Rencontrer les sans-abri, à rebours des « clichés »
Lyon, tout début novembre. L’offensive hivernale n’a pas encore eu lieu, mais les Young Caritas n’attendent pas que les températures dégringolent.
Ce lundi, comme chaque semaine depuis plusieurs mois, les jeunes bénévoles du Secours Catholique se retrouvent vers 19 heures place des Cordeliers, sur la presqu’île, l’un des quartiers centraux de la ville, avant de partir en « tournée de rue ».
« On compte 15 000 personnes sans domicile fixe dans le département du Rhône, qui vivent dans des squats ou des hébergements précaires, dont 2 000 personnes complètement à la rue, explique Thomas Lop Vip, le salarié du Secours Catholique qui coordonne l’action, premier arrivé au point de rendez-vous. Le 115 est saturé et certaines personnes, découragées, finissent par ne plus l’appeler. »
Parmi ceux qui passent la nuit dehors, détaille Thomas, figurent des jeunes en rupture familiale, de « vieux routards » au long parcours d’errance et des étrangers aux statuts administratifs divers (réfugiés, demandeurs d’asile…).
Débarquent place des Cordeliers Noureddine, Clément, puis Rachel, Apolline, Agnès, et enfin Catherine et Nicolas. « Ma sœur Marie nous rejoindra en cours de route, elle est encore au travail », annonce Rachel, étudiante en école d’infirmière.
C’est une des particularités des tournées de rue : elles permettent à des étudiants ainsi qu’à de jeunes et moins jeunes actifs comme Catherine et Nicolas – la cinquantaine passée et respectivement magnétiseuse et expert-comptable – de s’investir dans une action bénévole, en soirée. Une autre équipe se retrouve le dimanche soir.
Thermos d’eau chaude et infusion
« Un groupe en direction de la place des Terreaux, un autre vers Bellecour, lance Thomas. Et on se rejoint vers 20 heures au passage de l’Argue ». Dans son sac, simplement un thermos d’eau chaude et une boîte de sachets d’infusion.
« Notre objectif, c’est d’être dans la relation, explique Thomas. Apporter une boisson chaude en hiver ou fraîche en été permet d’être mieux accueilli. Mais quand on essaye d’être dans la rencontre, ça n’a finalement pas tant d’importance. »
Catherine et Nicolas, eux, sont venus avec trois tapis de sol sous le bras. « Il y a deux semaines, quand il pleuvait beaucoup, on a rencontré des personnes qui dormaient sur des couvertures en laine détrempées, explique le couple. On espère les revoir ce soir pour leur donner les tapis ».
La tournée démarre. Clément, engagé au titre du Pélican solidaire, une association qui assure des tournées à Paris, Bordeaux et Lyon et qui fait équipe avec les Young Caritas lyonnais, a dans l’idée de trouver Jade, une jeune femme avec qui il a l’habitude de discuter. Il souhaite lui remettre un petit cadeau : des châtaignes. Mais ce soir, pas trace de Jade...
langage des mains
À l’angle d’une rue, à côté d’un distributeur de billets, le petit groupe s’accroupit auprès d’une mère qui tient contre elle un bébé emmitouflé dans une couette. « Vous parlez un peu le français ? L’anglais ? »
La femme secoue la tête et répond en roumain. Elle accepte un breuvage chaud. Quelques mots d’encouragement plus tard, le groupe repart. Quand il n’y a pas de langue commune, difficile de prolonger le contact.
« L’autre soir, nous sommes restés 20 minutes avec un jeune Polonais, raconte Thomas. Il parlait cinq mots de français, mais on sentait qu’il avait envie qu’on reste. On s’est aidé des mains, un peu du traducteur sur le téléphone et on a partagé des silences ».
À quelques encablures de la place Bellecour, Hervé et José sont installés, en compagnie de leur chien, sur une volée de marches, à l’entrée d’un grand magasin culturel. Tous deux partagent une tente, de l’autre côté de la Saône, au pied de la cathédrale Saint Jean, dans le Vieux Lyon.
