Migrants à Calais : en attendant la traversée
Le ciel est encore gris, ce matin du mardi 22 octobre. Mais le soleil devrait se lever, laissant envisager de nouvelles tentatives de traversée de la Manche en small boats, ces petites embarcations d’une dizaine de mètres généralement utilisées par les passeurs. Cela fait plusieurs jours qu’aucune n’a réussi à atteindre le Royaume-Uni, si l’on en croit le décompte établi quotidiennement par les autorités britanniques.
Dans le centre-ville de Calais, le beffroi de la mairie égrène les heures. Les cris des goélands rappellent que la mer n’est qu’à quelques centaines de mètres. Près de la gare centrale, les quais de la Meuse, de la Moselle, de la Gironde ou encore du Danube sont envahis de blocs de pierre : plusieurs milliers de tonnes de roches censées empêcher les migrants de se fixer en ces lieux. Qu’importe, une cinquantaine de tentes sont plantées près des voies de chemin de fer. C’est le campement des Syriens, les exilés se regroupant pour la plupart par communauté ou région d’origine.
Anxiété
Yasen (1), casquette noire sur la tête, bague en argent à l’annulaire gauche, montre le trou dans la toile de sa tente. Par gestes, il fait comprendre qu’il a froid la nuit, car il n’a plus de duvet. Juste un drap et son sweat-shirt noir. « La police vient nous expulser tous les deux jours et confisque notre matériel. Et on doit alors dormir ailleurs, sans protection, en attendant de retrouver des tentes », explique-t-il en arabe. Yasen a 28 ans, il est arrivé à Calais avec son cousin Saïd (1), 19 ans, il y a cinq jours. C’est un peu son protégé. Il raconte avoir quitté la Syrie il y a deux mois et demi. Avion jusqu’en Libye, puis route à travers l’Algérie, traversée de la Méditerranée, avant de rejoindre l’Espagne puis la France. Ils visent l’Angleterre car ils ont appris que la procédure d’asile y était plus rapide pour les Syriens (à la date de réalisation de ce reportage, Ndlr). L’homme parle calmement mais ses yeux trahissent son anxiété. Il avoue qu’il nage « comme ci comme ça », et qu’une nouvelle traversée en mer lui fait peur : « Bien sûr que ce voyage est dangereux, mais je suis prêt à tous les sacrifices pour avoir une vie meilleure. »
À Calais, les associations leur permettent de manger une fois par jour et de recharger leurs téléphones, en attendant. Ils ont hâte d’arriver de l’autre côté de la mer : « Ici, à Calais, il n’y a rien à faire d’autre que d’errer et d’attendre la police. On ne peut pas rester stable. C’est un peu comme une prison. Je pensais être mieux traité en Europe… Pourtant on ne fait rien de mal. On veut juste partir », déplore Yasen.
À quelques kilomètres du beffroi et de la zone enrochée du centre-ville, le port, l’Eurotunnel et la gare TGV Calais-Fréthun sont barricadés derrière d’imposants murs de barbelés. Tout est sous contrôle. Comme il devient difficile pour les personnes exilées de s’installer dans le centre de Calais, beaucoup vivent désormais en périphérie, notamment autour de l’hôpital à proximité de l’autoroute A16.
Il est presque midi quand l’association Salam (2) gare sa camionnette dans un chemin de terre, une impasse proche du centre hospitalier. Une cinquantaine d’hommes, de femmes et d’enfants surgissent alors de fourrés avoisinants où ils ont dissimulé leurs tentes. Ils forment une file d’attente pour recevoir du pain, de la confiture, des fruits.
Tout le monde sait que nous sommes là, mais seules les associations nous aident !
Omar (1), le regard franc et la tête haute, est de ceux-là. Ce Somalien de 35 ans est depuis deux semaines déjà à Calais. Il a quitté son pays en décembre dernier et a préféré laisser sa femme en Italie, le temps pour lui d’atteindre le Royaume-Uni dans l’espoir de la faire venir par la suite. Il joue le fier devant ses compatriotes et en riant il baragouine en anglais : « Il n’y a aucun problème ici, c’est presque un hôtel, ce campement, et je n’ai pas peur de la mer. Je vais y arriver. » Il a déjà tenté la traversée deux fois avec des amis. Tous s’étaient cotisés pour acheter un bateau. Mais l’embarcation a pris feu et certains ont été blessés, explique-t-il, en pointant du doigt leurs brûlures.
