Vivre à la rue : comment sortir de l'impasse
Le long chemin vers la sortie de rue
Pour des dizaines de milliers de personnes en France, sans abri ou hébergées, le parcours vers un chez-soi est long, les freins nombreux. Le Secours Catholique, avec l’Association des Cités du Secours Catholique, accompagne les plus fragiles sur ce chemin.
« Je n’aurais jamais imaginé me retrouver un jour à la rue, s’étonne encore Djaffar. Venu rejoindre à Paris sa mère malade, ce chauffeur-livreur est resté, après le décès de cette dernière, dans le logement qu’elle occupait. Mais endetté et au chômage, il n’a plus été capable d’en payer le loyer.
Expulsé un 31 mars, Djaffar s’est abrité, la nuit, dans le hall de son immeuble, à l’insu du voisinage. « Par honte, je ne voulais en parler à personne, pas même à mes amis ». La journée, il « fait tout pour (s)e remettre en scelle ».
Il fréquente une bagagerie, se fait domicilier pour recevoir son courrier, monte un dossier de surendettement. Un jour, bonne nouvelle : une place se libère dans une résidence sociale. « Le soir même, j’avais les clés. J’ai dormi au sol, mais j’étais chez moi. Ma vie a redémarré à ce moment là ».
Djaffar n’est resté « que » quelques mois dehors et a rebondi. « Dans ma tête, ça n’était pas possible que ça m’arrive. Tous les jours j’essayais de m’en tirer. Je n’avais que ça à faire. Et on m’a beaucoup aidé. » Aujourd’hui, il travaille, a obtenu un logement social et fait du bénévolat auprès de personnes sans-abri.
Difficile, néanmoins, de faire de son parcours une généralité. Dans la rue comme ailleurs, les trajectoires sont aussi diverses que les individus. En 2012, l’Insee estimait à environ 140 000 le nombre de personnes sans domicile fixe (soit à la rue, soit hébergées en courte ou longue durée), en augmentation de 50% en dix ans.
« On constate une diversification croissante des publics, souligne Armelle Guillembet, responsable du département De la rue au logement au Secours Catholique. Il y a des personnes très marginalisées, des gens qui travaillent mais dorment dans leur voiture car ils n’ont pas les moyens de se loger, des familles expulsées, des personnes qui fuient leurs pays… les besoins d’accompagnement sont hétérogènes ».
« Longtemps je n'ai pas voulu qu'on m'aide »
Un point commun : la rue - et le parcours d’hôtels en foyers - qui abîme : alimentation dégradée, maladies chroniques, violences, stress, addictions, problèmes psychiques, mort prématurée… S’extirper de cette spirale est tout sauf une évidence.
« Longtemps, je n’ai pas voulu qu’on m’aide, je n’avais pas confiance », témoigne Michel, qui a passé dix sept ans dehors avant de rejoindre une pension de famille.
« La rue, quand j’avais 30 ans, ça allait, confie Alexandre, qui a connu des années de toxicomanie et d’errance entre hôtels et trottoirs. Les foyers, je ne voulais pas y aller. Les horaires stricts, le manque d’intimité… votre vie ne vous appartient plus. Mais aujourd’hui, je préfèrerais me flinguer que retourner dehors. Ça ne se voit pas trop, mais mon corps en a pris plein la gueule ».
Pour établir le contact avec les plus isolés, les équipes du Secours Catholique vont à leur rencontre lors de « tournées de rue ». Dans les 70 accueils de jour de l’association, les personnes peuvent se restaurer, prendre une douche et sont épaulées dans leurs démarches (domiciliation, permanences Dalo etc.).
« L’accompagnement demande du temps et de la pudeur, estime Nicolas Clément, bénévole depuis près de vingt-cinq ans. On ne décide pas à la place des personnes. On doit être présent, essayer de les orienter, mais en sachant qu’on ne sera pas forcément suivi. L’accompagnement doit être double : social, mais aussi humain, fraternel et au long cours. »
Au plan politique, le Secours Catholique soutient le principe du logement d’abord. « L’État a fourni des efforts répétés pour développer l’offre d’hébergement. Mais ça ne suffit pas, souligne Armelle Guillembet. Il faut faire en sorte que les personnes aient le plus vite possible accès à un logement pérenne, en étant accompagnées quand cela est nécessaire ».
innovation sociale
En Avignon, l’Association des cités du Secours Catholique (ACSC) – qui accompagne dans l’hébergement et le logement plus de 9 000 personnes en France – innove avec une équipe mobile.
