Débat : l'agroécologie est-elle la solution pour nourrir et sauver la planète ?
de modèle agricole ? L’agroécologie est-elle la solution ?
Sara Lickel, chargée de plaidoyer international alimentation et climat au Secours Catholique débat avec Martial Bernoux, de la division climat et environnement de la FAO, l'organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture.
Sara Lickel : Pour le Secours Catholique, l’agroécologie est la réponse à ce constat paradoxal : la production agricole à l’échelle de la planète permettrait de nourrir 12 milliards de personnes, et pourtant 821 millions souffrent de la faim dans le monde – 1,5 milliard si l’on considère le besoin calorique par rapport à l’activité physique.
On sait qu’aujourd’hui un tiers de la nourriture dans le monde est gaspillé et qu’une quantité considérable de l’alimentation produite est destinée au bétail. Or ce qu’on voit avec nos partenaires en Amérique latine, en Afrique et en Asie, c’est que la solution la plus efficace pour nourrir ces personnes est l’agroécologie.
Et cela parce que cette pratique paysanne qui se fonde sur une utilisation optimale des ressources naturelles mais aussi sur des savoirs traditionnels, a pour objectif de permettre un accès digne à une alimentation produite d’une manière durable et respectueuse de l’environnement.
Martial Bernoux : À mon sens, l’agroécologie n’est pas la seule solution, mais une des solutions pour nourrir la planète. Je suis d’accord avec le fait qu’aujourd’hui, tous les systèmes agricoles doivent être repensés en vue d’un seul objectif : avoir zéro personne qui souffre de la faim dans le monde et ce dans le contexte du changement climatique, ce qui ajoute de la complexité à l’équation.
Mais il n’y a pas que l’agroécologie, il y a aussi d’autres modes de systèmes productifs à repenser. Par exemple, l’agrobusiness* a une tendance aujourd’hui à devenir de plus en plus durable. Il faut que cette tendance s’inscrive dans le temps et rejoigne des préoccupations de valeurs humaines et d’intégration de tous les acteurs. Ces systèmes doivent aussi être pris en compte : on ne peut pas les gommer tous d’un coup et passer du jour au lendemain à du 100 % agroécologie.
S.L. : C’est justement à cause de ce défi du changement climatique que nous devons aller vers l’agroécologie. Car nous devons créer des systèmes plus résilients et moins émetteurs de gaz à effet de serre (GES). Il faut pour cela de vrais choix politiques. Les systèmes agricoles actuels ne peuvent pas à la fois nourrir tout le monde et faire baisser les émissions de GES.
Vous citez l’agrobusiness : il génère des émissions de GES et une pollution des eaux et des sols importantes ! Ce mode d’agriculture a aussi des conséquences sur la santé des populations. Par exemple, notre partenaire Cendi, au Vietnam, a constatéque l’utilisation de pesticides et de semences OGM avait provoqué des problèmes de santé – tels que des cancers – chez les paysans.
Aujourd’hui, nous considérons qu’il faut se détourner de ces pratiques, en misant sur les paysans avec l’agroécologie – rappelons que 70 % des personnes qui ont faim dans le monde appartiennent au monde rural – qui permet aussi de limiter leur endettement lié à l'achat de pesticides et de semences. L’agroécologie offre un système plus autonome et résilient au niveau du territoire.
M.B. : L’agriculture est un sujet complexe car elle touche aussi la santé publique. Aujourd’hui, le constat est unanime : des substances comme les pesticides, introduites dans l’environnement, sont nocives pour l’homme et pour la nature. La question est de savoir comment essayer de s’en passer. L’agriculture a son rôle aussi dans la pollution, par exemple avec le plastique.
Mais il ne faut pas accuser uniquement l’agriculture : la société dans son ensemble doit s’adapter pour “sauver la planète”. Car on n’a pas de plan B, nous n’avons qu’une planète et l’enjeu numéro un est notre survie. Certes, l’agriculture doit faire sa part en émettant le moins possible de GES par rapport à un certain niveau de production.
Mais il ne faut pas se leurrer : le secteur agricole en émettra. On ne peut pas produire sans émettre. Même dans l’agroécologie, les engrais organiques qui sont des intrants d’azote émettent du protoxyde d’azote, un puissant GES.
