Partager la culture pour mieux vivre ensemble
Un enjeu du « vivre ensemble »
Pour le Secours Catholique-Caritas France, l’enrichissement culturel est d’autant plus nécessaire qu’il est source d’épanouissement personnel et de cohésion sociale. Enquête.
Le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD-Quart Monde, disait : « La culture est création, rencontre des hommes, produit des échanges entre les hommes. Elle est plongée dans l’histoire des hommes, elle est l’histoire même de tous les hommes pétris, forgés ensemble. Elle est la négation même de la fatalité de l’exclusion. »
Quelques associations tentent d’empêcher que l’exclusion économique ne provoque l’exclusion culturelle. C’est le cas d’ATD-Quart Monde et du Secours Catholique qui œuvrent ensemble sur ce terrain. Par exemple à Bangui, où le Secours Catholique finance une partie des initiatives culturelles de Michel Besse, volontaire permanent d’ATD-Quart Monde en Centrafrique en faveur des enfants des rues.
En France aussi, les deux associations coopèrent lors de la Journée du refus de la misère, chaque 17 octobre. Cette année, elle a pour mot d’ordre : “Cultivons nos liens, partageons nos cultures.”
« Faire découvrir aux personnes en difficulté comment les autres s’expriment ou se sont exprimés », explique Claude Bobey, responsable du pôle Animation, chargé de l’entraide, au Secours Catholique. « Cela se construit. Nos délégations locales ont mis en place une multitude d’actions en ce sens. À Grenoble, des gens en grande difficulté, certains vivant à la rue, ont monté et joué une pièce de théâtre de façon professionnelle. Au Mans, des personnes souffrant d’exclusion dirigent elles-mêmes les activités culturelles qu’elles ont choisies. En Seine-Saint-Denis ou à Tours, le Secours Catholique est partenaire de Cultures du cœur, une association qui s’emploie à faire accéder les personnes en difficulté aux biens communs que sont la culture, le sport et le loisir. »
freins economiques
Depuis 1946, “l’égal accès de tous à la culture, tout au long de la vie“ a valeur constitutionnelle. La loi d’orientation du 29 juillet 1998 a engendré des mesures en faveur d’un public à faibles revenus, notamment la gratuité des musées un jour par mois.
À Paris, le premier dimanche du mois, les allées du Louvre ressemblent au métro aux heures de pointe. La fréquentation a doublé, prouvant que les freins à la culture étaient bien économiques. Le Louvre a, depuis, restreint la gratuité aux dimanches d’hiver, victime de son succès, mais aussi pour des raisons budgétaires, en forte période de tourisme étranger.
Franck Dubois, aujourd’hui responsable adjoint des Solidarités familiales au Secours Catholique, se souvient des sorties organisées lorsqu’il était délégué du Val-d’Oise entre 1998 et 2010.
« Nous avions emmené un millier de personnes passer une journée au jardin des Plantes à Paris. La galerie de l’Évolution avait suscité un intérêt incroyable. Au zoo, les parents montraient à leurs enfants nés ici les animaux de leur pays. Le personnel du musée était impressionné par le niveau de curiosité de ce public inhabituel. » D’autres visites aux châteaux de la Loire ou sur les traces de la ville de Lourdes médiévale ont produit le même effet : joie et satisfaction.
Quelques associations ont passé un accord avec le ministère de la Culture pour faire accéder gratuitement aux musées et aux expositions les personnes qu’elles accompagnent. Un ou deux animateurs, formés par les musées eux-mêmes, sont désormais habilités à faire entrer un groupe d’une douzaine de personnes et à leur servir de guide aux horaires convenus.
CONCERTS ET CINE-CLUBS EN PRISON
Parmi les grands exclus de la culture se trouvent les personnes en détention. Malgré la difficulté d’agir dans cet univers clos, les bénévoles du Secours Catholique parviennent à mener quelques actions ponctuelles, comme l’organisation d’un concert ou la mise en place d’un ciné-club. Ils sont présents dans de nombreuses bibliothèques carcérales. Ils alertent sur l’indigence culturelle des prisons.
L’an dernier, le Secours Catholique a signé avec le ministère de la Justice une convention “Lire pour en sortir” afin de stimuler les détenus dans leurs efforts de réadaptation sociale.
