La spirale infernale de l'hôtel
Face à l'accroissement du nombre des personnes à la rue, l'État propose depuis une vingtaine d'années des hébergements d'urgence en chambres d'hôtel via le 115. Des conditions d'hébergement indignes maintiennent les familles, en majorité d’origine étrangère, dans la précarité matérielle et morale et ne les aident pas à s'en sortir.
Alors qu'elle venait d'accoucher, Jacqueline* a bien failli dormir dehors avec son nouveau-né en 2015. Elle a appelé le 115 qui l’a orientée vers un hôtel à Vaujours. « Pendant un an et demi, nous avons vécu à l'étroit dans une chambre de 7 m². Mon enfant était tout le temps malade à cause de l'humidité et des moisissures. Il y avait aussi des cafards, des punaises de lit et des souris, c'était très sale ! » témoigne-t-elle.
De nombreux hôtels pourtant financés par la puissance publique sont en effet insalubres. Dans ceux qui restent corrects en termes de propreté, les familles doivent tout de même faire face à l'exiguïté des lieux : une petite chambre pour deux à cinq personnes, l'absence de cuisine et souvent, dans 40 % des cas selon une étude réalisée par le Secours Catholique en 2014 en Île-de-France, les douches et toilettes sont sur le palier.
Difficile, dans ces conditions, de se laver et de se nourrir correctement ! « Le micro-ondes est interdit dans notre chambre », dit Bakaye, hébergé à Sevran. « On doit constamment descendre dans la cuisine commune aux cinq étages de l'hôtel et faire la queue pour pouvoir cuisiner. Ce n’est pas vraiment un chez-nous, du coup. »
Diana, de Poissy, se sent encore moins à la maison, car l'hôtelier, qui a les clés, entre dans sa chambre régulièrement pour contrôler : « Il m'a obligée à me débarrasser de jouets et de vêtements, il me parle comme à un chien. » Les hôteliers imposent fréquemment des règles strictes : interdiction de visites de personnes extérieures, interdiction pour les enfants de jouer dans les parties communes, etc.
Le 115 interdit également de quitter l’hôtel même pour une seule nuit, sous peine de perdre sa place. « Si on s’absente ne serait-ce qu’une nuit, on a peur de perdre notre chambre. Alors on reste là, on est bloqué entre nos quatre murs, et ce depuis trois ans », explique Amina*, de Garges-lès-Gonesse.
Avec son mari et ses trois enfants, elle a par ailleurs connu 12 hôtels différents en six mois, avant d'être stabilisée. Les familles sont en effet souvent ballottées, parfois même d’un département à l’autre. C’est le cas en Île-de-France, où les hôtels sont mobilisés sur toute la région.
Ce ballottage d'hôtel en hôtel, parfois à des kilomètres, a des conséquences sur l'insertion des familles : comment dès lors trouver un emploi stable ? Et scolariser les enfants ? Comment avoir un accompagnement social ? En effet, les familles sont souvent domiciliées à un endroit et hébergées à un autre. C'est le cas de Saïdatou, logée à Magnanville (78) et domiciliée dans le 14e arrondissement de Paris : « L'école de mes enfants est donc à Montparnasse, on a 1h50 de transport tous les matins, l'instituteur de ma fille me dit qu'elle est constamment fatiguée. »
« L'hôtel oblige les familles à gérer quotidiennement l'imprévu et à se prémunir contre l'instabilité résidentielle », écrivent les auteurs de l’étude “Enfances à l'hôtel” de l'observatoire du Samu social et de l’Oned (Observatoire national de l'enfance en danger).
Cette instabilité et cet éloignement isolent les familles qui se coupent de tout lien familial et amical. Les relations au sein même des familles sont compliquées elles aussi du fait du manque d'intimité, ce qui se répercute sur les enfants : « On était comme dans une prison dans la chambre, les enfants étaient enfermés et ne pouvaient même pas circuler », raconte Leloucha, accompagnée par le Secours Catholique.
« Ces limitations créent un sentiment d'oppression ou d'entrave à l'appropriation des lieux comme lieux de vie », observent les auteurs de l'étude. De nombreux enfants, qui représentent la moitié des personnes hébergées, souffrent par conséquent de troubles du sommeil et du comportement. L'hôtel les fragilise encore plus !
