C’est un paysage où dominent l’ocre et le vert. La terre presque rouge tranche avec le vert profond de la végétation foisonnante. À perte de vue, des milliers de collines. Le Burundi s’étend sur les hauteurs des Grands Lacs. Ici et là, des maisons en brique et en terre. Une piste cahoteuse fait office de route. À l’arrière d’un taxi-vélo, Justin* s’accroche au conducteur tout en tenant son sac à provisions rempli de farine, de biscuits, de sucre et de savons. Il vient d’acheter ces denrées à Muriza, ville située sur la route nationale à quelques kilomètres de Ruyigi, capitale de la province du même nom. 130 km plus à l’est se situe la frontière avec la Tanzanie.
C’est « jour du Seigneur », alors Justin, qui vient tous les dimanches matin à la messe à Muriza, en a profité pour s’approvisionner. D’habitude, ce jeune de 23 ans parcourt avec son propre vélo la piste de Muriza à Kanyinya, petit village d’une douzaine d’habitations où il vit. Mais depuis plusieurs semaines sa bicyclette est cassée, et Justin n’a pas les 40 000 francs burundais (13 €) nécessaires pour la faire réparer.
Pour manger, il faut faire beaucoup d'efforts.Il doit pourtant se rendre deux à trois fois par semaine à Muriza afin d’approvisionner le petit commerce qu’il a ouvert voici deux ans dans son village. Pour acquérir sa boutique, sa maison et son terrain agricole, Justin est allé travailler deux mois dans les champs en Tanzanie, comme le font beaucoup de jeunes hommes des environs. Il place tous ses espoirs dans son commerce, mais pour le moment il doit réinvestir sa recette quotidienne, soit 30 000 francs burundais (9 €), dans l’achat de nouveaux produits à vendre ou dans des engrais chimiques nécessaires pour ses cultures.
Un sac d’engrais coûte à lui seul 32 000 francs. Comme tous les Burundais, le jeune homme cultive autour de sa maison des haricots, du maïs ou du manioc pour se nourrir. « La vie est dure, explique Justin. Pour manger, il faut faire beaucoup d’efforts, et je ne gagne pas assez avec mon commerce pour faire des économies. »
Pour autant, le jeune homme au tee-shirt orange fluo ne baisse pas les bras. Il a récemment acheté un lapin et quelques cochons d’Inde, 1 500 francs (0,50 €) chacun, qu’il élève dans une des petites pièces de sa maison. Il revend chaque rongeur 2 500 francs (0,80 €) trois mois plus tard. De quoi soutenir un peu l’alimentation quotidienne. Tandis que Justin rentre à la maison, Béatrice*, sa femme, qui porte des cheveux très courts à la mode burundaise, s’active dans une autre pièce au sol de terre battue, autour d’une marmite posée sur un feu de bois.
La jeune femme, qui porte dans son dos un bébé de huit mois, fait bouillir l’eau qu’elle vient de puiser à la rivière en contrebas. Hervé*, l’aîné des enfants âgé de six ans, l’observe de ses grands yeux sombres. Au menu ce soir : haricots rouges et patates douces cultivés autour de la maison. Il faudra dîner avant la tombée de la nuit, faute d’électricité. Une lampe à pétrole dépanne. Justin a pris soin aussi d’acheter une batterie solaire pour recharger son téléphone, utile pour son commerce.
La plupart des jeunes hommes sont obligés chaque saison de s’exiler en Tanzanie pour faire vivre le foyer familial.16 heures. Justin retourne dans sa boutique, sorte de petite cabane au cœur du village, où une fenêtre ouverte sur l’extérieur fait office de guichet. C’est le marché du dimanche soir : des femmes s’installent dans la rue à même le sol pour vendre tabac séché ou petits poissons. Un vieillard vient au guichet de la boutique, commande une bière et entame une discussion : « La vie était plus facile avant. On avait moins de mal à se nourrir, parce que la terre était plus fertile. Maintenant il faut des engrais. La plupart des jeunes hommes sont obligés chaque saison de s’exiler en Tanzanie pour faire vivre le foyer familial, et ils restent une charge pour leurs parents bien au-delà de leur majorité, car ils n’ont pas les moyens de fonder leur propre foyer. L’avenir de la jeunesse burundaise est incertain », dit en soupirant le vieil homme au visage fatigué.
