Gaza : le combat pour l'emploi malgré tout
« Comment tu vois Gaza ? » Grands yeux verts, foulard saumon recouvrant ses cheveux châtains, Rima, 26 ans, est curieuse de connaître le regard d’un étranger sur la bande de terre de 41 km de long, où elle vit, enclavée entre Israël, l’Égypte et la mer Méditerranée.
On évoque la situation politique, les violences, la guerre. « Oui, c’est aussi une réalité », commente la jeune femme, pensive. « C’est vrai qu’on passe des temps difficiles, on connaît des guerres à répétition… Mais on est gentils », tient-elle à préciser. Elle rit.
Installée devant son ordinateur, Rima suit depuis le mois de novembre, avec une vingtaine d’autres femmes, une formation en secrétariat proposée par le Conseil des Églises du Proche Orient (NECC), partenaire du Secours Catholique. La jeune femme a pourtant déjà travaillé deux ans comme secrétaire dans une entreprise d’agro-alimentaire. Cette formation est « un choix stratégique, explique-t-elle. Avec un diplôme, j’aurai de meilleures opportunités. »
À côté d’elle, Noura, sa belle-sœur, recommence des études après quelques années d’interruption. « Je me suis mariée et j’ai eu trois enfants. Je n’avais plus le temps. Mais je me suis toujours dit que je reprendrais quand ils seraient plus grands. » Initialement, Noura pensait achever son cursus universitaire en management, laissé en suspend. Mais entretemps la situation économique à Gaza s’est détériorée et un diplôme en management « ne servirait à rien aujourd’hui, il n’y a pas de boulot », considère la jeune femme de 34 ans.
Asphyxiée par le double blocus égypto-israélien en vigueur depuis 2007, année de la prise du pouvoir par le Hamas, et subissant les conséquences du bras de fer entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, l’économie gazaouie est exsangue. Dans ce territoire de deux millions d’habitants, plus de 40% de la population active est au chômage, et le taux de pauvreté atteint 39%, selon les chiffres du Bureau central palestinien des statistiques.
Parmi les étudiantes qu’accueille NECC, « beaucoup sont diplômées, en management, en finance, en pharmaceutique, en médecine, en ingénierie, observe Mahmoud Alhalimi, coordinateur des projets pour l’organisation. Mais elles n’arrivent pas à trouver de poste car le marché du travail est très restreint. Chaque année à Gaza, 30 000 étudiants sortent de l’université pour seulement quelques centaines, voire quelques dizaines, de jobs qui se créent. On a 200 000 diplômés au chômage. Certains jeunes veulent fonder une famille mais n’en ont pas les moyens. Cela génère énormément de déception et de frustration. »
« Les mentalités évoluent »
Diplômée en décoration intérieure, Amani, 28 ans, se forme à la couture pour augmenter ses chances de travailler. Un besoin essentiel, dit-elle, « pour me réaliser personnellement et socialement ». Assise à quelques mètres, Lama, 41 ans, partage cette idée d’accomplissement par le travail. Elle, qui est restée vingt ans « à la maison » à s’occuper du foyer et des enfants, a le sentiment que « (son) monde a changé » depuis qu’elle a entrepris cette formation.
« Je sors, j’apprends des choses, je rencontre de nouvelles personnes, se réjouit-elle. Et le regard des autres sur moi a changé, spécialement celui de mes enfants. Avant on me prenait pour une fille un peu "limitée". » Son mari la soutient dans sa démarche. Artisan dans le bâtiment, ses périodes de chômage sont de plus en plus longues à cause des restrictions imposées par Israël quant à l’entrée de matériaux dans la bande de Gaza, sous prétexte qu’ils pourraient servir à un usage militaire. « Du coup, avec mes revenus, je pourrai l’aider à payer les dépenses quotidiennes et les études des enfants qui coûtent cher », prévoit Lama.