Celle-ci guide, entre autres, des personnes vivant en logement mais peinant, après des années de rue, à l’habiter réellement et à payer les factures.
« Nous leur proposons un suivi de proximité et à leur rythme pour qu’elles se défassent de leurs habitudes, reprennent confiance en elles et se réinsèrent dans la cité, explique Achille Sankou, moniteur - éducateur.
Colocation solidaire, habitat participatif... : outre l’accompagnement des personnes, le Secours Catholique et l’ACSC misent sur l’innovation sociale, afin que chacun ait accès durablement à un chez-soi.
Mourir d'avoir vécu à la rue
Depuis 2002, le Collectif des morts de la rue dénombre et rend hommage aux sans abri décédés. Un décompte qui interpelle et dénonce les causes souvent violentes de cette mortalité.
Chaque année en France, environ 500 personnes meurent d’avoir vécu à la rue. Des morts qui passaient quasiment inaperçues avant 2002, date à laquelle le Collectif des morts de la rue s’est constitué.
« A cette époque-là, des associations caritatives se sont rendues compte qu’elles étaient nombreuses à être confrontées à des décès de personnes sans chez soi, explique la coordinatrice du Collectif, Cécile Rocca. Elles ont commencé à publier des faire-part et à organiser des hommages, individuels et collectifs, aux morts de la rue. Au départ, nous voulions interpeller l’opinion et les pouvoirs publics sur le scandale que représentaient ces morts. »
Depuis quinze ans, l’interpellation prend la forme d’un hommage annuel public visant à rendre un peu de dignité à ceux qui s’éclipsent dans l’indifférence. Hommage poignant empreint de solennité et d’émotion.
Dans le silence du recueillement, quelques bénévoles égrènent les noms des personnes mortes dans l’année écoulée. Quand l’identité n’est pas connue, les mots “un homme“ ou “une femme“ remplacent les noms, avec, selon les informations fournies, l’âge, la date et l’endroit de la mort.
Il faut généralement plus de deux heures pour désigner chaque disparu : “Abdullah, 25 ans, le 15 mars à Calais… Fatoumata, 28 ans, le 17 octobre à Saint-Brieuc… Eric, 49 ans, le 2 novembre à Paris 14ème…“
49 ans ! L’âge moyen des morts de la rue. La rue ôte une trentaine d’années d’espérance de vie.
Au fur et à mesure qu’elle se développe, l’association reçoit des amis, des riverains et des parents des disparus que la mort d’un sans “chez soi“ endeuille.
« Nous avons commencé un travail d’accompagnement des proches de différentes manières, précise Cécile Rocca. En organisant des funérailles, en aidant à faire des démarches administratives, en constituant des groupes de parole… » Et même en formant d’autres structures à faire face à la mort des personnes qu’elles accompagnent.
enquête « dénombrer et décrire »
A partir de 2012, la collecte de données est venue nourrir un projet plus scientifique. Celui d’établir des statistiques et de les communiquer aux institutions concernées par les personnes à la rue.
« Depuis cinq ans, nous menons une enquête qui s’appelle “Dénombrer et décrire la mortalité des personnes sans chez-soi“, indique Cécile Rocca. Ce rapport de 150 pages est publié une fois par an, mais nous en faisons un résumé de 12 pages consultable sur notre site. »
Financé en partie par la Fondation Caritas et encouragé par la Direction générale de la cohésion sociale, ce rapport répertorie et détaille chaque décès en proposant de répondre à une centaine de questions standardisées concernant le parcours de vie (enfance, travail, logement, santé, relations) et éventuellement la cause du décès de chaque personne.
En l’état, cette étude est la plus précise sur ce sujet. Les chiffres sont partiels ainsi que les réponses au questionnaire standard. Mais Cécile Rocca appelle tous ceux qui le peuvent à alimenter ce rapport qui participe au changement de regard sur la vie de ce qui meurent de la rue.