Malgré toutes ces conséquences néfastes sur les familles, le nombre de nuitées hôtelières augmente d'année en année. Il est passé de 15 000 en 2010 à 35 000 en 2014. L'offre est aujourd'hui saturée, particulièrement en Île-de-France, d’autant que les personnes hébergées restent désormais plusieurs années à l’hôtel, faute d’alternative. L'État a été pris à son propre piège.
C'est pourtant un non-sens économique, estime Christine Laconde, directrice du 115 à Paris : « L'hôtel coûte 17 € par nuit et par personne, donc à l’instant T, il coûte moins cher qu'un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (30 €). Mais c'est un leurre car à long terme, avec les coûts sociaux et sanitaires, l'hôtel coûte plus cher ! »
Le gouvernement en a aussi conscience. Il a mis en place en 2015 un plan triennal dégageant les crédits de 10 000 nuits d'hôtel pour créer 13 000 places en dispositifs alternatifs et 6 000 places pour les demandeurs d'asile. Reste à savoir si ce plan portera ses fruits.
* Le prénom a été modifié.
Le recours à l'hôtel, un symptome du mal logement
Entretien avec Erwan Le Méner, sociologue, directeur adjoint du Samu social de Paris et chercheur au Centre d’étude des mouvements sociaux
Comment expliquer que l’hôtel soit aujourd’hui devenu une “mise à l’abri” qui dure ?
J’y vois plusieurs raisons : tout d’abord, il y a une réelle carence du parc de logements abordables ; ensuite les structures d’hébergement de longue durée avec accompagnement social de type CHRS sont déjà remplies ; enfin il faut noter que la majorité des personnes à l’hôtel sont sans papiers.
Cela ralentit la sortie du dispositif hôtelier vers des structures de qualité, comme les logements transitoires de type Solibail. Car qui dit absence de papiers dit absence de travail, donc de revenus légaux et de logement. Au final, la demande d’hébergement ne cesse de croître. Parallèlement, le parc hôtelier grossit aussi (plus de 600 hôtels en Île-de-France), mais pas aussi vite que la demande.
L’augmentation du nombre de nuitées hôtelières, ces dernières années, traduit-elle selon vous la réalité du mal-logement en France ?
Oui, cela révèle bien qu’aujourd’hui il est difficile d’avoir un logement. Il n’y a qu’à voir les listes d’attente pour des logements sociaux. Mais il faut aussi noter que l’augmentation des nuits à l’hôtel est une manifestation du durcissement des politiques migratoires.
L’hébergement hôtelier sert d’espace d’attente pour des personnes sans papiers, qui ne sont ni régularisables, ni expulsables. On autorise en quelque sorte ces gens à rester sur le territoire mais, dans le même temps, on fait comme s’ils ne voulaient ou ne pouvaient s’installer durablement.
Diriez-vous que l’hôtel maintient ces familles dans la précarité ?
Je ne pense pas que le problème soit avant tout la taille des chambres ou la propreté. En revanche, ce qui est d’abord difficile à vivre pour les familles, c’est l’imprévisibilité. C’est dur de savoir que l’on devra quitter l’endroit où l’on vit aujourd’hui, sans savoir pour quoi ni pour où.
Le ballottage complique la vie quotidienne et ébranle les ancrages, par exemple celui de l’école, capital pour les enfants comme pour les parents. Tout cela est déstabilisant et produit de la précarité ! Sans parler du fait que les familles sont aussi soumises au pouvoir discrétionnaire des hôteliers. Elles vivent avec la peur au ventre, celle d’être exclues en cas de non-respect du règlement.
L’hôtel coûte 17 euros par nuit et par personne à l’État, mais il faut aussi prendre en compte le coût sanitaire, social et économique. Ne vaudrait-il pas mieux penser à long terme plutôt qu’à court terme ?
Comparé aux autres dispositifs à court terme, il n’y a guère moins cher que l’hôtel. Mais c’est devenu un problème de gestion important, et quand on regarde la lenteur de la sortie d’hébergement à l’hôtel, on se dit qu’on pourrait faire attendre les familles dans de meilleures conditions. À long terme, l’État serait gagnant s’il mettait en place des formules de logement plus stables.