« Dans les milieux populaires, on a longtemps considéré que la femme devait rester à la maison. Mais c’est en train de changer à cause des contraintes économiques, observe le docteur Issa Tarazi, directeur de NECC. Et cela influe sur les mentalités. Aujourd’hui, par exemple, quel que soit le milieu social, l’éducation des jeunes, filles comme garçons, paraît naturelle. »
Dans un contexte politique, économique et social de plus en plus sombre et face à un horizon qui semble bouché, NECC mise sur l’accès à l’emploi pour ouvrir des perspectives. « Vu que nous n’avons aucun impact sur la situation politique, c’est notre contribution à la société », explique Mahmoud Alhalimi.
Récemment, un Gazaoui confiait au quotidien Libération : « C’est tabou, mais le manque d’argent déchire petit à petit la fabrique de notre société. » Il évoquait les frères qui se disputent à cause d’une dette, les aînés que l’on ne visite plus par honte d’y aller les poches vides, les chefs de famille reclus à la maison sans argent défiés par leurs enfants, les violences domestiques qui en résultent…
risque de basculement
Mahmoud Alhalimi insiste sur l’attention particulière à porter aux 15-25 ans, « qui sont à un croisement de leur vie et qui, sans perspectives d’avenir, peuvent facilement basculer dans la délinquance, le radicalisme ou la dépression ». Outre les femmes, les jeunes hommes déscolarisés constituent le principal public de NECC.
L’ONG leur propose des formations en électronique, en menuiserie, en soudure et ferronnerie... Longtemps dévalorisée, car considérée comme une voie de garage pour les élèves en échec scolaire, la formation professionnelle attire de plus en plus, contexte économique oblige.
« Aujourd’hui, des familles font volontairement le choix d’y inscrire leur enfant. Et on a désormais des diplômés qui viennent se former », remarque Mohammad El Atrash, superviseur du centre de formation professionnelle (VTC) du village d’Al Qarara, dans le centre de la bande de Gaza.
« L’avantage d’un tel cursus pour les jeunes est que cela coûte moins cher que l’université, dure moins longtemps et garantit, pour la plupart d’entre eux, un travail à la sortie », explique Emad El Jilda, superviseur du VTC de Gaza-Est. Ce quinquagénaire à la moustache grisonnante suit de près les évolutions du marché. « Il y a des nouveaux besoins de savoir-faire. Par exemple, dans la fabrication de rampes d’escalier pour les restaurants et les centres commerciaux. Ou dans la fabrication de double vitrage pour les façades en verre des immeubles d’entreprise. »
En 2017, il a ouvert une nouvelle formation d’installateur-réparateur de climatiseur. « Mais on attend toujours le matériel bloqué en Israël. Si ça ne se débloque pas, on va devoir fermer la formation. »
Partir
Il est 14h, ce mardi après-midi du mois d’avril, et dans son atelier de menuiserie, Ahed attend à côté de sa machine que le courant revienne. En ce moment, la cadence de travail est hachée par de longues coupures, les Gazaouis devant se contenter de quatre heures d’électricité par jour. Une conséquence des tensions entre le Hamas et l’Autorité palestinienne.
Le jeune homme de 22 ans travaille depuis le mois de décembre après trois ans de formation et de stage. Cela lui permet d’aider financièrement ses parents. Il dit avoir gagné confiance en lui et se sentir mieux dans sa peau. « Je peux subvenir à mes besoins et me projeter au moins jusqu’à l’année prochaine. »
Il aimerait fonder une famille et aller travailler « ailleurs car ici l’économie est mauvaise ». Ce serait l’occasion, pour lui qui n’est jamais sorti, de découvrir comment est le monde hors de Gaza. « Ça m’inquiète et en même temps ça m’attire. »
Derrière son ordinateur, Rima, elle aussi, voudrait trouver une opportunité de travail « dehors ». Dans l’idéal, dans le journalisme, sa formation initiale. Mais elle sait, comme Ahed, que ses chances sont minces. Soumises à l’autorisation des autorités israéliennes et égyptiennes, les possibilités de quitter la bande de Gaza sont extrêmement restreintes. Plusieurs dizaines de milliers de demandes sont en attente.
« Mais c’est aussi à cause de la mentalité dans les familles, tient à ajouter le jeune femme, pointant du doigt le conservatisme de la société palestinienne. Les filles ne sont pas libres de voyager comme les garçons. »