Exclues bancaires, elles témoignent
Frais d'incidents de compte démesurés, offres de service minimalistes sans autorisation de découvert, sans chéquier et parfois sans carte de paiement, impossibilité d'obtenir un prêt « classique » pour acheter une voiture ou financer une formation... Les personnes en précarité subissent souvent les règles d'un système bancaire qui n'est pas pensé pour elles. Elles représentent un risque trop grand et pas assez de rentabilité.
Cette situation d’exclusion est un facteur de maintien et de basculement dans la pauvreté. À court terme, en plombant le budget des ménages. À moyen terme, en empêchant tout investissement nécessaire pour réaliser des projets d'avenir. Sans compter le stress et le découragement que génère une telle situation. Rencontrées au Secours Catholique, Dilnuva, Rosette, Virginie et Alice témoignent.
DILNUVA : « NE PAS AVOIR ACCÈS AU CRÉDIT EMPÊCHE DES OPPORTUNITÉS »
Dilnuva nous a donné rendez-vous à l’antenne du Secours Catholique de Brest. C’était plus pratique que de nous recevoir chez elle, car elle doit embaucher juste après notre entretien pour une mission d’intérim en centre-ville.
En ce moment, cette mère de famille de 43 ans fait du porte-à-porte dans le cadre de la campagne de recensement lancée début janvier par la mairie. Il lui arrive aussi de trier des poubelles jaunes pour le compte de la Métropole, ou du courrier pour La Poste. Une semaine de boulot qui tombe de temps en temps, parfois deux ou trois.
« L’été, c’est plus stable, précise-t-elle. J’arrive à enchaîner deux à trois mois d’affilée dans les serres de fraises ou de tomates. » Sinon, c’est le RSA - 700 euros par mois - 1090 avec les allocations familiales, pour elle et ses trois enfants âgés de 12, 18 et 23 ans, dont elle s'occupe seule. Lorsqu’elle travaille, la jeune femme ne touche pas beaucoup plus : entre 1100 et 1200 euros. Néanmoins, « c’est important pour moi, souligne-t-elle. Pour être bien dans ma tête, me sentir utile et insérée dans la société ».
Malgré ses faibles ressources, elle s’en sort, dit-elle. « Je trouve des solutions. Par exemple, je fais des économies en cuisinant tout moi-même, je n’achète jamais de plats préparés. Lorsque je suis trop juste et que je sais que les factures de gaz et d’électricité vont tomber, j’appelle EDF et GDF pour leur demander s’ils peuvent décaler les prélèvements. »
Une fois, elle s’est autorisée un découvert de 600 euros. « J’ai voulu faire plaisir à ma fille en lui achetant un lit superposé. Je ne recommencerai pas. Ça a été très difficile d’en sortir. Automatiquement, vous commencez le mois avec un trou de 600 euros. Je terminais forcément à découvert. Cela a duré deux ans. » Pendant tout ce temps, sa banque n’est jamais intervenue pour lui proposer une solution, se contentant d’encaisser les agios. La jeune femme a finalement réussi à rééquilibrer son compte en août 2018, profitant d’un été où elle avait particulièrement bien travaillé.
Microcrédit
Réfugiée kirghize, Dilnuva a poussé pour la première fois la porte du Secours Catholique en 2011. Elle venait de lire dans un quotidien local que l’association proposait un accompagnement pour les demandes de microcrédit. Sa voiture vient alors d’être brûlée dans son quartier, elle a besoin de 1500 euros pour en racheter une d’urgence. « Quand vous travaillez en intérim, on peut vous appeler n’importe quand dans la journée pour vous demander d’être en poste une heure plus tard. Et il faut toujours répondre présent si vous voulez être recontacté pour une prochaine mission. »
Ne se faisant aucune illusion sur ses chances d’obtenir un crédit classique, Dilnuva a directement envisagé un microcrédit. Pour la banque, ce dispositif est rassurant, car il garantit un accompagnement de la personne par le Secours Catholique et une caution de l’association à hauteur de 50% du prêt. Pour le bénéficiaire, les conditions sont avantageuses : un taux d’intérêt de 0,75% pour un remboursement étalé sur trois ans (au lieu de 2,85% pour un crédit classique sur le même délai).
Cette première expérience s’avère concluante. Le microcrédit est accordé par le Crédit mutuel de Bretagne (CMB), établissement partenaire du Secours Catholique local, et, malgré son budget serré, Dilnuva tient ses engagements. Quatre ans plus tard, elle fait une nouvelle demande : 3 000 euros cette fois-ci, pour acheter un véhicule en meilleur état. Là-encore, l’opération est un succès. Si bien qu’en novembre 2017, lorsqu’elle envisage de financer le permis de conduire de sa fille, pour un coût de 1 500 euros, Dilnuva demande directement un prêt à sa banque dans le cadre du « permis à un euros ». Plus simple.