Derrière Omar, Youssef (1), un Iranien, tempère : « Tout le monde a peur de la mer car c’est quasiment mission impossible. Mais on n’a pas le choix. » Lui parle allemand car il a vécu outre-Rhin plus de dix ans, mais son titre de séjour n’a pas été renouvelé. Il enrage : « La situation est absurde ici, à Calais : tout le monde sait que nous sommes là, mais seules les associations nous aident. Nous sommes des invisibles ! » La distribution de Salam à peine terminée, Omar et Youssef s’empressent de disparaître derrière les fourrés pour retrouver leur campement.
Retour dans le centre-ville de Calais, rue de Moscou. L’accueil de jour du Secours Catholique est ouvert trois après-midi par semaine, pour offrir un lieu de répit aux personnes migrantes (qui y viennent à pied ou en bus quand leur campement est loin). Le lieu propose aussi un espace ouvert exclusivement aux femmes, cette fois quatre après-midi par semaine. C’est le cas ce mardi.
Dans la salle principale, Khadija (1) recharge son téléphone portable et sa batterie externe. « C’est bien ici, je me repose », murmure-t-elle avec un sourire, en buvant un thé chaud. Elle n’a pas 40 ans, mais déjà un visage marqué, bien que lumineux sous son voile blanc. D’origine palestinienne, Khadija a grandi dans les camps de réfugiés à Damas. Elle a quitté la Syrie il y a six ans avec son fils Amin (1), aujourd’hui âgé de 12 ans, le papa étant probablement mort en détention.
Grâce à la médiation de l’association Refugee Women Center, Khadija a pu bénéficier hier d’une nuit avec le 115 et dormir au chaud avec son fils. Mais cette nuit, elle va devoir retourner dans la « jungle », le campement principal appelé Unicorn, non loin de l’hôpital. « On va encore avoir froid », s’inquiète-t-elle. Khadija et Amin ont déjà beaucoup voyagé : Liban, Turquie, Grèce, Bulgarie – pays où leurs empreintes digitales ont été enregistrées – puis Allemagne. Son rêve était d’atteindre le Danemark, où vit sa sœur, mais à cause du règlement « Dublin » (3) en vigueur dans l’Union européenne, ils sont obligés de s’installer en Bulgarie.
Moi je veux juste aller à l’école et avoir des copains.
Ces trois dernières années, elle a malgré tout tenté sa chance en Allemagne, mais la procédure d’asile a échoué et ils ont été expulsés en Bulgarie. « Alors je préfère quitter l’Europe et aller tenter ma chance en Angleterre. Ça fait sens car je parle anglais. Je suis une femme forte, ça va aller », commente en riant Khadija. Pour ce voyage en mer, elle est prête à payer le prix auprès des passeurs, même si c’est cher (entre 500 et 5 000 euros selon le client). « Je n’ai pas peur non plus de la mer », renchérit Amin, 12 ans, dans un allemand impeccable. « Mais j’ai peur d’être expulsé par la police. Moi je veux juste aller à l’école et avoir des copains. Je veux aussi pouvoir jouer au Lego chez moi. Être un enfant normal, quoi ! »
À l’extérieur, dans la cour de l’espace pour les femmes, l’association anglaise Project Play organise des jeux avec les enfants présents. Amin s’essaye au lancer de cerceaux avec sa maman. Le jeune garçon rit, avant de redevenir sérieux : « Parfois j’ai envie d’être méchant, car on ne nous considère pas comme des êtres humains. Nous ne sommes pas les bienvenus ici », conclut-il avec un soupir.
Le lendemain matin, mercredi 23 octobre, les équipes du Secours Catholique vont à la rencontre des habitants des campements pour apporter des boissons chaudes, connaître leurs besoins et leur fournir des informations sur les services à Calais. Dans le parc situé devant la gare, Yasen accourt pour chercher un café. « C’est important de boire chaud après la nuit humide que nous venons de passer », souffle-t-il. Il sait que la police risque de faire une descente aujourd’hui mais il compte bien partir ce soir, pour une traversée de la Manche pendant la nuit. Il regarde l’application Windy (4) sur son téléphone : les conditions météo devraient être bonnes. Mais Yasen est tendu. Il a appris qu’un naufrage avait eu lieu dans la nuit, faisant au moins deux morts. Probablement des Syriens. En buvant son café, il tortille nerveusement son bracelet.
Sinon je tenterai PAR les camions.
5 km plus à l’ouest, les bénévoles du Secours Catholique s’arrêtent cette fois au campement des Érythréens et des Éthiopiens, à côté du stade BMX, en périphérie de la ville. Les tentes sont installées sous les arbres, abritées sous de grandes bâches. Ici, un feu de camp permet de faire la cuisine dans une grande marmite. Le riz en sauce cuit. Des étagères en bois permettent de poser des affaires. C’est un vrai lieu de vie, un bidonville.
