Droits humains : la France doit-elle dénoncer les dictatures ?
Débat
Jacques Maire,député LREM, diplomate, membre de la Commission des affaires étrangères.
Laurent Duarte, coordinateur international de Tournons la page.
Laurent Duarte : Le Secours Catholique s’engage depuis plusieurs décennies contre la pauvreté en Afrique. En 2014, des partenaires nous ont alertés sur le fait qu’encourager le développement impliquait de travailler aussi à la défense des droits fondamentaux. Les 250 associations de “Tournons la page” agissent pour promouvoir les droits de l’homme, protéger leurs défenseurs et obtenir l’alternance dans des pays qui ne l’ont jamais connue. Nous pensons que la France et les Européens doivent se placer du côté des sociétés civiles qui réclament la démocratie.
Ces dernières années, la France défend un triptyque “défense, diplomatie, développement”. Nous y ajoutons la démocratie, sans laquelle ces objectifs ne sauraient être atteints. On voit malheureusement la France hésiter sur ce sujet dans les pays les plus stratégiques pour elle. Nos partenaires africains ont du mal à comprendre ce “deux poids, deux mesures”.
Dans son discours de Ouagadougou, Emmanuel Macron a dit ne pas avoir de leçons à donner sur le fonctionnement des États africains. Mais cela revient souvent à accorder un blanc-seing à des dirigeants qui mériteraient des leçons, comme chacun les mérite, y compris la France, quand il enfreint les droits de l’homme. C’est le propre d’une relation partenariale équilibrée que de se dire les choses.
Jacques Maire : Deux critiques sont souvent adressées à la diplomatie française. La première est de ne pas parler plus haut et plus fort, ce qui nous rendrait complices des dictatures. Mais quand la France est seule à parler, les acteurs locaux n’ont aucun mal à dénoncer un réflexe néocolonial. Par ailleurs, la France n’a pas toujours de réponse à elle seule.
En République démocratique du Congo (RDC), Joseph Kabila a été remplacé en 2018 par Félix Tshisekedi à l’issue d’élections pas tout à fait sincères. Le résultat a pourtant fait consensus parmi les puissances régionales : le Rwanda, l’Afrique du Sud et l’Angola. Des ONG ont reproché à la France d’accepter l’issue du vote après avoir critiqué son déroulement. Aurait-on dû dénoncer l’opération comme scandaleuse, décrédibiliser l’alternance ? On ne l’a pas fait, car la France n’est qu’une partie prenante parmi d’autres. Sa démarche consiste plutôt à accompagner l’émergence de solutions politiques locales.
Le deuxième point qui nous vaut des controverses, c’est celui de la coopération et des financements qui contribueraient à pérenniser certains systèmes. Nous avons tendance à penser que le coût de leur arrêt pèserait sur les populations plus que sur les régimes. Il est possible de les conditionner à des critères, comme la lutte contre la corruption, mais est-on prêt à couper les fonds si ces conditions ne sont pas respectées, au risque que les fonctionnaires, l’armée, ne soient plus payés ? Le principe français est de refuser d’ajouter du chaos aux crises. Le prix à payer est une forme d’incompréhension, que vous avez évoquée.
L.D. : Je vous rejoins sur le fait qu’il faut travailler en consortium. Nous avons soutenu cette stratégie en RDC. Je me demande toutefois – mais peut-être est-ce un procès d’intention – si la France aurait agi de même si elle avait été le principal partenaire du pays, et non un acteur parmi d’autres. On le voit au Cameroun en crise, où la France opte toujours pour une relation bilatérale. Ou en Guinée et en Côte d’Ivoire, où les velléités de troisième mandat des dirigeants font peser un risque sur la population. Ces stratégies différenciées me semblent dommageables. La France manque d’une doctrine : quelles lignes rouges trace-t-on face aux dictatures que l’on finance ?
J.M. : On manque sans doute d’une doctrine, c’est vrai. Les crises africaines ne sont plus à la mesure de la seule France. Quant à l’engagement des autres acteurs, il n’est pas toujours facile à mettre en œuvre. La motivation des États européens pour s’occuper de l’Afrique, par exemple, est surtout défensive : il n’y a jamais eu autant d’argent pour le continent que depuis que l’on craint l’arrivée de migrants en Europe… Or l’agenda de la France en Afrique n’est pas seulement migratoire, il est d’abord celui de la paix et du développement.