La question qui se pose concerne le droit à habiter, c’est-à-dire non seulement celui d’avoir un toit sur la tête, mais surtout celui d’avoir un rapport familier à son lieu de vie. Dans ce contexte, la loi de 2015 qui vise à créer 13 000 places dans des dispositifs alternatifs est louable dans ses intentions. Et il y a des améliorations notables du quotidien en hôtel, par exemple avec la conception d’hébergements plus adaptés à la vie de famille.
Néanmoins, il faut bien voir que l’État ne peut pas se passer d’hébergements à l’hôtel tant qu’il n’aura pas réglé la question administrative qui conditionne l’accès au logement. Si on supprime l’hôtel sans autre solution pour ces familles sans papiers, elles se retrouveront à la rue !
Agir pour mettre fin au régime de l'hôtel
Au quotidien, le Secours Catholique accompagne les personnes hébergées à l’hôtel pour améliorer leurs conditions de vie. L’association demande aussi la mise en place d’alternatives de logement.
« C’est pas une vie, l’hôtel ! Je survis avec mes trois enfants », raconte Sarah*, qui paie elle-même sa chambre, faute d’avoir pu joindre le 115. « Grâce au Secours Catholique, je reste debout… Quand j’ai besoin de parler, ils sont là. »
« Les personnes qui vivent à l’hôtel sont fragilisées et exclues. Alors, avant tout, nous tissons un lien fraternel de présence pour qu’elles ne se sentent pas abandonnées », explique Hervé de Souich, président du Comité régional du Secours Catholique d’Île-de-France.
Tout est prétexte pour redonner leur dignité aux personnes : cours de français, aide aux devoirs, vacances… « On s’organise avec les hôteliers ou le 115 pour que les familles puissent partir quelques jours », explique Nicolette, bénévole à Épinay. « On leur permet ainsi de souffler. »
L’accompagnement du Secours Catholique vise aussi à permettre aux personnes d’accéder à leurs droits, en les redirigeant si nécessaire vers les services de l’État concernés. Les bénévoles les aident dans leurs démarches pour obtenir des papiers, scolariser leurs enfants, constituer un dossier Dalo (droit au logement opposable) et surtout pour faire appliquer le droit à la domiciliation. Ils font pression auprès du Centre communal d’action sociale (CCAS) local pour qu’il domicilie les personnes vivant en hôtel, ce qui leur permettra d’accéder à un suivi social.
« Notre réseau interpelle localement les pouvoirs publics et agit avec les personnes pour faire appliquer le droit et changer les choses », déclare Matthieu Hoarau, chargé de projets “De la rue au logement”. Autre exemple : le Secours Catholique veut que cesse le ballottage des familles et travaille avec ses partenaires pour pérenniser leur hébergement à l’hôtel, au moins pendant la durée de l’année scolaire.
De même, l’association appelle à un contrôle de la qualité des prestations des hôteliers, qui reçoivent de l’argent public pour la mission qu’ils effectuent. « Nous avons réussi à mettre en place des fiches anonymes de signalement des dysfonctionnements, relate Hervé de Souich. Nos bénévoles les récupèrent et les transmettent au Samu social ou au SIAO. Nous avons aussi le projet de créer une charte d’engagement des hôteliers. »
Résoudre la crise du logement
« Mais au-delà de cette amélioration des conditions de vie indignes à l’hôtel, nous préconisons avant tout la sortie de ce mode d’hébergement et la mise en place d’alternatives durables pour permettre l’insertion des familles », affirme Matthieu Hoarau. Cela passe par l’augmentation du nombre de places d’hébergement d’insertion et des capacités des Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), par la construction de logements sociaux à loyers abordables et par la mobilisation du parc privé et des logements vacants.
À titre d’exemple, depuis trois ans, le Secours Catholique de Clermont-Ferrand et d’autres associations partenaires ont mis en place une intermédiation locative pour des familles déboutées du droit d’asile. Une vingtaine de logements issus des parcs public et privé sont ainsi loués par les associations.
« On offre à ces familles un hébergement plus stable : c’est plus économique et plus efficace socialement, car elles sont mieux accompagnées », explique Pierre Nollevalle, délégué Auvergne-Cantal-Puy-de-Dôme. Le nom de ce projet qui vise à être déployé dans d’autres villes ? “Alternativ’ Hôtel”.
* Le prénom a été modifié.
Voir la série documentaire vidéo du Secours Catholique "De l'hôtel au logement, c'est possible"