Cependant, « faire accéder tout le monde à la culture n’est pas facile. Les travailleurs sociaux sont souvent trop occupés pour en faire une priorité », observe Marina Muran, conseillère en insertion et vie citoyenne à l’Association des Cités du Secours Catholique. « Nos résidents ne répondent pas toujours présents. Mais en général, ces sorties ont un impact positif. Nous le voyons chaque premier vendredi du mois, quand les résidents des Cités parisiennes se regroupent pour partir visiter un musée. La plupart d’entre eux participaient à cette sortie le mois précédent. »
« On est toujours initié à la culture par quelqu’un »
ENTRETIEN AVEC OLIVIER PY, Comédien et metteur en scène, directeur du festival d’Avignon.
L’accès à la culture est-il, selon vous, un droit fondamental ?
Cela doit être plus qu’un droit, cela doit être le but de la démocratie.
Pourquoi ?
Parce que la démocratie sans la culture, ce n’est que la dictature de la majorité. Parce que, lorsqu’on a accès à la culture, le monde est plus grand, et c’est mieux de vivre dans quelque chose de vaste plutôt que dans un monde étriqué. Parce que la culture, c’est un rapport à l’autre qui s’agrandit, qui s’ouvre. Parce que si la culture ne rend pas forcément meilleur, elle rend la vie meilleure. Parce que sans culture, il n’y a pas de construction de la personne, il n’y a pas de liberté, il n’y a plus qu’un consommateur.
Aujourd’hui, beaucoup de Français n’accèdent pas à la culture. Ils ne vont pas au théâtre, ni au musée, et ils lisent très peu… Qu’est-ce qui, selon vous, freine l’accès à la culture ?
Il faut éviter les idées fausses. Il n’y a jamais eu un accès à la culture aussi grand qu’aujourd’hui. On n’imagine pas ce que c’était, pour quelqu’un de ma génération, d’accéder aux images des œuvres d’un peintre peu connu ou à La Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Aujourd’hui, on peut tout “googliser”. En un clic sur Internet, on peut tout avoir dans la main : des pensées, des images, des livres... Donc l’accès n’a jamais été aussi grand et aussi peu coûteux pour des œuvres qui sont dans le domaine public. C’est la chance d’une génération. J’ai toujours été en faveur du lien entre le numérique et la culture. Je crois qu’il y a là un espoir incroyable.
C’est comme ça qu’on a lancé French Tech Culture Provence* à Avignon, avec l’idée que ça allait permettre une démocratisation de la culture. Maintenant, ce sont les murs à l’intérieur de soi, les mécanismes d’auto-exclusion, qui font que l’on ne s’intéresse pas à Shakespeare et que l’on pense que son œuvre ne nous est pas destinée. Et ceux là, ils sont grands et toujours bien présents.
Comment les faire tomber ?
À part pour quelques rares autodidactes – des individus qui, quel que soit leur milieu social, vont, on ne sait par quel miracle, être aspirés par la vie de l’esprit et trouver leur nourriture tout seuls –, l’accès à la culture se fait par relais de personne à personne. On est toujours initié à la culture par quelqu’un. Cela peut-être les associations ou l’Éducation nationale. À Avignon, comme ailleurs, j’ai toujours travaillé sur des projets dans des quartiers, ou dans le cadre de partenariats avec des établissements scolaires.
Pour moi, c’est la beauté de ce qu’on appelle la décentralisation culturelle. Les artistes ne font pas cela par démagogie ou pour remplir des salles. Ils le font parce que c’est passionnant. Je crois que cela fait aussi partie de notre boulot. Je dirais même que c’est dans le sens du pacte que les artistes ont avec la République. On demande des subventions parce qu’on pense jouer un rôle direct dans la vie de la cité et que ce rôle apporte de la démocratie, de la pensée, du mieux-vivre.
On reproche parfois à la culture d’être exclusive, trop pointue… Faut-il adapter les œuvres au public ou faire en sorte que le public puisse accéder à leur complexité ?
C’est un débat philosophique, on peut donner toutes les réponses que l’on veut. Je pense qu’il faut les deux. D’une part “produire” des œuvres dans leur intégrité, car on ne peut jamais présumer de ce qu’un public non initié comprend ou ne comprend pas, ou même de ce qu’un public initié comprend. Et à l’inverse, cela peut être bien de faire découvrir Homère dans une version un peu plus courte, ou tel auteur dans un texte traduit en français contemporain. Je pense que tout peut marcher, si la démarche est intègre.
*Association qui œuvre à favoriser sur les territoires l’émergence de projets, d’activités liées aux technologies numériques et de nouveaux usages attachés aux domaines culturels et patrimoniaux.
