À Marseille, une parenthèse sur l'eau pour les enfants des quartiers
Le doux clapotis des vagues, un soleil généreux qui illumine les voiles des bateaux comme les immeubles voisins, et, au loin, les collines qui encadrent la rade… Le paysage, depuis la plage de la Pointe Rouge, a beau valoir le coup d’œil en ce jeudi matin, Malak et Iska ne lui prêtent aucune attention.
Les deux petites filles de 10 ans sont penchées sur leur Optimiste, qu’elles vont bientôt mettre à l’eau. « Donne-moi le fil, là ! Il faut le mettre sur ce truc », lance la première à la deuxième. « Tu mets le boot sur la poulie », rectifie Thomas, l’un des deux moniteurs de voile de l’UCPA qui encadrent le groupe d’apprentis navigateurs.
« Ah oui, c’est ça, la poulie ! » s’exclame Iska, pendant que Malak refait le nœud de huit que vient de lui montrer Thomas. Le vocabulaire marin, rappelé aux enfants le matin même, dessin à l’appui, par Louis, l’autre moniteur, n’est pas encore totalement intégré. Mais les pilotes des petites embarcations, gilets de sauvetage sur le dos, ne se font pas prier lorsqu’il s’agit de pousser leurs optimistes à l’eau et d’y grimper.
L’excitation est palpable, et, une fois lancés sur les flots bleus, le plaisir devient évident. « Maintenant on met la dérive », lance Louis. « Nous allons faire cap vers Notre-Dame-de-Garde ! » enchaîne Thomas. Iska fait gonfler la voile, pendant que Malak, au gouvernail, vise la célèbre église marseillaise.
Entre concentration et jubilation, la bande de jeunes marins « tirent des bords » pendant une demi-heure. Puis leurs moniteurs les autorisent à sauter à l’eau : les cris de joie et les rires se mêlent alors au fracas des plongeons plus ou moins maîtrisés.
parenthèse enchantée
Cette semaine sur l’eau est un peu une parenthèse enchantée pour ces enfants, qui habitent dans les quartiers Nord de Marseille ou le 3e arrondissement, l’un des plus pauvres de la ville. Iska a passé une semaine en « colo » dans les Alpes, et les parents de Malak ont emmené leurs trois enfants quelques jours sur la côte espagnole.
Mais la plupart des autres participants au stage ne sont pas sortis de Marseille depuis des semaines, voire des mois. « D’habitude, l’été, on part dans ma famille en Algérie, à Batna. Mais cette année, à cause du Covid, on n’a pas pu y aller », regrette Karima, la maman de Hossam, 12 ans, un petit garçon vif et curieux.
« A Batna, je joue avec tous mes cousins et cousines ! Mais cet été, je me suis bien ennuyé… Surtout au début des vacances : on sortait pas trop parce que ma mère avait peur du Covid », raconte celui-ci, qui s’est pris de passion pour le kayak.
La joie de Hossam est d’autant plus grande que les derniers mois ont été difficiles. « Pendant le confinement aussi, je me suis ennuyé ! Mais en plus la maîtresse envoyait plein de devoirs, on travaillait plus que d’habitude en fait », s’exclame-t-il. Sa maman évoque surtout la difficile gestion quotidienne du foyer confiné.
« Avec quatre enfants dans un petit appartement, c’était très fatigant ! ». Pour autant, elle s’estime chanceuse, parce que son mari étant salarié, la famille n’a pas vraiment eu de problème d’argent pendant cette période.
Dans le sillage du virus, les soucis financiers
Car si le Covid 19 est un coup dur pour les liens des familles transnationales, il l’est aussi pour le porte-monnaie de beaucoup de ménages modestes. C’est le cas pour Amina, qui scrute depuis la plage les prouesses nautiques de ses deux plus grands fils, Belkacem et Mamar, tout en berçant le petit dernier.
« Comme on est en attente de papiers, mon mari ne peut faire que des petits boulots au noir, sur le marché ou des ménages. Et tout ça s’est arrêté avec le confinement… On n’a pas eu de revenus entre mars et fin mai », raconte-t-elle.
« Pour manger, ça allait, grâce à l’aide des associations. Mais on n’a pas pu payer notre loyer. Et maintenant on a une grosse dette vis-à-vis de la propriétaire. Elle menace de nous expulser », poursuit-elle d’une voix inquiète. Elle songe à demander une aide spécifique, mais la situation administrative de la famille risque d’être un sérieux handicap pour l’obtenir.
Pendant que Karima ajuste sa tenue de bain couvrante, Amina retrouve le sourire en parlant des activités auxquelles elle participe toute l’année avec l’antenne locale du Secours Catholique. « On fait des goûters au parc avec les enfants, ou une sortie sur l’île du Frioul… Et puis une fois par mois, on a un budget alloué et on cuisine un bon plat et des gâteaux qu’on partage tous ensemble, les accueillis et les bénévoles ».
Mais pour elle comme pour les autres familles présentes, les sorties en groupe ou repas partagés ont été plus rares depuis mars. Et puis Amina, son mari et ses enfants ne peuvent pas retourner en Algérie tant qu’ils n’ont pas leur titre de séjour : ces quelques jours d’initiation aux sports nautiques sont d’autant plus précieux pour ses fils. « Habituellement, l’été, mon mari les emmènent un peu à la plage. Mais sinon on reste dans le quartier. »
La hantise de passer les vacances à la maison, après y avoir été enfermés deux mois au printemps, a probablement poussé de nombreux parents à se tourner vers les activités proposées par le Secours Catholique.
« On a eu beaucoup plus de demandes que l’an dernier, pour les séjours dans les Vosges comme pour cette semaine "sports nautiques" », souligne Iryna, bénévole du Secours Catholique en charge de l’organisation du stage. « On sait que les gens sont moins partis en vacances que d’habitude, mais c’est encore plus vrai dans les quartiers populaires. »
Même si le Covid n’avait pas fermé les frontières, Amal et sa famille n’aurait pas pu se rendre en Egypte, leur pays d’origine. « Cela nous coûterait au moins 2000 euros, c’est impossible », explique la maman de Mickaël et Rafaël, 13 et 10 ans, devenus en une semaine de fervents navigateurs, aussi ravis de leur expérience que leur maman.
« Ils en avaient fait une fois avec l’école », raconte-t-elle. « Mais c’est la première fois qu’ils ont des explications précises comme ça sur le vent, le fonctionnement du bateau... Ils adorent ! »
Puis, lorsque l’on aborde la crise sanitaire actuelle, le visage d’Amal s’assombrit tout-à-coup. Elle évoque son expérience d’aide-soignante dans les hôpitaux psychiatriques et centres pour handicapés pendant le confinement.
La peur d’Amal est encore plus grande pour sa famille en Egypte. « Là-bas, si jamais on tombe malade, on doit payer très cher pour être soigné. » Elle, qui est copte, s’estime donc très chanceuse d’être en France. « Ce qui est bien aussi au Secours Catholique, c’est qu’il y a beaucoup de langues, de nationalités et de cultures différentes, beaucoup de partage… Pour mes fils, je pense que c’est important. »
À quelques mètres de là, Mickaël, Hossam, Malak et les autres viennent de mettre le « paddle géant » à l’eau. En attendant les instructions des moniteurs, ils s’amusent à sauter puis remonter sur cette grande bouée où ils tiennent tous ensemble.
Ils s’essaient à de jeux d’équilibre ou s’éclaboussent avec leurs rames, dans de grands éclats de rire. À cet instant, les problèmes d’argent ou la peur du méchant virus semblent loin, très loin.