L’autre difficulté vient de la France elle-même, qui veut engager les autres, mais sans toujours partager le leadership. Et les autres Européens ne sont d’ailleurs pas toujours prêts à se sentir pleinement responsables des crises ! Il y a par ailleurs des pays d’Afrique où l’on ne voit pas de plan B, car l’opposition manque de maturité. C’est souvent cette question qui se pose : qui est légitime pour en proposer un, quelles structures peuvent le porter ?
On ignore souvent si l’alternance sera un vrai gage de progrès démocratique, de transparence et d’absence de corruption. Au Tchad, par exemple, le parti unique est la seule infrastructure politique qui rassemble des populations de toutes les régions, alors que l’opposition est morcelée dans des logiques clientélistes. Dans de tels contextes, que veut dire mettre en place l’alternance ?
L.D. : La priorité est selon nous de laisser les Africains décider de leur opposition, même si leur choix s’avère mauvais. Nous aussi avons fait des erreurs dans notre histoire politique. Il faut pour cela accompagner les sociétés civiles pour qu’elles puissent être le gage d’élections libres et transparentes, car ce ne sont pas les États, ni les oppositions, qui les garantissent.
Dans beaucoup de sociétés africaines, la désillusion est forte vis-à-vis des deux. La société civile est souvent la seule institution aux prises avec les populations les plus pauvres. Si on ne dirige pas vers elle l’aide de l’Agence française de développement (AFD), des diplomates et tous les autres instruments dont nous disposons, on se coupe d’un relais précieux.
J.M. : Je suis parfaitement d’accord. La société civile doit être plus soutenue, mais je me pose une question : sur qui a-t-elle un impact ? Au Niger, par exemple, au-delà de quelques villes universitaires, quelle est sa prégnance ? Dans ce type de pays, il est difficile de distinguer la société civile des acteurs politiques.
L.D. : Cette porosité est réelle. Dans nos sociétés aussi, le monde associatif peut être un lieu de cooptation des élites politiques. Si la société civile joue le jeu de l’arrivée au pouvoir de partis, sa stratégie peut être contestable, mais le fait que ses membres empiètent sur le champ politique me semble faire partie de leur domaine de travail. La question de leur représentativité est en revanche cruciale : comment faire pour que les plus pauvres, ou les femmes, deviennent des décideurs et non seulement des bénéficiaires ? Cela rejoint les enjeux d’éducation et de développement de ces populations qui se trouvent avant tout confrontées à des questions de survie au quotidien.
J.M. : Dans le domaine de l’éducation, nous reconquérons le terrain, après avoir perdu en intimité avec ces sociétés, parce qu’il y a moins de linguistes, de coopérants, de chercheurs, alors que nos fonctionnaires tournent tous les trois ans. Il est pourtant essentiel de conserver ce capital qui fait de la France le pays expert pour les bailleurs de fonds dans certaines régions d’Afrique.
Cela m’amène à évoquer le rôle de la diplomatie parlementaire. Elle doit éviter deux biais : que les groupes d’amitié se contentent d’échanges protocolaires ou qu’ils virent à l’activisme para-ONG. À mon avis, il faut plutôt accompagner les parlementaires africains dans l’exercice de leurs fonctions de représentants des populations.
Renforcer leur fonction de contrôle est essentiel pour permettre une meilleure gouvernance et la diminution d’une corruption souvent endémique. Le fait qu’un ministre qui a reçu des millions d’euros d’aide sache qu’il devra rendre des comptes sur leur utilisation aux parlementaires du pays bailleur, mais aussi du pays consommateur, peut changer la donne.
Nous travaillons sur ce principe depuis un an, en mettant en place des démarches de contrôle de l’utilisation de l’aide française, en associant les députés des pays contributeurs et des pays bénéficiaires. Même si cette initiative nécessite un consensus que nous n’obtiendrons pas partout, nous espérons qu’elle fera bouger les lignes.
Qu'est-ce que la société civile ?
La définition de la société civile évolue selon les époques, les acteurs et les courants de pensée. L’Agence française de développement (AFD) y inclut par exemple « les organisations non gouvernementales (ONG), les fondations (publiques et privées), les associations professionnelles, les syndicats, ainsi que les coopératives et les acteurs économiques dont les missions principales les définissent comme des entreprises sociales ».
Plus d’infos sur le site de l'AFD