« L’avenir n’est pas rose car la jeunesse est pauvre », renchérit Justin en lui tendant sa bière. Il souhaite que son fils aille à l’école, c’est-à-dire qu’il n’arrête pas comme lui à 13 ans. Le coût élevé des frais scolaires était alors impossible à supporter pour ses parents. « Je rêve que Lionel ait une meilleure vie. Peut-être en devenant prêtre », murmure Justin, car le sacerdoce est considéré au Burundi comme une voie possible d’ascension sociale.
SURPOPULATION
Comme Justin, environ 80 % des Burundais vivent de l’agriculture. Mais la terre devient de plus en plus rare car le pays est petit (un peu plus de 27 800 kilomètres carrés, soit environ la taille de la Belgique) et la population croît d’année en année. Difficile de connaître le nombre exact d’habitants, faute d’un recensement récent par les autorités burundaises. La Banque mondiale, de son côté, estime la population à 13 millions d’habitants en 2023, avec une densité de 442 habitants au kilomètre carré. Cette surpopulation est l’une des principales causes de la pauvreté, explique Rémy Ndarufatiye, l’administrateur de Butaganzwa, chef-lieu de la commune où se situe Muriza : « La croissance démographique est un handicap au développement, car les jeunes sont très nombreux aujourd’hui. L’État forme et encadre les jeunes, notamment via les centres de métiers et les universités, mais il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. »
Une poignée de politiciens ont accaparé les richesses, et le Burundi est désormais dans le top 10 des pays les plus corrompus au monde.
Un avis que nuance André Nikwigize, économiste burundais** : « Il est vrai que les terres sont surexploitées en raison de la croissance démographique, mais le gouvernement n’a pas investi dans la croissance agricole pour les rentabiliser davantage. Il n’y a pas de créations d’emplois pour favoriser la croissance économique. Auparavant, le Burundi produisait du thé ou du café, rappelle-t-il. Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’exportations et les prix des denrées augmentent, prenant la population en otage. La situation économique est catastrophique et cette impasse est due à la mauvaise gouvernance du pays : une poignée de politiciens ont accaparé les richesses, et le Burundi est désormais dans le top 10 des pays les plus corrompus au monde. »
L’économiste pointe également du doigt l’attitude de la communauté internationale, soulignant que les partenaires de développement comme l’Union européenne, la Banque mondiale ou encore la Banque africaine de développement ont suspendu leurs aides après la crise de 2015 à cause du rétrécissement de l’espace civique. Résultat : les Burundais, et en particulier les jeunes, sont pris au piège de la pauvreté. Plus de 6 millions de personnes, soit la moitié de la population, sont en situation d’insécurité alimentaire. Difficile de ne pas y voir une crise humanitaire oubliée de tous.
Dans le village de Nyarurambi, toujours près de la ville de Muriza, la solidarité est de mise pour faire face à cette crise. Sous la direction de la chanteuse Pélagie*, au pagne brillant orangé, une dizaine de femmes du village chantent ensemble en kirundi, la langue nationale, des textes qui appellent les Burundais à se réconcilier. Le chœur anime ainsi des fêtes dans les environs et gagne à chaque fois 15 000 francs (3 €). Une somme que les femmes investissent dans leur club de jeunes et dans le champ de maïs qu’elles cultivent ensemble (voir le positionnement, en bas de cet article).
Pélagie compte sur le développement de cette activité communautaire pour subvenir à ses besoins. La jeune femme habite une maison isolée située à une heure de marche du village, et elle aussi a du mal à se nourrir : « Ma production ne couvre pas mes besoins quotidiens. Je dois acheter au marché. Je vends aussi quelques produits vivriers, mais je gagne au maximum 4 000 francs burundais par marché (1,20 €). J’aimerais pouvoir manger plus », confie-t-elle en touchant le petit chapelet qu’elle porte autour de son poignet, preuve qu’elle garde « espoir et foi en Dieu ».
Nous n’avons pas les mêmes droits que nos frères.