« J’avais fait preuve de mon sérieux lors de deux microcrédits, je pensais pouvoir désormais prétendre à un crédit classique. » Mais elle se voit opposer un refus. Elle tente d’obtenir une explication, appelle plusieurs fois, tombe à chaque fois sur une personne différente : trop risqué, lui répond-on invariablement à l’autre bout du fil, après simulation de son cas. Impossible de transiger. Retour donc au Secours Catholique, et microcrédit à nouveau avec le CMB. Un quatrième est en cours depuis cet automne : 3 000 euros pour acheter une voiture à sa fille.
opportunités
Dilnuva ne se plaint pas mais s’interroge : comment aurait-elle fait s’il n’y avait pas eu ce dispositif alternatif négocié en 2004 entre le CMB et le Secours Catholique de Brest ? « Peut-être aurais-je tenté autre chose, demandé de l’argent à des amis…», suppose la mère de famille.
Puis, poursuivant la réflexion : « Imaginez, sans le microcrédit, il n’y aurait ni permis, ni voiture… Vous avez une enfant motivée, volontaire, surtout dans un quartier comme le nôtre, qui a envie de s’en sortir et vous ne pouvez pas l’aider. » Ne pas pouvoir accéder au crédit amortissable « empêche des opportunités », regrette Dilnuva.
ROSETTE : « IL Y A UNE ESPÈCE DE RIGIDITÉ, D’AUTOMATISME, D’INHUMANITÉ »
Pour Rosette, les ennuis ont commencé, il y a trois ans, lorsqu’elle a divorcé de son mari, à l’âge de 66 ans. Du jour au lendemain, cette ancienne vendeuse dans une boutique de vêtements a dû vivre avec sa retraite de 1100 euros. « Je n’ai pas voulu demander une pension alimentaire, j’avais besoin de couper les ponts », précise-t-elle.
Son installation à Cavaillon dans le Vaucluse, pour se rapprocher d’une amie, occasionne des frais exceptionnels. « À ce moment-là, j’ai été à découvert de 500 euros. Cela ne paraît pas beaucoup, mais pour moi c’est énorme. Je n’arrivais pas à le solder. Cela commençait à m’empêcher de payer le loyer. » Sa conseillère bancaire lui suggère alors de déposer un dossier de surendettement à la Banque de France. « Les crédits ont été gelés, cela m’a permis de repartir de zéro. Mais du coup, comme je suis fichée, je n’ai plus droit à un découvert. »
Depuis, une fois que Rosette a dépensé ses 1100 euros mensuels, le moindre chèque ou prélèvement est rejeté et des frais lui sont ponctionnés.
En cette matinée du mois de décembre, assise à la table de son séjour, Rosette nous tend un courrier de la banque reçu la veille. Les prélèvements automatiques de novembre pour payer l’électricité, le gaz et l’eau ont été rejetés. Montant total des factures impayées : 61,78 euros. Pour ces rejets, la retraitée devra payer à sa banque 70,52 euros de frais. « Cela faisait cinq mois que ça ne m’était pas arrivé. Mais en novembre j’ai eu des dépenses imprévues : des frais de médecin et des courses pour accueillir ma famille pendant deux jours. »
11,40 euros
En janvier 2018, un chèque de 67,40 euros pour payer le dentiste a été rejeté car il manquait 11,40 euros sur son compte. « Habituellement je n’ai jamais de chèque rejeté. Cette fois-ci, je savais qu’il me manquait un peu d’argent sur mon compte, confie la retraitée. Mais je pensais que pour 11,40 euros, cela passerait. » Ce n’est pas passé. Montant des frais d’incident : 59,99 euros.
« Je compte le moindre sou, s’étrangle Rosette. J’ai 900 euros de charges par mois, dont 530 euros de loyer. Il me reste 200 euros pour vivre. Je me prive de beaucoup de choses, les sorties, je ne sais même plus ce que c’est. Ma priorité : payer mes factures et manger. Ce mois-ci j’ai encore dû aller chez le médecin. Nous sommes le 12 et devinez combien il me reste : 50 euros. »
Sur l’année 2018, Rosette a comptabilisé 540 euros de frais d’incidents bancaires. « Suite à un rendez-vous, ma conseillère a accepté de les diminuer de 100 euros, car j’en avais besoin pour régler l’opticien. » Pour payer ces frais, la sexagénaire a dû vendre des bijoux : une chaîne achetée en Égypte il y a 30 ans, un petit pendentif et son alliance, pour une valeur totale de 160 euros. Lors d’un rendez-vous pris avec la directrice de l’agence bancaire, elle s’est vu répondre : « Madame, il faut bien gérer votre argent. »
À l’évocation de ces souvenirs, les émotions remontent. « Je ne veux pas parler comme les gilets jaunes, mais je suis en colère. » Puis Rosette se reprend : « Je m’excuse de m’emporter. Mais je trouve ça injuste. » Elle a demandé à la directrice si, lorsqu’elle avait des agios, elle ne pouvait pas les payer en deux fois « afin qu’il (lui) reste un petit budget pour terminer le mois ». Réponse négative. « Elle m’a dit que leur logiciel ne fonctionnait pas comme ça. »
En revanche, il lui a été proposé de souscrire à l’Offre spécifique à la clientèle fragile (OSCF). Cette offre présente le double avantage d’être peu chère (3 € par mois) et de garantir des frais d’incidents limités à 20 euros par mois et 200 euros par an. En contrepartie, les clients doivent renoncer à la carte bancaire classique, pour une carte à autorisation systématique, et au chéquier, pour deux chèques de banque mensuels.