Mohamed (1) boit une tasse de thé. Il a à peine 30 ans, et cela fait déjà neuf ans qu’il est sur la route de l’exil. D’emblée il raconte sa peur bleue d’être renvoyé en Érythrée, véritable dictature, où il devrait faire un service militaire à durée illimitée. Il a essayé de s’installer en Éthiopie, au Soudan, en Libye puis en Allemagne, où il n’a pas obtenu l’asile : « Je suis déçu du manque de respect envers nous, les migrants. Je reste un être humain, quelle que soit ma couleur de peau », proteste Mohamed.
« Fatigué », « faible », « perdu » : tels sont les mots qui reviennent dans ses propos. Alors il s’accroche à son dernier espoir : l’Angleterre. C’est pour cela qu’il est venu à Calais il y a huit jours. « Je n’ai pas beaucoup d’argent pour payer la traversée. Mais nous nous entraidons entre Érythréens. Sinon je tenterai via les camions. Mais j’ai peur de mourir asphyxié », confie-t-il. Il est bientôt happé par la venue d’une autre association, la Croix-Rouge, qui propose près du campement une borne pour recharger les téléphones et un accueil infirmier. Pendant ce temps, deux camions de CRS manœuvrent autour de la distribution.
Retour à l’accueil de jour de la rue de Moscou où quelque 250 migrants profitent d’un répit pour se réchauffer avec un café ou un thé, laver leur linge et recharger leur téléphone portable. Une vraie pause dans leur quotidien. Dans un angle de la pièce, des bénévoles dispensent des conseils juridiques à ceux qui souhaitent demander l’asile en France. « Nous prenons rendez-vous par téléphone au Spada de Lille (structure de premier accueil des demandeurs d’asile). Chaque jour d’ouverture de l’accueil, pas moins de 20 personnes viennent vers nous. Leur requête dure plusieurs semaines, certains ne sont même pas sûrs de vouloir rester, mais au moins, ensuite, avec l’attestation de demandeur d’asile, ils ont moins de risques d’être embêtés par la police », explique Alice, une stagiaire étudiante en droit.
Originaire du Soudan du Sud, Jerry* fait partie des candidats à l’asile. Vêtu d’un sweat-shirt rouge à capuche, il porte au cou une croix en argent. « J’ai décidé de ne pas prendre le bateau. J’ai peur de la mer, déjà en Méditerranée j’ai failli mourir. Pourquoi risquer ma vie pour ça ? » déclare-t-il dans un mélange d’anglais et d’arabe. Aujourd’hui âgé de 24 ans, Jerry a quitté son pays et ses multiples conflits alors qu’il n’avait que 20 ans. Il a vécu un an au Soudan, deux ans en Libye puis un an en Tunisie. « J’ai beaucoup souffert avant d’arriver ici », murmure-t-il, évoquant le travail forcé en Libye et la mort de son compagnon de route dans les geôles libyennes.
Alors maintenant, Jerry n’aspire qu’à une chose : obtenir l’asile, un logement et un travail. Il espère en tout cas être protégé d’une possible expulsion au Soudan du Sud car, dit-il, « je ne veux pas être renvoyé à la mort ». Jerry est venu à Calais car il savait qu’il y avait ici un lieu de vie pour les Soudanais et les Sud-Soudanais. Il est donc hébergé dans le campement du “hangar”, une usine désaffectée où flotte une forte odeur d’urine qui prend à la gorge. Ici, l’hygiène est impossible. Pas de toilettes, seul un bidon d’eau posé à l’extérieur par une association.
La Manche est en train de devenir un cimetière.
Quelque 300 tentes sont posées à même le sol dans les deux salles du hangar. « Les goélands nous réveillent le matin à 5 heures », observe en riant Jerry. Ce jeudi matin, le Sud-Soudanais vient chercher un petit déjeuner distribué près du hangar par Vie active, une association opératrice de l’État, avant de recevoir un ticket pour partir prendre une douche avec la prochaine navette. « C’est important de me laver pour ma santé. Et c’est ma dignité », affirme-t-il avec force. « Sinon ici, sans les associations, je mourrais. Ce n’est pas humain de vivre comme ça. »
Jeudi midi. De retour à l’accueil de jour du Secours Catholique, Mohamed attend dans la cour. Il est venu accompagner des compatriotes témoins du naufrage de la veille, dans la nuit de mardi à mercredi, et dans lequel, dit-il, au moins 20 Érythréens seraient encore portés disparus. Reynald, salarié à l’accueil depuis trois ans mais bénévole depuis plus de vingt ans, explique que c’est la Croix-Rouge qui recueille les témoignages des proches des disparus. « C’est dur ! Le nombre officiel de morts ne représente que ceux dont on retrouve les corps. Et ce n’est pas toujours le cas. La Manche est en train de devenir un cimetière. Parfois elle rend les corps longtemps après… » Khadija, elle, est dépitée. Coincée dans son campement, elle aimerait prendre une douche. Mais les lieux d’accueil sont fermés le jeudi. Hier soir, elle a tenté de traverser la mer avec son fils et d’autres membres de son campement, mais la police les en a dissuadés. Tous deux sont rentrés trempés et son sac lui a été volé.