S.L. : C’est vrai : toute culture est source d’émission. Mais il y a aujourd’hui une énorme marge de manœuvre. Si on prend l’ensemble des systèmes alimentaires, de la production agricole à celle de pesticides en passant par l’épandage, la distribution, les transports, les emballages, on est à un tiers des émissions de GES de la planète. On ne peut pas ne rien faire face à cela. Car n’y a pas que le dioxyde de carbone, l’agriculture c’est d’abord du méthane et du protoxyde d’azote. Il faut réduire absolument ces émissions et l’agroécologie le permet.
M.B. : Une diversité d’outils permettent de limiter les GES en travaillant sur des solutions pragmatiques souvent peu valorisées. On pourrait ainsi développer plus de programmes vétérinaires afin de guérir les animaux malades qui n’apportent ni production, ni revenus aux paysans, mais continuent malgré tout d’émettre. On devrait aussi interdire le brûlis des résidus de culture, qui produit des GES et des particules fines dangereuses pour la santé.
Des manières d’agir autres que l’agroécologie peuvent diminuer ces émissions. Et vous avez tout à l’heure parlé de choix politiques : il en faut, mais il faut également de la recherche scientifique pour orienter les décideurs. Or ce qui manque encoreà l’agroécologie, c’est suffisamment de preuves scientifiques et d’indicateurs pour démontrer que ce système est la solution.
S.L. : Il ne faut pas se mentir, la recherche n’est pas complètement neutre : on investit plus d’argent dans la recherche portant sur l’agro-industrie que sur l’agroécologie. Quant aux indicateurs, le Secours Catholique a travaillé sur cette question avec ses partenaires dans un rapport intitulé “Soutenir la transition agroécologique” et a formulé des recommandations en termes de politiques publiques**.
On ne peut pas considérer uniquement la question du rendement et de la productivité. Il faut aussi prendre en compte l’indicateur économique du revenu paysan (est-il suffisant pour vivre décemment ?), l’indicateur environnemental (a-t-on pollué les sols, l’air et les eaux ?) et l’indicateur social (est-ce qu’on a des exploitations qui accaparent les terres, comme le fait la culture du soja au Brésil ?).
À titre d’exemple, au Sénégal, Caritas Kaolack a rencontré des difficultés au départ pour mettre en œuvre un programme basé sur l’agroécologie avec des paysans qui avaient peur d’un retour en arrière. Mais une fois l’activité démarrée, ils se sont rendu compte que les rendements étaient supérieurs (40 % de gain de production), que leur revenu augmentait et que les sols étaient moins pollués. Cela a permis d’entraîner un plus grand nombre de personnes dans cette transition agroécologique.
M.B. : Bien sûr, mais n’oublions pas les notions d’échelle. Au-delà des petites exploitations, il faudrait décliner ces indicateurs aux niveaux régionaux et nationaux. Il faut aussi nourrir les villes, ces zones urbaines en extension. Ce qui manque, c’est la preuve que l’agroécologie puisse nourrir totalement un pays.
S.L. : Il y a des études, comme celle de l'Iddri *** sur la possibilité de nourrir l’Europe en 2050 avec une agriculture 100 % agroécologique qui aboutit à des résultats positifs. En travaillant au niveau territorial sur les systèmes agricoles partout où c’est possible, on peut à la fois réduire les émissions de GES, parce qu’on aura moins de transport et de réfrigération, et nourrir les populations localement, y compris en ville.
Cela passe par des initiatives locales de développement, par la multiplication de circuits courts, et par un encadrement de la politique commerciale internationale de produits subventionnés. Certains pays d’Afrique de l’Ouest ont mis des barrières sur des produits comme l’oignon, refusant leur importation, ce qui a eu pour effet de ne plus mettre les paysans locaux en concurrence avec des cultures ultra-mécanisées et parfois subventionnées de pays du Nord. L’agriculture locale d’oignons – souvent agroécologique – s’est ainsi développée.
M.B. : On est d’accord sur le fond : il faut changer l’agriculture, notamment à cause des risques climatiques. Il ne faut pas avoir peur d’affronter ce sujet complexe, on n’a plus le choix.
Mais la question concerne les leviers d’action et je pense qu’ils doivent dépendre des payset de leur propre contexte. Ce qui marche, c’est le dialogue inclusif et je reconnais que l’agroécologie a cet avantage : elle suscite un dialogue et une réflexion sur l’agriculture, au sein de la FAO notamment.
* Ensemble des activités et des transactions en relation avec l’agriculture et les industries agroalimentaires.
** À télécharger : Soutenir la transition Agroécologique
*** Institut du développement durable et des relations internationales