Des livres
Barbe poivre et sel, bandana dans les cheveux et petites lunettes rondes sur le né, Hervé, la cinquantaine, se prépare une salade de tomates agrémentée d’un oignon. Clément prend auprès de lui des nouvelles de Didier, un de leurs compagnons de rue.
« Ah, Didier, à l’heure qu’il est, il doit dormir…, se marre Hervé. Il a fait du tapage, les pompiers sont venus pour lui… ». La soirée est visiblement animée. « Tonton », un autre habitué, débarque, passablement éméché. La conversation est heurtée, mais l’humeur joyeuse.
« J’ai remarqué qu’Hervé avait un sac rempli de livres », relève Agnès, une des jeunes bénévoles, alors que le groupe poursuit son chemin. « On n’imagine pas forcément cela de quelqu’un à la rue… ».
La jeune femme, étudiante infirmière, en est à sa troisième tournée de rue. Elle apprend. « Je souhaitais m’engager dans une association, explique-t-elle. Le Secours Catholique est la première à avoir répondu à ma candidature. J’étais curieuse d’aller à la rencontre des gens à la rue. Au début, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, on a beaucoup de clichés en tête… Mais la rencontre est très enrichissante. »
Ambiance festive
Sous le passage de l’Argue, une galerie marchande couverte où plusieurs personnes sans-abri ont leurs habitudes, les bénévoles se retrouvent… seuls. Personne ce soir. La galerie résonne de l’écho de leurs pas.
« Je suis impressionné à quel point aucune tournée de rue ne se ressemble, commente Thomas. Parfois, l’ambiance est festive, il nous est arrivé de chanter avec des gars. D’autres fois la tension est palpable entre clans, ou bien on rencontre quelqu’un en colère qui décharge son ras-le-bol de la société… ».
Le groupe entame un débriefe. Catherine raconte qu’elle a distribué quelques produits d’hygiène à deux jeunes femmes aux abords d’une auberge de jeunesse et que les tapis de sol ont finalement été acceptés par des Lituaniens.
« Il y a beaucoup de respect, constate la bénévole. Aucun ne s’est servi, ils ont attendu qu’on les leur propose ». « On rencontre de la dignité », rebondit Nicolas.
Avant de se séparer, Thomas, Clément et Apolline tiennent à parcourir encore quelques rues, à la recherche des visages familiers qu’ils n’ont pas croisés. Le hasard les conduit finalement jusqu’à Molène, qu’ils rencontrent pour la première fois.
Apollinaire
Le quadragénaire est allongé sur des couvertures, sous les fenêtres - ou presque - d’un grand hôtel. Derrière lui, deux caddies pleins d’affaires, qui appartiennent à « Tonton », et un gros sac contenant des duvets, qu’un compagnon d’infortune a laissé là sous surveillance.
Molène écoute une petite radio, tout en feuilletant un recueil d’Apollinaire. Il partage à voix haute, pour son auditoire impromptu, un poème : Les colchiques. « Je lis beaucoup de poésie, j’écris aussi, ça me rend moins agressif », confie-t-il.
Au fil de la conversation, l’homme livre spontanément son parcours de vie accidenté. Placé en foyer à l’âge de 13 ans après la mort de son père, il a très vite connu la rue, avant de s’engager dans l’armée et de servir jusqu’à ses 23 ans sur des terrains de guerre comme le Kosovo qui l’ont laissé traumatisé.
« De retour au pays, ça a été démerde-toi, enrage-t-il. J’étais jeune, en colère, j’ai pété un câble ». Il n’a pas pu stabiliser sa vie personnelle. Son fils et sa fille sont tout pour lui, mais il ne les voit plus. « Même si je suis SDF, je ne laisserai personne me prendre mes enfants », souffle-t-il.
Son récit s’est fait impérieux, les émotions sont remontées. « Excusez-moi, mais je vais manger un bout maintenant », dit-il en décomposant un sandwich triangle. Ses gencives malades ne lui permettent pas de mordre dans le pain pourtant mou.
Malgré la relative douceur, le trottoir s’est refroidi. Thomas, Clément et Apolline ont passé une heure avec Molène. En sa compagnie, le temps a filé. Un moment tout sauf vain, pour chacun d’entre eux.