Huaquechula
Pourquoi leurs pères, frères, sœurs et parfois elles-mêmes ont quitté leur village, il y a vingt ou trente ans, pour tenter leur chance aux États-Unis ? Pourquoi les jeunes partent moins aujourd'hui ? À l'ombre du monastère franciscain de Huaquechula, Carolina Alejo, Selerina Sacramento, Judith Alonzo et Paola Juarez témoignent.
« Je dirais qu'environ 40% de la population du village vit aux États-Unis », estime Judith Alonzo. « C'est difficile à quantifier », intervient, à sa gauche, son amie Selerina Sacramento. « Est-ce qu'on comptabilise encore comme villageois, ceux qui ont refait leur vie là-bas? » Vrai débat.
Ce qui est certain c'est qu'à Huaquechula, petit bourg de quelques milliers d'habitants, situé dans l'État de Puebla, au centre du Mexique, toutes les familles sont concernées par le phénomène de la migration.
Puebla compte parmi les huit États du pays, sur trente-deux, qui ont fourni plus de 80% des migrants mexicains, dans les années 1980 et 1990.
Durant cette période, l’émigration a été massive. « Les États-Unis connaissaient une prospérité économique, alors que chez nous il n’y avait pas de travail », rappelle Judith Alonzo.
Carolina Alejo se souvient du départ de son père, il y a trente ans. « Il était paysan, il cultivait les cacahuètes, le maïs, le jicama (une tubercule, ndlr). En 1988, il y a eu une sécheresse, donc pas de récolte. C'est ce qui l'a décidé à partir. »
La traversée du pays comme celle de la frontière étaient plus simples. « Il y avait beaucoup moins de narcotrafic et de violence. » Et puis ceux qui rentraient, « racontaient leur vie là-bas et donnaient envie aux autres ».
Parfois ce sont des générations entières qui ont migré. Après ses cinq frères, Paola Juarez a ainsi vu partir ses cinq fils.
Selerina Sacramento, elle, a accompagné ses trois frères lorsqu'ils ont rejoint leur père en 1986. Femme de ménage, elle n'a pas aimé le comportement des Américains à son égard. Elle est rentrée au bout de quatre ans. Ses frères, eux, sont restés.
Depuis quelques années, les départs sont plus rares. « Aujourd'hui, voir toute une génération d'enfants partir aux États-Unis ne paraît plus possible », constate Judith Alonzo. Pourquoi ? Les raisons sont multiples.
D'abord, l’argent envoyé par la diaspora a contribué à améliorer les conditions de vie. « Les maisons ont changé, raconte Selerina Sacramento. Il y a plus de confort. Presque tout le monde a une salle de bain, la télévision, le téléphone, Internet. »
Carolina Alejo souligne aussi le facteur démographique : « De quatre à sept enfants par famille, on est passé aujourd'hui à un ou deux. Cela permet de mieux s'occuper d'eux, de pouvoir leur payer des études. »
Ensuite, poursuit Carolina Alejo, « le gouvernement a investi dans l'éducation, avec des bourses qui permettent aux jeunes d'étudier, et dans les infrastructures. Aujourd'hui, il y a trois bus par jour pour aller à Atlixco, la ville d'à côté. Quand j'étais plus jeune, il fallait marcher pour s'y rendre. Le développement des transports permet désormais d'aller travailler à Atlixco ».
D'autres raisons sont moins réjouissantes. Avec le développement du narcotrafic, la traversée du pays et le passage de la frontière sont devenus beaucoup plus dangereux.
« Cela a un effet dissuasif, reconnaît Paola Juarez. Par ailleurs, les narcotrafiquants donnent du travail et un bon salaire aux garçons des familles pauvres qui, du coup, n'ont plus besoin de partir. »
Bloqués aux États-unis, du fait du renforcement des frontières, ceux qui sont partis reviennent rarement avant des années, voire des décennies. Loin des yeux, loin du cœur, avec le temps, les liens souvent se distendent. Et parfois se rompent. Pour celles qui sont restées, le sentiment d'abandon est dur à vivre. À Ballarta, elles ont monté un groupe de soutien psychologique.
Dans la cour de la ferme, entre deux vieux pick-up Chevrolet, elles ont dressé une longue table et disposé quelques chaises de jardin. Elles sont une vingtaine de femmes réunies, en cet après-midi du mois de février, chez Elvira Gonzalez, à Vallarta, petite ville de l’État de Puebla, dans le centre du Mexique.
Chacune a apporté une bouteille de Pepsi ou un thermos de café, des tortillas et des gâteaux faits maison. Sur la nappe en dentelle blanche, elles ont aussi déposé des photos, certaines encadrées avec soin.
On y aperçoit des hommes et des femmes, seuls, en famille ou en couple, plus ou moins jeunes. Ce sont leurs maris, leurs frères et soeurs, et leurs enfants partis vivre aux États-Unis. « La famille se désintègre peu à peu », constate Soccoro Rivera Martinez.
L’absence des hommes n’est pas facile à gérer. « Le plus dur, c’est d’être père et mère en même temps », assure Soccoro, suscitant l’approbation des femmes qui l’entourent.
« C’est difficile de conjuguer travail et éducation. Les enfants reçoivent de l’argent de leur père, ils ont le sentiment de tout avoir et ne respectent plus leur mère qui les élève seule, confirme Norma Vasquez. Parfois, ce sont les deux parents qui sont partis et les petits vivent avec les grand-parents qui sont trop vieux pour bien s'en occuper. Les enfants sont livrés à eux-mêmes. Ils ne voient pas l’intérêt de travailler. Ils préfèrent traîner avec de mauvaises personnes, faire n’importe quoi, se droguer... »
L’illégalité de leur situation aux États-Unis empêche la plupart des émigrés mexicains de venir voir leur famille. Face au renforcement de la frontière américaine, le risque est trop grand de ne pouvoir la franchir à nouveau pour « rentrer » travailler. La séparation dure des années, voire des décennies.
Souvent, les liens se distendent. « L’affection se perd », regrette Soccoro. Les contacts par mail ou téléphone se raréfient. Jusqu’au jour où « certains oublient pourquoi ils sont partis, pour quels rêves ils ont migré. Ils refont leur vie là-bas et finissent par couper les ponts ».
C’est ce qui vient d’arriver à Eloina Carpinteiro. Parti depuis six ans, son mari l’a appelée pour lui dire qu’il avait rencontré quelqu’un et qu’il ne rentrerait pas. Il l’a aussi prévenue qu’il ne lui enverrait plus d’argent. Désormais seule à assumer leur dernier fils de 15 ans, Eloina est venue cet après-midi chercher un soutien.
C’est le but de ces réunions hebdomadaires lancées avec l’appui du Service jésuite aux migrants (SJM), partenaire du Secours Catholique. Ces femmes peuvent sortir de leur isolement, partager leurs sentiments et leurs tracas du quotidien avec des personnes qui vivent la même expérience.
Pour pouvoir aider l’une ou plusieurs d’entre elles en cas de coup dur financier, elles ont aussi monté une banque solidaire à laquelle chacune cotise. Ce volet économique est d’autant plus important que depuis la crise de 2008, la situation des proches vivant aux États-Unis s’est précarisée. Les envois d'argent sont plus aléatoires.
Lorsqu'on les interroge sur le cœur du problème, la vingtaine de femmes réunie est unanime : « Il faut de meilleures possibilités de travail ici. Et puis, il faut ouvrir la frontière, pour que ceux qui vont travailler aux États-Unis puissent traverser librement et revenir régulièrement voir leur famille. »