Pélagie reconnaît qu’elle est mal considérée parce qu’elle est une femme, et de surcroît toujours célibataire à 30 ans. « Mes parents sont morts, et mon frère ne m’a pas permis d’avoir une terre plus près du village. Nous, les femmes, nous sommes injustement traitées au Burundi, explique-t-elle, car nous n’avons pas les mêmes droits que nos frères sur les biens familiaux et la terre. Donc nous sommes plus pauvres. » On comprend que Pélagie, la tête haute, n’a pas la langue dans sa poche et qu’elle dérange. Elle s’attache d’ailleurs à prévenir les violences au sein de son village et a pour cela déjà subi des représailles : « J’ai été frappée par des jeunes du parti au pouvoir. Je crains pour ma vie, car il y a toujours des tensions politiques, notamment lors des élections. Le problème, selon moi, c’est la pauvreté, analyse-t-elle, lucide. Les jeunes terrorisent la population parce qu’ils n’ont rien. »
« Les jeunes ne voient pas leur avenir, donc ils peuvent facilement être manipulés par les politiciens », confirme l’abbé Bernard Cubwa, secrétaire exécutif de la Commission diocésaine Justice et paix de Ruyigi, chef-lieu du diocèse. « La jeunesse, qui se débat pour survivre, est à la merci des manipulations des acteurs politiques, qui les poussent à la violence en échange de gratifications financières. Beaucoup de jeunes ont accepté malgré eux d’être recrutés dans la milice affiliée au parti au pouvoir. Ils s’orientent vers le banditisme et la criminalité, et terrorisent leurs concitoyens », poursuit l’économiste burundais André Nikwigize. « Pour moi, cette jeunesse sans emploi est une bombe à retardement, car elle représentera une source d’instabilité pour la société. Sans réformes économiques et politiques, nous allons vers l’implosion totale. »
« Le problème du Burundi, c’est la dégringolade économique », reprend l’abbé Bernard Cubwa de Ruyigi. « C’est vrai, les universités se sont multipliées, et des jeunes sont donc formés, mais il n’y a pas d’emploi. C’est pour cela que nous faisons le pari d’aider les jeunes à se lancer eux-mêmes dans leurs propres activités en créant leurs entreprises. »
Toujours dans la région de Ruyigi, à Rusengo, petite ville située à une trentaine de kilomètres à l’est de Muriza, se trouve justement l’atelier de couture Twiyungunganye, ce qui signifie “améliorons notre sort” en kirundi. Ils sont quatre jeunes, un homme et trois femmes, à avoir monté leur boutique l’an dernier, après avoir reçu une formation professionnelle de six mois organisée par la Caritas de Ruyigi. Chaque jour, dans leur petit local de 3 mètres de long situé au numéro 117 d’une ruelle, les quatre couturiers se mettent au travail pour rapiécer les vêtements des habitants de Rusengo. Ils ont décidé de travailler ensemble afin de mutualiser les charges, notamment la location du local, les frais de veilleur de nuit pour empêcher les vols et la taxe communale. Mais les clients restent rares, constate Prudence*, 22 ans, les cheveux en brosse, le regard franc : « On gagne trop peu. Peut-être 100 000 francs. (32 €) les jours de fête, mais ça reste exceptionnel. Aujourd’hui on n’a pas eu un seul client. »
La jeune femme, occupée à coudre un tee-shirt dans un métrage de wax, explique qu’elle doit par ailleurs rembourser le crédit de 400 000 francs (125 €) qu’elle a pris auprès d’un ami pour acheter sa machine à coudre à pédale. Alors les quatre jeunes continuent tous les matins à cultiver les champs de leurs parents, à une heure de distance, pour pouvoir manger, avant de venir travailler dans l’atelier les après-midi, mais aussi le reste de la journée du dimanche après la messe. « Nous avons suscité un véritable intérêt en travaillant ensemble, car depuis nous avons un peu plus de clients », reconnaît Prudence, espérant qu’un jour elle sera autonome et ne dépendra plus de ses parents, à la campagne. Par ailleurs, note encore l’économiste André Nikwigize, « de nombreux jeunes font le choix de l’exode rural, vu la pression démographique sur les terres cultivables ». S’installer en ville permet d’envisager des jours meilleurs.
C’est en tout cas ce qu’ont recherché Vincent*, 25 ans, et ses trois grands frère et sœurs qui, devenus orphelins alors que Vincent n’avait que 12 ans, ont quitté la ferme et les champs familiaux de Butezi pour venir s’installer à Ruyigi, la grande ville de l’est du pays. Vincent, rare jeune à pouvoir s’exprimer en français, qu’il a appris à l’école, a passé le baccalauréat et obtenu un diplôme d’économie rurale à l’université. Depuis, il peine à trouver du travail. Alors ses sœurs aînées lui ont payé les frais d’inscription de 30 000 francs burundais (9 €) pour une formation trois jours par semaine, durant six mois, à la mécanique et à l’électricité, toujours avec la Caritas. « Après, j’espère pouvoir fonder mon entreprise de mécanicien ici, à Ruyigi. Nous, les jeunes, analyse Vincent, ne pouvons rien attendre de l’État. C’est donc à nous de nous prendre en main. »
Mon rêve, c’est de gagner de l’argent avec ma future entreprise.