Parmi les sorties culturelles proposées aux personnes accueillies par le Centre d’entraide pour les demandeurs d’asile et les réfugiés (Cedre), antenne du Secours Catholique-Caritas France, il en est une qui impressionne et émeut : celle qui conduit au jardin du musée Rodin.
« C’est la première fois que j’entre dans un musée »
« Victor Hugo ? Balzac ? Non, je ne connais pas. » Yaya, Malien de 29 ans, n’est pas le seul à ignorer qui furent ces hommes immortalisés par Auguste Rodin. Nous sommes rue de Varennes, au cœur du très sélect 7e arrondissement de Paris, dans le musée parisien du sculpteur disparu il y a un siècle. À part Ashraf, Bangladais de 35 ans, qui a lu quelques pages de Victor Hugo en anglais, aucun des réfugiés visitant le musée en ce début d’été n’a entendu parler de ces Français illustres.
Kenza, 22 ans, volontaire en service civique depuis septembre 2015, est l’organisatrice de cette visite. « Depuis un an, j’organise les sorties culturelles et les événements du Centre d’entraide pour les demandeurs d’asile et les réfugiés (Cedre), dit-elle. Après ma licence, j’avais envie de me rendre utile. J’initie les demandeurs d’asile à la culture française. En retour, ils m’apprennent beaucoup sur eux-mêmes et leurs cultures. »
Comme de nombreux autres bénévoles ou salariés d’associations, Kenza a été formée gratuitement par le réseau “Vivre ensemble” d’Île-de-France. Une centaine de lieux culturels, tel le musée Rodin, ouvrent gracieusement leurs portes à ces guides récemment formés pour conduire des groupes composés d’enfants, de personnes handicapées, de personnes atteintes d’Alzheimer. Ou de migrants comme aujourd’hui.
Les trois hectares de jardin qui entourent l’hôtel particulier où Rodin a vécu et travaillé à la fin de sa vie servent d’écrin à des statues de bronze. Au centre d’une roseraie, le monumental Penseur nous surplombe. « Il a l’air déprimé », ose l’un des membres du groupe après de longues secondes silencieuses au pied du colosse vert-de-gris. « Comme nous, il est traversé par des idées noires. » Un autre réplique : « Non. Il réfléchit. Comme nous le faisons tous. »
Halte devant la statue d'Ève
Devant la statue de Balzac, Kenza présente l’écrivain né en 1799, mort en 1850, son œuvre, son époque. « Il a froid », dit l’un des visiteurs en touchant le lourd drapé de bronze qui l’habille. « Il a un visage un peu vilain », dit un second. « Comment deviner que c’est un écrivain ? Il n’a ni livre ni stylo dans les mains », dit en souriant un troisième.
Ainsi vont les commentaires devant les statues qui scandent la promenade dans ce jardin à la française. Halte devant la statue d’Ève nue et en pleurs, devant laquelle le silence se fait. Rodin contorsionne les corps pour exprimer l’angoisse des Bourgeois de Calais, la douleur des damnés en bas-relief émergeant de la porte de l’Enfer, autant d’œuvres que Kenza continue d’expliquer et de replacer dans leur contexte historique.
Le Soudanais Mohamed s’attarde devant la statue d’un peintre, ami de Rodin, représenté sa palette de couleurs à la main. Son compatriote Mogahid lui préfère les visages de la galerie des marbres. « Au Soudan, dit Abdulla Kalifa, 37 ans, il n’est pas facile d’aller au musée. D’ailleurs, c’est la première fois que j’entre dans un musée. » « Moi aussi, ajoute Yaya. Cela me donne envie d’en visiter d’autres. J’ai appris beaucoup de choses ici. On a évoqué Picasso tout à l’heure et je veux aussi découvrir cet artiste. »
« Je vivais dans la campagne en Mauritanie et je n’avais jamais vu des choses pareilles, dit à son tour Omar. Je commence à comprendre un peu l’histoire. » « Moi non plus, je n’ai jamais vu des choses aussi… » Madou, jeune Guinéen, ne trouve pas de qualificatif mais ajoute : « J’ai pris des photos. Je vais les envoyer à mes amis et à ma famille et les poster sur Facebook. »
Dans le groupe, certains sont francophones, d’autres ne comprennent ni le français ni l’anglais. Ils ont du mal à communiquer. Mais les sculptures n’ont pas nécessairement besoin d’être expliquées, les corps vrillés, par exemple, crient une souffrance intérieure qu’il est impossible de ne pas entendre.