Pas de distinction
C’est ce dernier point qui a poussé Rosette à refuser. « J’ai besoin d’un chéquier pour ne pas tout le temps être dans le rouge, explique la retraitée. Cela me permet de m’arranger avec les médecins ou l’opticien. De leur demander d’attendre que j’aie été remboursée par la sécu et la mutuelle avant de déposer les chèques. Et parfois de leur faire quatre chèques à encaisser en quatre mois, au lieu d’un gros chèque. Avec un chèque de banque, ce n’est pas possible : il est à encaissement immédiat. »
Rosette est allé evoir d’autres établissements. « L’un acceptait de m’ouvrir un compte, mais sans chéquier, ni carte de paiement, juste une carte de retrait. Un autre m’a carrément fait comprendre que je ne les intéressais pas… » La sexagénaire dénonce « une espèce de rigidité, d’automatisme, d’inhumanité » dans la manière dont les banques gèrent leurs clients en difficultés : « Ils ne font aucune distinction entre les personnes qui dépensent sans compter, et celles qui n’y arrivent pas, comme moi, malgré une gestion rigoureuse. »
VIRGINIE : « VOUS ÊTES SUR LE FIL TOUT LE TEMPS, SANS MARGE DE MANŒUVRE, C’EST ÇA QUI FAIT PEUR »
Il y a d’abord eu ces travaux d’huisserie. C’était en 2012 dans son ex-maison où elle vivait avec le père de ses quatre enfants, dont elle est aujourd’hui séparée. Puis un accident de voiture, sans assurance. Et enfin, il y a deux ans, un trop-perçu réclamé par la Caf, sur fond de conflit avec son ex-conjoint. À chaque fois, des sommes importantes, entre 7 000 et 8 000 euros.
Trois boulets qui ont progressivement plongé Virginie dans une situation très critique : loyers et factures impayés (EDF, cantine), crédits à la consommation « pour faire les courses », découverts bancaires. Aujourd’hui, cette Brestoise de 49 ans, boulangère dans une grande surface pour 1300 euros nets - auxquels il faut ajouter 1000 euros d’allocations familiales - rembourse tous les mois 400 euros à ses créanciers dans le cadre d’un plan d'apurement de son surendettement, suivi par la Banque de France. « J’en ai encore pour huit ans. »
Huit ans « sans droit au découvert, sans accès au crédit », souligne-t-elle. « Vous êtes sur le fil tout le temps, sans marge de manœuvre, c’est ça qui fait peur. Si ma voiture ou ma machine à laver lâche, comment je fais ? »
Virginie parle en connaissance de cause. Suite à un accident, il y a quelques mois, elle a dû racheter une voiture, condition indispensable pour garder son travail. Pour cela, elle avait besoin d’emprunter entre 3 000 et 5 000 euros. Impossible. Ses deux demandes successives de microcrédit, déposées dans deux banques différentes, dont l’une avec l’accompagnement du Secours Catholique, ont été systématiquement refusées. C’est finalement grâce à un don du Secours Catholique qu’elle a pu effectuer l’achat du véhicule.
Impasse
Auparavant, Virginie avait déjà essayé d’obtenir un crédit, dans le but, cette-fois ci, de pouvoir se rapprocher de son lieu de travail et de diviser par deux ses frais d’essence. « Pour pouvoir demander un nouveau logement à mon bailleur, un office HLM, il fallait d’abord que je termine de lui rembourser les 2600 euros que je lui devais encore », explique-t-elle : « Mon idée était donc d’emprunter 2600 euros à Action logement, afin de régler ma dette d’un coup et de débloquer ma demande de nouveau logement. Et ensuite, je remboursais 33 euros par mois à Action logement sur 80 mois. »
L’organisme de crédit donne son accord. « Il ne me restait plus qu’à obtenir le feu vert de la Banque de France, que je suis désormais obligée de consulter pour tout nouveau crédit. » L’institution bancaire refuse. « Sans motif, ni explication », précise Virginie, amère, en nous tendant le courrier reçu.
