillaume Musso... qui finissent par devenir un peu envahissants. « C'est moins vrai pour Musso, car ça se revend bien », précise Clémentine.
Et puis, une surprise. « On a plein de livres de Konsalik (Heinz Günter Konsalik, romancier allemand. NDLR), constate la jeune femme. Je ne connaissais pas. »
Enfin, grand gagnant, toutes catégories confondues, des ouvrages qui reviennent le plus souvent : le Da Vinci code, du romancier américain Dan Brown, publié en 2003. « En ce moment, on l'a en six exemplaires, en grand format, en poche... »
Quand ils sont trop abîmés ou trop jaunis, les livres sont envoyés au recyclage. À chaque fois, c'est un déchirement. « On a envie de tout garder, on est obligé de se faire violence pour "jeter" », confie Yacine Babchia, bénévole lui aussi, confronté au même dilemme avec les vélos.
« Du coup, je me console en me disant que les livres recyclés font économiser des arbres », glisse Clémentine. Autre source de réconfort pour la jeune femme : la filière choisie par la ressourcerie refait du papier avec les ouvrages. « Au moins, on sait qu'ils ne vont pas finir en rouleaux de papier toilettes », se rassure-t-elle.
Au fond du hangar, dans sa « clinique des meubles », Bertrand Masquilliez apporte une touche finale à la marqueterie d'un guéridon. « Quand je l'ai récupéré, il manquait 80% des pièces. Ça partait directement à la poubelle. »
À 54 ans, le menuisier-ébéniste est l'un des trois employés en contrat aidé de la ressourcerie. Son boulot : « Prendre un meuble bousillé et le remettre propre pour la vente. »
Lui même s'est un peu « retapé » ici. Après deux longues années de chômage et de dépression - « passées au fond de mon lit » -, suite à des déboires professionnels, Bertrand assure revivre à la ressourcerie.
Il aime raconter son premier contact avec l'équipe, il y a trois ans : « J'étais venu acheter un aspirateur. Mais le dernier venait d'être vendu. On a un peu discuté. Quand ils ont su que je bossais le bois, ça les intéressait. Je suis donc reparti sans aspirateur, mais avec une proposition de local pour relancer mon activité. »
Marché conclu. Bertrand amène ses machines qui prenaient la poussière dans sa cave, et travaille bénévolement pendant un an avant de se faire embaucher en 2016.
brocante
Également recrutée en contrat aidé, Christelle Nadal, 48 ans, est en charge de la partie « brocante ». Ancienne cliente du lieu, « je leur donnais parfois des astuces d'emballage ou de présentation des produits pour les valoriser », raconte-t-elle. Un savoir-faire appris en travaillant sur les marchés aux puces lorsque, mère au foyer, elle souhaitait arrondir les fin de mois.
« J'y ai aussi appris à repérer les objets de valeur et à les estimer », explique la quadragénaire. « Ça, par exemple, c'est de la barbotine, observe-telle, en saisissant une assiette à dessert. On le voit aux reliefs. Je dirais qu'elle date des années 1950-60. »
C’est important de faire ressortir la valeur des choses.
Grâce à ses amis brocanteurs, mais aussi à des recherches sur internet et à la lecture de revues de collectionneurs, Christine s'est forgée une expertise. Les objets qu'elle repère et valorise sont vendus un peu plus cher, dans la partie « brocante » de la boutique.
« Cela reste moins cher que dans une brocante classique, mais on estime que c’est important de faire ressortir la valeur des choses, précise Uto. Un objet artisanal ou qui a une histoire, ce n'est pas tout à fait la même chose qu'un produit industriel. »
La troisième salariée, Martine Terrones, 58 ans, tient la caisse. Si le magasin est aussi propre et ordonné, c'est à elle qu'on le doit. « Pour que les gens aient envie de revenir », précise cette ancienne employée dans la grande distribution.