Musique traditionnelle chinoise
« Parmi les sorties que nous proposons », explique Grégoire Valadié, 35 ans, coordinateur du service socioculturel et chargé de mission pour l’apprentissage du français au Cedre, « il y a aussi des concerts. Cela va de la musique traditionnelle chinoise à de la musique classique en l’église de la Madeleine. » Art abstrait par excellence, la musique rassemble tout le monde.
Proche du Cedre, la Cité de la musique à La Villette rencontre un franc succès. « De nombreux demandeurs d’asile y reconnaissent des instruments de leur pays, commente Grégoire Valadié. C’est précieux pour eux. Ils peuvent se raccrocher à ces instruments pour construire un pont entre leur culture et la nôtre. »
En Palestine, le cirque libérateur
La Palestinian Circus School (PCS), partenaire du Secours Catholique, parcourt la Cisjordanie avec ses spectacles de cirque à la rencontre des populations les plus vulnérables. Des spectacles qui adoucissent les souffrances de l’occupation militaire.
Acrobaties, jonglage, jeux d’équilibre sur un mât chinois, clowneries : depuis dix ans, la Palestinian Circus School (PCS) propose des spectacles de cirque aux Palestiniens. La troupe d’artistes donne chaque année 50 à 60 représentations devant plusieurs centaines de personnes à travers la Cisjordanie : à Birzeit, son siège, à Jenin, Hébron, Ramallah, mais aussi dans des villages occupés par l’armée israélienne, des villages bédouins ou encore dans le camp de réfugiés d’Al Fara.
« Nous veillons à aller à la rencontre de personnes qui n’ont pas l’occasion de voir du cirque. Si nous n’allons pas à elles, elles ne viendront pas à nous », estime Noor Abu Al Rob, artiste de la PCS. Ainsi, les spectacles sont gratuits pour les populations les plus pauvres. Sinon la troupe demande une somme symbolique (l’équivalent de 3,50 € maximum). « Nos spectacles racontent toujours une histoire de manière ludique, explique Noor Abu Al Rob. Par exemple, notre dernier spectacle, Mish Zabta, narre les obstacles auxquels font face les Palestiniens au quotidien, par exemple la difficulté de se rendre à Jérusalem.
« Notre but », poursuit Jessika Devlieghere, directrice adjointe de la PCS, « c’est de susciter du rire, de l’énergie, du positif aux populations qui sont toujours sous pression. Elles subissent les incursions de l’armée, l’emprisonnement de leurs proches, la destruction de leurs maisons. On vient avec nos spectacles-thérapies : la culture aide à faire face au quotidien difficile. »
Les enfants, premier public de la PCS, sont particulièrement vulnérables. Le cirque permet de contrer l’impact social et psychologique de l’occupation et de leur faire oublier l’humiliation, l’injustice et la pauvreté. « Nos spectacles apportent de la joie, mais aussi de la fierté parmi les populations : elles réalisent que les Palestiniens ont des capacités artistiques, car nos artistes sont tous d’ici ! » explique Jessika.
Promouvoir l'espression artistique
Outre ses spectacles de professionnels, la Palestinian Circus School propose des spectacles de ses élèves. Car chaque année, au travers de clubs hebdomadaires ou de camps d’été, la troupe forme aux techniques de cirque quelque 300 enfants âgés de 7 à 25 ans. Là aussi, l’objectif est de les libérer de la pression de l’occupation, mais aussi de promouvoir la liberté d’expression artistique.
« Par ses cours, la PCS donne aux enfants un moyen de s’exprimer », commente Mathilde Girardot, en charge des projets soutenus par le Secours Catholique en Palestine. « Et l’école a aussi une volonté d’inclusion de toutes les composantes de la société palestinienne : elle promeut la mixité garçons-filles mais aussi la mixité des origines socio-économiques. »
travail en équipe
Le cirque pour tous et avec tous. « Nous voulons transmettre la vision d’une société inclusive, où chacun est complémentaire, conclut Jessika Devlieghere. Ainsi, lorsque nous formons aux techniques du cirque, nous apprenons aux enfants qu’ils ont toujours besoin des compétences des autres. Nous transmettons les valeurs de travail en équipe, de respect de l’autre et de confiance », estime Jessika Devlieghere. Pour la première fois, en octobre, la troupe donne un festival international du cirque dans toute la Cisjordanie, avec des artistes palestiniens et internationaux. 20 000 spectateurs sont attendus. Avec, toujours, leurs éclats de rire.