À Moscou, la complainte des ouvrières du sous-sol
Moscou sous la neige.Trois marches verglacées conduisent à l’entrée de l’immeuble. À l’intérieur, un escalier mène au sous-sol vers une pièce d’une trentaine de mètres carrés où six personnes, un homme et cinq femmes, coupent et cousent à la lueur de néons. L’atelier de couture, malgré ses deux fenêtres obturées au raz du plafond et son côté clandestin, a pignon sur rue.
«Certaines des nappes et des tentures fabriquées ici fournissent des ministères et même le président », déclare non sans fierté le seul homme de l’atelier.
Abdoulazim est un homme jovial d’une trentaine d’années. Avec sa sœur et sa mère, il a ouvert cet atelier dès qu’il a pu les faire venir à Moscou où il a étudié puis obtenu un passeport russe. La famille appartient à l’ethnie ouzbèke du Tadjikistan. À l’indépendance, la guerre civile l’a fait fuir en Ouzbékistan où elle n’a pas pu obtenir la citoyenneté.
Mètre ruban
L’atelier est propre. Sur un pan de mur, des gravures de mode. Sur un autre, des rouleaux de fil multicolores surplombent quatre machines à coudre et autant de couturières penchées dessus. Abdoulazim les présente : sa sœur, Zoumbrat, puis Zamira, une Tadjike citoyenne ouzbèke, la trentaine elle aussi, et deux Kirghizes : Bouroul, 21 ans et Gula, 32 ans, toutes deux originaires d’Och, à l’ouest du Kirghizistan, et toutes deux enceintes. Elles vivent avec le mari de Bouroul, la belle-mère de Gula et deux autres couples dans le même appartement.
La mère d’Abdoulazim et Zoumbrat, voilée et vêtue de long, un mètre ruban autour du cou, vit cet exil avec philosophie et elle laisse parler ses enfants. Zoumbrat partage un appartement avec son autre sœur, leurs maris et leurs enfants.
« Nous vivrons séparément quand nous le pourrons, mais Moscou est très cher. » Zamira semble privilégiée, lorsqu’elle dit : « Mon mari et moi vivons dans un garage. Mais il y a le chauffage et même une fenêtre. » Son mari vient travailler à Moscou depuis huit ans. Elle l’a suivi pour la première fois il y a trois mois.
« Les salaires sont plus élevés que chez nous, dit-elle, où nos enfants de 6 et 10 ans sont restés. Nous économisons chaque rouble pour retourner y vivre le plus tôt possible. » Zoumbrat renchérit : « Nous voulons tous rentrer chez nous, . Cela prendra cinq ou dix ans, mais nous ne voulons plus être des étrangers. »
quatorze à seize heures par jour
L’équipe travaille quatorze à seize heures par jour et prend, sauf commandes urgentes, un à deux jours de repos par semaine. Les distractions sont rares. D’ailleurs, sortir est risqué, surtout pour Gula et Bouroul, toutes deux voilées et systématiquement contrôlées.
Gula envoie son salaire à son mari handicapé et à leurs deux enfants. Professeur d’anglais dans son pays, elle a eu, avoue-t-elle, « du mal à trouver du travail à Moscou. Le gouvernement dit qu’il n’y a pas de discrimination envers les musulmans. Je ne suis pas d’accord ».
Le soir, Gula et Bouroul se dépêchent de rentrer ensemble dans leur appartement. Avant, la police venait régulièrement frapper à leur porte. Au début, elles ouvraient. Depuis que l’ONG Tong Jahoni leur a expliqué qu’il fallait « exiger un mandat de perquisition signé par le procureur », elles sont moins harcelées.