Vintimille : « Si ça dure, je vais finir par craquer »
« C’est ici qu’on dort », indique William (1). En cette fin juillet, ils sont des dizaines de migrants, comme lui, à avoir trouvé refuge dans le creux d’une niche en béton ou à l’abri d’un pilier, sous le pont de la voie ferrée, à la sortie de Vintimille, en Italie. En pleine journée, l’endroit est désert, seules quelques couvertures disséminées ici et là trahissent leur présence. D’autres ont préféré s’enfoncer un peu plus loin dans les fourrés qui descendent jusqu’aux berges de la Roya.
William, 27 ans, vient du Cameroun. Débarqué en Italie il y a trois semaines, il compte rejoindre son frère à Paris. Son projet : travailler en France pendant trois ans pour gagner de quoi ouvrir et équiper une salle de gym à Douala, sa ville natale.
Mais le jeune Camerounais est bloqué depuis 6 jours à Vintimille. L’avant-veille, il a bien essayé de prendre le train, mais s’est fait arrêter par la police française, sitôt la frontière passée, à Menton. Et a dû faire demi-tour. Cela aurait pu être pire, pense-t-il : « Lorsque tu te fais attraper par la police italienne, ils te redescendent en bus jusqu’à Bari, Naples ou Palerme. Tu dois tout remonter. »
Ils seraient aujourd’hui autour de 500 migrants dans cette petite ville de 25 000 habitants située à une quinzaine de kilomètres de la frontière française, selon Maurizio Marmo, président de Caritas Vintimille, partenaire du Secours Catholique. Dix jours auparavant, ils étaient deux fois plus. Dans les locaux de l’association qui propose douches, vêtements et paniers repas, on souffle un peu. « Nous avons vu passer 6 000 migrants en un mois et demi », raconte Serena Regazzoni, salariée de la Caritas.
Après le pic de l’été 2015, causé par la fermeture de la frontière française, la pression était pourtant retombée à l’automne. « Puis à partir de février, nous avons vu arriver 20, 30 personnes par jour et cela n’a cessé de croître. En avril, nous étions à 100 par jour », se souvient Serena.
« Pour nous c’est devenu vraiment compliqué à gérer, poursuit Christian Papini, coordinateur des actions de la Caritas. D’autant plus que ce n’est pas notre cœur d’activité. Nous sommes plutôt spécialisés dans l’hébergement de personnes sans-abris, dans l’aide au logement, dans l’accompagnement des personnes atteintes de troubles psychiatriques et plus largement des personnes isolées. »
Manifestations
Cheveux grisonnants attachés en queue de cheval, le quadragénaire dénonce l’absence totale de réponse de l’État. De passage le 6 mai dans la petite ville côtière, le ministre de l’Intérieur italien, Angelino Alfano, a déclaré contre toute évidence : « Il n’y a aucun problème à Vintimille. » Et quatre jours plus tard, il décidait de fermer le centre d’accueil des migrants ouvert un an auparavant à la gare et géré par la Croix-Rouge.
« Nous nous sommes retrouvés avec 300 personnes à errer en ville, raconte Serena. La situation s’est tendue avec d’un côté des habitants qui protestaient, et de l’autre des migrants, soutenus par des No Borders, qui manifestaient contre le harcèlement policier et le démantèlement systématique des campements. »
Le 31 mai, à la recherche d’un endroit sûr où se mettre en sécurité, 250 personnes se rassemblent dans les locaux de la Caritas. Face à cet afflux, Mgr Antonio Suetta, l’évêque de Vintimille décide d’ouvrir aux migrants les portes de la paroisse San Antonio.
Le sous-sol de l’église est composé d’une cuisine, de sanitaires, de grandes salles de réunion, et il donne sur un vaste terrain de sport. « Le 31 mai, à 22h, nous nous sommes retrouvés à l’église avec 200 personnes et tout à organiser », se souvient Maurizio Marmo.
Mais là aussi, la situation devient vite compliquée. Le flux des arrivées ne tarit pas contrairement à celui des départs, freiné par l’augmentation des risques d’arrestation à la frontière. « Le 10 juillet, nous comptions plus de 1 100 personnes à la paroisse dont 110 mineurs. Les gens dormaient par terre jusque sur le parvis et même sur le parking en face », raconte Serena.