La mère de famille confie vivre parfois difficilement cette situation d’impasse. « Vous essayez de trouver des solutions, vous faites des dossiers avec l’assistante sociale, on vous dit de ne pas baisser les bras… Mais face à ces refus, c’est dur de ne pas se décourager. »
Une fois, Virginie a craqué. Elle avait trouvé un arrangement avec sa banque pour résorber un découvert de 1000 euros. « Je devais payer 100 euros par mois. » Mais un mois, elle n’a pas pu honorer son engagement. La sanction a été immédiate. « Tous les agios sont tombés d’un coup : 400 euros. Je n’ai pas pu retirer les 150 euros hebdomadaires pour les courses et le gasoil. »
Sous le coup de la colère, Virginie décide de bloquer son compte et d’ouvrir un compte Nickel chez un buraliste. « C’est la solution de facilité. Pas besoin de rendez-vous, pas besoin de remplir de dossier. Il faut juste une carte d’identité et vingt euros pour approvisionner le compte. » Mais elle déchante rapidement : « Vous ne pouvez pas déposer de chèque, ils vous prélèvent un euro par retrait quel que soit le montant. Comme vous pouvez rejeter vous-même les prélèvements, certains opérateurs Internet, par exemple, n’acceptent pas les clients qui ont un compte Nickel. Et si vous avez un problème, c’est quasi- impossible de joindre le service clientèle pour faire rectifier la situation. J’ai arrêté de l’utiliser. »
s'adapter
Depuis, Virginie a fait valoir son droit au compte pour obtenir l’ouverture d’un compte bancaire dans une nouvelle banque, avec les services de base : pas d’autorisation de découvert, deux chèques de banque par an et une carte de paiement à autorisation systématique. Mais elle ne se plaint pas. « Au moins, j’ai une agence où me rendre, un interlocuteur à aller voir en cas de problème… C’est plus facile. »
Face aux contraintes, liées à l’absence de chéquier par exemple, elle s’adapte : « Mon fils avait rendez-vous chez le médecin le 29 janvier. Finalement j’ai rappelé pour repousser la consultation au 5 février car je savais que le 29 je n’aurais pas l’argent. Je touche mon salaire le 31. »
ALICE : « SI JE L’ACCEPTE, C’EST AUSSI PARCE QUE JE SAIS QUE C’EST TEMPORAIRE »
Il aura fallu à Alice, étudiante en Seine-et-Marne, et à la bénévole du Secours Catholique qui l’accompagne, s’y reprendre à deux fois pour obtenir un microcrédit de 5 000 euros, remboursable en 4 ans, nécessaire pour financer la formation de la jeune femme.
La première banque approchée a considéré que cette formation ne lui permettrait pas de trouver du travail. « Comment peuvent-ils le savoir ? interroge Alice, un peu abasourdie. Alors que tous les professionnels du secteur concerné avec qui j’ai discuté m’ont dit le contraire. »
Diplômée en psychologie, l’étudiante de 26 ans a entamé en octobre une formation pour être instructrice de pilates (gynmastique douce qui allie respiration profonde et exercices physiques). « Ce sera une certification en plus pour augmenter mes chances de trouver du travail. Savoir animer ce type d’ateliers est une compétence très demandée par les Epadh, les Instituts médico-éducatifs (IME), les hôpitaux de jour… »
voie de secours
L’autre argument avancé par l’établissement bancaire qui a refusé le microcrédit était que la jeune femme, allocatrice du RSA, ne pourrait pas rembourser le prêt. Là encore, Alice ne comprend pas. « Tous les mois je termine en positif, il me reste même plus que ce que je devrais rembourser pour le crédit, assure-t-elle. Comme je vis chez mes parents, je n’ai pas énormément de frais. La plus grosse part de mon budget est consacrée à payer ma formation. » Sa deuxième demande de microcrédit, effectuée auprès d’une autre banque, a abouti. Alice est désormais assurée de pouvoir terminer sa formation.
Le refus de la première banque, qu’elle considère comme arbitraire, lui reste en travers de la gorge. D’autant plus que le microcrédit est déjà une « voie de secours » pour ceux et celles qui ne peuvent pas obtenir de crédit amortissable.
« Devoir passer par le microcrédit ne me pose pas de problème, relativise la jeune femme. Je suis jeune, je viens d’être diplômée… C’est à l’image de ma situation actuelle qui est précaire. Mais si je l’accepte, c’est aussi parce que je sais que c’est temporaire. Je conçois que d’autres personnes, plus âgées, plus avancées dans leur vie, vivent moins bien le fait de ne pas avoir accès au crédit classique. »