Dans la salle du centre de formation, le jeune homme et les 39 autres élèves sont répartis autour de quatre tables. Aujourd’hui, ils doivent changer la fréquence d’une installation électrique pour allumer une ampoule. Mais ils manquent de voltmètres et de pinces pour couper les fils. Medi, leur formateur aux cheveux grisonnants, regrette ce manque de matériel pour apprendre, dû selon lui à un défaut d’encadrement de l’État. Mais Vincent, vêtu d’une chemise noire de la même couleur que ses yeux au regard vif, s’accroche : bientôt il sera formé et fondera son entreprise de mécano de motos. En attendant, il soutient ses deux grandes sœurs, son frère ayant intégré le séminaire pour devenir prêtre. Il fait le marché, mais « les prix sont devenus trop chers pour répondre à [nos] besoins, on se contente de manger deux fois par jour », dit-il, et il est parfois difficile de trouver certaines denrées, comme le sucre. Alors, chaque mercredi, une fois ses cours terminés, Vincent parcourt à pied les 30 kilomètres qui le séparent de Butezi, son village natal, pour travailler aux champs et rapporter du maïs ou des haricots pour le prochain repas.
De retour dans la maison de sa sœur aînée, au cœur de Ruyigi, à 15 minutes à pied du centre de formation, Vincent s’active à faire cuisine, vaisselle et lessive. La fratrie est solidaire : les deux sœurs hébergent le jeune homme à tour de rôle. Vincent sait qu’il a la chance d’avoir un toit, avec un matelas pour dormir. Mais il ne veut pas être un poids toute sa vie pour ses deux grandes sœurs. « Mon rêve, c’est de gagner de l’argent avec ma future entreprise pour pouvoir être autonome et fonder une famille, confie le jeune homme. Et aussi de créer une association pour les orphelins et les enfants de la rue. »
*Les prénoms des jeunes ont été modifiés. ** Les économistes burundais rencontrés ont préféré ne pas s’exprimer, en raison du contexte politique tendu. André Nikwigize, aujourd’hui en Amérique du Nord, a été conseiller économique auprès des Nations unies. Il a fondé l’ONG Partners for Peace and Prosperity.
15 ans d'action auprès de la jeunesse burundaise
La pauvreté de la jeunesse burundaise est un terreau fertile pour des tensions politiques et sociales. À chaque élection, c’est la même crainte de violences, surtout au regard des conflits ethniques passés entre Hutus et Tutsis. « L’Église ne peut pas rester les bras croisés face aux crises cycliques, alors elle aide la jeunesse à être soudée et à se développer pour préparer l’avenir, ceci afin de prévenir les racines du mal », explique Antoine Hasabumutima, responsable du projet cohésion sociale de la CEJP (Commission épiscopale Justice et paix), partenaire du Secours Catholique au Burundi. Depuis plus de quinze ans, les Commissions diocésaines Justice et paix (CDJP) mobilisent ainsi les jeunes au sein de clubs Justice et paix dans les paroisses, afin qu’ils échangent ensemble et apaisent les tensions locales. Elles les incitent aussi à travailler ensemble au développement de leur communauté via des élevages communs de porcs ou de chèvres, ou des cultures agricoles. Les jeunes peuvent également souscrire des crédits à faible taux d’intérêt auprès du club. « Nous veillons ainsi à cimenter la base. Nos jeunes se mettent ensemble et sont plus résilients pour éviter des tueries », se félicite l’abbé Bernard Cubwa, secrétaire exécutif de la CDJP Ruyigi, citant le fait que les jeunes du parti au pouvoir et les jeunes de l’opposition travaillent désormais ensemble au sein des clubs. Les Caritas, autre mouvement d’Église, ont par ailleurs mis en place des centres de formation professionnelle (mécanique, couture, menuiserie) et aident les jeunes à créer des activités génératrices de revenus afin qu’ils accèdent au marché du travail.