Un nouveau centre
« Entretemps, nous avions demandé aux autorités d’ouvrir un camp bien équipé et digne qui soit accessible à tout le monde pour répondre aux besoins humanitaires », reprend Maurizio. La préfecture traîne des pieds. Il faudra attendre mi-juillet pour qu’un nouveau centre géré par la Croix rouge italienne soit ouvert, en périphérie de la ville, sur un ancien site ferroviaire. Limité à 180 places(2), la durée de séjour y est d’une semaine maximum.
En contrepartie, la paroisse San Antonio doit être évacuée. « Nous avons néanmoins obtenu de pouvoir continuer à héberger les femmes et les familles », précise le président de la Caritas. Il poursuit : « Le problème c’est que le centre qu’ils ont ouvert est trop petit – on les a pourtant prévenu -, du coup la plupart des migrants s’installent juste à côté. »
Ce camp informel, situé à cinquante mètre à peine du centre « officiel », est complètement ignoré des autorités... sauf de la police qui y descend régulièrement pour effectuer des contrôles d’identité. « Nous avons demandé au maire et au préfet d’installer au moins des points d’eau et des sanitaires, explique Maurizio. Ils ont refusé. »
« En fin de compte, il n’y a pas de volonté politique de prendre la situation en main, constate Emma Lercari, 51 ans, rencontrée sur place. La région, la province et l’État italien n’aident pas. Et je ne pense pas que le maire ait une mauvaise mentalité, mais il est tout seul et sous pression. On m’a raconté qu’il avait rencontré des habitants hier, et ça a beaucoup crié. »
Résultat, « ces gens sont laissés à eux-mêmes. C’est inacceptable. » Emma est venue de Latte, une commune voisine, avec son compagnon, Sandro, leur petite Fiat Panda rouge chargée de fruits, de pâtes, de savon, de serpillères, d’éponges, de liquide vaisselle... « Ce n’est pas grand chose, on voudrait faire plus. »
En début de soirée, c’est un groupe de jeunes qui amène le dîner. Ils déchargent de leurs voitures des assiettes, des verres et des couverts en plastique, des packs de bouteilles d’eau, du pain et une grande marmite de salade de riz. Ils ont entre 20 et 25 ans. Tous ne se connaissaient pas il y a encore quelques jours. « Nous sommes venues à Vintimille voir ce que nous pouvions faire, racontent Myriam et Sarah, étudiantes milanaises. C’est là que nous avons rencontré les autres. Nous nous sommes organisés pour faire des courses et distribuer des repas. »
Un peu plus loin, une autre queue se forme. Mirella Nigro, 50 ans, médecin généraliste à Vintimille, improvise une consultation médicale gratuite, assistée de sa soeur Agnese, 64 ans, professeure de mathématiques à la retraite. Elles ont apporté un sac de médicaments et de pansements. De quoi prodiguer des soins de base. « La plupart des cas, ce sont des mal de dents, des problèmes de peau qui sèche beaucoup, des pieds abîmés, de la fièvre, des problèmes digestifs », confie Mirella.
Courant juin, le chef du service de psychiatrie de l’hôpital de Vintimille s’est rendu gratuitement à l’église San Antonio et dans les locaux de Caritas pour déceler les personnes atteintes de graves pathologies et pour les prendre en charge.
« Heureusement, depuis le début, beaucoup de personnes viennent aider, commente Christian Papini, de la Caritas. Des riverains, des commerçants locaux qui font des dons, des habitants de la vallée, et même des Français. » Il marque un temps. « Et oui, si les politiques ont fermé les frontières, les gens les ont gardé ouvertes et ça c’est très joli. »
Anne Geoffrey fait partie de ceux-là. Cette médecin niçoise à la retraite, bénévole au Secours Catholique, s’est rendue quatre fois à Vintimille. La première fois, elle a accompagné Maud Bagaria, animatrice au Secours Catholique de Nice : « Nous avions une réunion avec des membres de Caritas Vintimille qui font de l’information et de l’accompagnement juridique auprès des migrants. Le but était de les briefer sur le droit d’asile français ».
Elle y est ensuite retournée seule : « J’ai servi des petits déjeuner, j’ai trié et distribué des vêtements. » La dernière fois, « c’était le 15 juillet, pour amener des kits hygiène et vestimentaires confiés par le CCFD et la pastorale des migrants de Nice ».