Elle se fie à son expérience de cliente. « Quand c'est fouillis et que ça pue la poussière, moi, ça ne me fait pas envie. »
le plaisir de chiner
« Comme clients ? On a de tout, assure-t-elle. Friqués comme pas friqués. Certains viennent par nécessité, d'autres juste pour le plaisir de chiner. »
La journée touche à sa fin, Martine fait les comptes. Cent douze personnes sont passées aujourd'hui. Quelques retardataires traînent encore dans les rayons.
Parmi eux, Marie, retraitée de l'enseignement, dit être une habituée des lieux. « J'aime bien les trucs qui ont déjà eu une vie, confie-t-elle. Et puis, s'ils sont encore en bon état, c'est que c'est de la bonne qualité. »
Les « margoules »
La ressourcerie fait aujourd'hui partie du paysage. Ce qui n'était pas évident au départ, assure Gérald Gervasoni, vice-président de la communauté de communes.
« Ici les étrangers à barbe et à cheveux longs, on les appelle les margoules », confie l'élu. Et visiblement, ce n'est pas un compliment.
Présent dans la région depuis plus de 10 ans, le groupe d'amis à l'origine de l'association a su se faire accepter. « Nous aidons des agriculteurs locaux pour leur récolte ou pour la vente sur le marché, explique Antoine. En échange il nous donnent des fruits et légumes. »
Certaines cutis sont en train de virer parmi les élus locaux.
Être actifs dès cinq heures du matin sur la place du marché pour aider à monter les stands, « cela a changé notre image », constate le jeune homme. L'adhésion de la population et la création de quelques emplois pour faire tourner la structure, leur ont aussi donné du crédit auprès des politiques.
Gérald Gervasoni confirme : « Si je peux me permettre aujourd'hui de leur envoyer une lettre à en-tête, signée en tant que vice-président de la communauté de commune, c'est que des choses ont bougé dans la tête des élus du coin. Certaines cutis sont en train de virer. »
Président du Syndicat mixte de traitement des ordures ménagères et assimilés (Syntoma), Gérald Gervasoni soutient ces « jeunes gens qui amènent de nouvelles idées pour redonner un coup de fouet à notre territoire ». L'élu croit aux bienfaits d'une économie circulaire à l'échelle locale. Et puis, sans être forcément « militant écolo », il souhaite agir contre « la surconsommation et le gaspillage ».
inverser la logique
Des pistes de partenariat sont explorées avec R(d')évolution. « À court terme, nous voudrions réfléchir, avec eux, à la façon d'atteindre les habitants qui ne vivent pas dans le bourg du Vigan », détaille Gérald Gervasoni. Le Syntoma a installé depuis quelques années des bennes de tri sur le bord des routes. « Mais les gens y jettent n’importe quoi, même leurs poubelles. Tout y est mélangé, à tel point que ce qui était réutilisable, ne l’est plus. »
Si ce système ne fonctionne pas, pense l'élu, c'est à cause de l’anonymat. « Plutôt que ces bennes, on pourrait réfléchir à lancer une ressourcerie mobile qui se déplacerait dans les communes pour récupérer les objets, informer et sensibiliser. »
Nous pourrions d’abord voir ce qui est réutilisable avant de jeter.
À long terme, c’est toute la logique du tri qui pourrait être inversée dans la communauté de communes. « Plutôt que de fonctionner comme une déchetterie classique, c’est-à-dire chercher ce qui peut être récupéré dans ce qui a été jeté, nous pourrions adopter le modèle des ressourceries qui consiste à d’abord voir ce qui est réutilisable avant de jeter », imagine Gérald Gervasoni.
alternatives concrètes
En lien avec d'autres acteurs qui agissent un peu partout en France, R(d')évolution souhaite faire du projet mené au Vigan, « une vitrine vivante d'alternatives concrètes », explique Uto.
« Ils veulent faire changer la société, et ils le font en douceur en s'associant à ceux qui partagent cette envie », observe Éric Thimel, responsable salarié du Secours Catholique dans le Gard, qui a décidé de soutenir cette initiative.
Pour aller plus loin : Le Secours Catholique s’engage pour une économie au service de l’humanité