Vendredi soir, Yasen donne des nouvelles par WhatsApp : « Dieu merci, j’ai atteint l’Angleterre, seul sans mon cousin. Après un voyage de dix heures, nous avons été secourus. » Il conclut par un smiley et un cœur. Un mois plus tard, il confie que son cousin Saïd a pu le rejoindre. Mohamed aussi a réussi à traverser. Les Syriens comme l’Érythréen témoignent être mis à l’abri et nourris au Royaume-Uni. Ils attendent de demander l’asile (5). Khadija, quant à elle, a renoncé à traverser cet hiver mais elle jure qu’elle retentera sa chance avec son fils aux beaux jours.
1. Les prénoms des personnes migrantes sont des pseudonymes.
2. Soutenons, aidons, luttons, agissons pour les migrants et les pays en difficulté.
3. Le règlement « Dublin » régit les demandes d’asile au sein de l’Union européenne. Selon ce texte, une demande d’asile ne peut être examinée que par un seul pays, celui qui a laissé entrer la personne étrangère, de manière involontaire (entrée irrégulière) ou volontaire (visa). En cas de demande d'asile dans un autre pays de l'UE, la personne sera renvoyée vers ce premier État.
4. Windy est une application météo qui fournit notamment les paramètres du vent en zone maritime.
5. Après la chute du régime de Bachar al-Assad fin 2024, Yasen a appris que sa demande d’asile au Royaume-Uni était suspendue. Il se dit contrarié et il craint pour son avenir.
ÉCLAIRAGES
Chiffres-clés
Depuis la sécurisation du port et du tunnel sous la Manche en 2016, le seul moyen de traverser la frontière franco-britannique reste la mer. Entre 2018 et 2022, 100 000 personnes ont ainsi gagné l’Angleterre par voie maritime. L’an dernier, en 2024, ils étaient près de 37 000. Plus de 800 policiers et gendarmes surveillent les 130 km de côtes et réussissent à intercepter 65 % des embarcations avant la traversée, selon l’Office de lutte contre le trafic illicite des migrants. Ces derniers prennent de plus en plus de risques et les passeurs surchargent les embarcations avec plus de 60 personnes à bord. De nombreux exilés meurent asphyxiés dans des camions ou noyés en mer. L’année 2024 a été particulièrement meurtrière, avec au moins 76 morts contre 28 en 2023. Ce chiffre ne prend en compte que les corps retrouvés.
Une politique migratoire mortifère
La politique migratoire menée par la France et le Royaume-Uni a « pour seul objet une militarisation toujours plus importante de la frontière et une répression continue des personnes exilées qui y survivent ». C’est ce que dénonçait en septembre un collectif d’associations, dont le Secours Catholique, dans une tribune au journal Le Monde. De fait, le renforcement du dispositif policier pousse les personnes migrantes à partir de plus en plus loin (vers Boulogne, par exemple, avec une traversée plus longue) ou à partir dans la précipitation, souvent alors que l’embarcation est déjà en mer, par peur d’être arrêtées sur la plage. Le résultat est que l’on compte un nombre croissant de morts dans des naufrages qui surviennent souvent à quelques mètres du rivage.
« Cette politique est donc mortifère mais aussi inefficace, car de plus en plus de personnes passent quand même », constate Léa Biteau, responsable au Secours Catholique-Caritas France des actions vers les personnes exilées sur le littoral Nord. Par ailleurs, tout est fait pour maintenir les migrants dans des conditions de précarité absolue, ce qui les contraint à quitter le territoire coûte que coûte. « La politique d’enrochement de la ville a repoussé les personnes migrantes en périphérie, où elles vivent dans des conditions encore plus indignes », déplore Léa Biteau. Résultat : ce sont les associations qui assurent quasi exclusivement la prise en charge sociale et humanitaire des personnes exilées. Le Secours Catholique demande une politique qui respecte la dignité de tous, et la possibilité pour chacun de faire examiner sa demande d'asile dans le pays de son choix. À Calais, le Secours Catholique demande notamment la mise en place d'un guichet unique pour demandeurs d'asile. Le plus proche étant à Lille, celles et ceux qui décident de ne pas tenter la traversée vers le Royaume-Uni ont de grandes difficultés à faire enregistrer leur demande.