Quelques couacs
Maria Pirrera ne vient pas d’aussi loin. Son balcon donne sur le parvis de l’église San Antonio. Tous les matins, elle descend deux étages. « Je me suis réveillée le 1er juin et j’ai vu tout ce monde en bas. Je suis descendue avec ma fille Elisa qui parle bien anglais. Et je ne suis jamais "repartie" », plaisante cette mère de famille de 46 ans.
Avec son mari, Rosario, un maçon de 48 ans, mais aussi avec Alessia et Paolo Mariotti, un couple de restaurateurs venus d’une commune voisine, Sandro Foretti, cuisinier à la retraite, et Abdel Wahab, ancien sans-papier tunisien, aujourd’hui boucher, Maria est l’un des piliers de l’équipe de volontaires, une cinquantaine, qui épaulent la Caritas Vintimille.
« Au début, nous ne savions pas trop comment faire, nous avons improvisé, avec évidemment quelques couacs », se souvient Alessia. Peu à peu, une organisation s’est mise en place. « Nous avons notamment créé un groupe WhatsApp(3) pour savoir qui fait quoi et qui amène quoi. »
Scotché à côté de la porte de la cuisine, un tableau indique la répartition des tâches : repas, ménage, rangement, vaisselle, poubelles... Rapidement, les migrants ont été sollicités pour participer. « À la fois pour des questions pratiques. Les bénévoles n’étaient pas assez nombreux pour pouvoir tout gérer, surtout quand on a eu plus de 500 personnes ici, commente Maurizio Marmo. Mais aussi pour des questions de principe. »
« C’est normal d’aider, approuve Mohamed, un jeune Soudanais de 26 ans. C’est une manière de remercier, et puis c’est important pour nous aussi de prendre les choses en main et pas seulement de recevoir. »
« Nous aussi, on reçoit beaucoup, considère Maria. Ce sont des personnes, donc on peut parler, et malgré la barrière de la langue se comprendre, se connaître, se raconter nos histoires. » D’un hochement de tête, Alessia confirme : « On ne fait pas que partager les tâches avec eux, on partage aussi ça. »
Elle poursuit par une anecdote qui l’a marquée : « Il y a quelques jours, je me suis rendue au camp informel qui s’est monté à côté du centre de la Croix-Rouge. Quand j’ai vu les conditions dans lesquelles ils se retrouvaient, j’étais mal. Je me suis assise et j’ai regardé. Un Soudanais que je connaissais m’a vue. Il est venu vers moi et s’est assis. Il m’a posé la main sur l’épaule et m’a dit : "Ne te préoccupe pas, tu n'es pas responsable de moi". »
Elle se marre : « Après ça, évidemment, je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer. » Puis : « C’est vrai qu’ils ne sont pas sous notre responsabilité, mais si on fait tous un peu quelque chose... » Parfois, elle en croise certains en ville. « On se reconnaît, on se salue, ça leur fait une présence amicale dans un environnement plutôt hostile. »
William, le moniteur de gym camerounais, confirme : « Il n’y a pas d’agressivité verbale, mais on sent clairement dans le regard et dans l’attitude des gens qu’ils ne sont pas contents de nous voir ici. Quand tu dis "bonjour" en italien, la plupart du temps, on ne te répond pas. »
Au bar Latteria, à 150 mètres de l’église San Antonio, on n’est « pas racistes », mais « on ne comprend pas ce qu’ils font là. Ils n’ont pas de papiers, on ne sait pas qui ils sont, ce n’est pas normal. » Et puis, « ils nous empêchent de dormir ». Accoudé au comptoir, un client ironise : « Vous les appelez "réfugiés" ? » Puis tournant le dos : « Moi je dirais plutôt "rapaces" ou "hyènes". »
Maria préfère ne pas écouter les commentaires du voisinage. Parfois son mari lui en fait part. « Hier, des voisins lui ont demandé si on prenait de l’argent. Une autre fois, dans la rue, il s’est fait traité de "couillon". » Elle nuance : « Il y a aussi des voisins qui nous remercient pour ce que l’on fait. »
« Pendant la période de rush, courant juin et juillet, quand on a accueilli plus de 500 personnes dans la paroisse, certains dormant jusque sur le parking, les gens du quartiers sont devenus un peu hostiles, explique Maurizio Marmo. D’une certaine façon, c’est normal : quand à 1h ou 2h du matin, tu as une centaine de personnes qui parle presque sous tes fenêtres, ça gêne. C’est pourquoi nous avions demandé aux autorités de réagir rapidement. Lorsqu’une situation n’est pas prise en charge, cela génère une impression de désordre. »
Le directeur de Caritas Vintimille insiste cependant : « Les désagréments ont été limités à ce quartier. La présence des migrants n’a pas de conséquence pour la ville, et notamment pour le tourisme. À part pour se rendre à la gare ou à Caritas, ils vont très peu en ville. Ils sont pacifiques, il n’y a pas de délinquance, pas d’épidémie sanitaire... »
Dans le camp informel qui jouxte le centre de la Croix-Rouge, assis sur un matelas en mousse, Abdalhlim, jeune ingénieur soudanais de 27 ans, croit utile de préciser : « Nous ne venons pas faire la guerre ou créer des problèmes. Nous venons en paix car nous sommes trop fatigués de la guerre chez nous. »
Mais, si on lit la presse, « on a l’impression que la ville est envahie », regrette Maurizio. Maria Pirrera s’énerve : « Face au refus des autorités d’installer des points d’eau, des volontaires et des migrants se sont résolus à ouvrir, en forçant, la porte d’un baraquement où il y avait écrit WC, pour prendre de l’eau. Les journaux ont écrit qu’ils avaient tout cassé. Ce qui est strictement faux. Mais les gens lisent ça et disent : "Regardez, ils cassent tout !" »
Dans le camp informel, ils sont désormais cinq assis autour d’Abdalhlim. Tous ont envie de parler, chacun s’exprime posément. Chemisette à carreau et chapeau de paille, Ibrahim, 31 ans, commente la réaction des habitants de Vintimille : « D’accord ils ne nous connaissent pas, et ils ont peur. Mais quand ils nous voient marcher dans la rue, personne ne vient nous parler, ils ne cherchent pas à savoir qui on est, d’où on vient, ce qu’on veut. Ils disent juste : "Rentrez chez vous !" »
Ahmad, 17 ans, embraye : « Nous savons que nous sommes venus illégalement. Mais les gens ici n’ont aucune humanité, ni responsabilité pour nous. Ils ne nous laissent aucune chance. » Tous les six ont essayé de passer la frontière, plusieurs fois, en prenant le train, en marchant le long de la rivière, en passant par la montagne... En vain.
« Nous sommes bloqués ici. Et ici, personne ne veut de nous, résume Yousif, 27 ans. Le gouvernement ne veut pas nous donner l’hospitalité, la police est déjà venue deux fois pour nous dégager, elle cherche même à dissuader les personnes qui nous apportent de l’aide. Maintenant, nous ne savons pas quoi faire. »
L’équipe de Caritas publie régulièrement des communiqués pour faire le point sur la situation et pour dénoncer l’absence d’issue politique.
« Nous essayons aussi de sensibiliser l’opinion en organisant des réunions publiques, explique Maurizio Marmo. Nous l’avons fait avec un journaliste qui est venu décrire la situation au Soudan, en Éthiopie et en Érythrée, sachant que plus des deux tiers des migrants ici sont originaires du Darfour. Une autre fois, c’était avec un avocat, expert en droit des étrangers... Mais ce sont souvent des personnes déjà sensibilisées qui viennent. »
Réouvrir la frontière
Finalement, estime le président de Caritas Vintimille, c'est une vraie prise en charge de la situation par les autorités publiques, l’ouverture d’un centre suffisamment grand et bien géré, « qui pourrait règler pas mal de problèmes, et notamment le ressentiment des habitants ».
Plus largement, l'association demande la réouverture de la frontière française et la révision des accords de Dublin. Là dessus, Maurizio se fait peu d'illusion. Néanmoins, « il faut continuer à le dire ».
En attendant, William sent qu’il supporte de moins en moins cette situation. « Je dors dehors, je ne mange pas bien, j’ai l’impression d’être encore en Libye, la violence en moins, confie-t-il. Avec toutes les horreurs que j’ai vécues et vues sur la route, j’aurais bien voulu arriver rapidement à destination pour pouvoir me reposer et faire le vide dans ma tête. Dans les conditions actuelles, je n’y arrive pas. Si je reste trop longtemps ici, je vais finir par craquer. »
(1) Les personnes migrantes ont demandé à ce que leur nom de famille ne soit pas cité.
(2) Depuis début août, le centre de la Croix-Rouge est passé à 360 places. Mais cela reste insuffisant face au nombre des arrivées qui ne cesse d'augmenter.
(3) Une messagerie instantanée accessible sur téléphones mobiles via internet.