Fin de la trêve hivernale : « Nous craignons des remises à la rue jusqu’à l’été »
le point avec Ninon Overhoff, responsable du département "De la rue au logement"
Quelles réalités la fin de la trêve hivernale des expulsions locatives recouvre-t-elle, et qui est concerné ?
Ninon Overhoff : La fin de la trêve hivernale recouvre une première réalité : c’est la période à partir de laquelle toutes les décisions d’expulsions locatives prises par la justice avant ou durant la trêve peuvent être à nouveau mises en œuvre par la force publique. Cela concerne des locataires en impayés qui n’ont pas pu résorber leur dette et qui sont finalement contraints de quitter leur domicile.
La fin de la trêve marque aussi la décrue progressive des capacités d’hébergements exceptionnelles ouvertes pendant l’hiver : le plus souvent des gymnases et des places de mise à l’abri temporaire en hébergement d’urgence. Avec le printemps, nous craignons de voir des remises à la rue perlées jusqu’à l’été et un retour des capacités d’hébergement à moins de 190 000 places (contre près de 204 000 mobilisées actuellement).
La troisième réalité est la reprise des coupures ou réduction de puissance électrique chez les ménages en situation d’impayés. Les coupures ne sont plus pratiquées par EDF aujourd’hui. Mais elles restent possibles chez les autres fournisseurs.
La fin de la trêve hivernale touche donc à la fois des personnes sans domicile, et des personnes fragilisées dans leur logement qui pourraient basculer dans la grande exclusion avec la perte de leur logement, parce que leur budget ne leur permet plus de couvrir leurs dépenses essentielles.
À la sortie de cet hiver 2022 – 23, la situation est-elle particulièrement alarmante ?
N.O. : Sur le plan de l’hébergement, les près de 204 000 places actuellement mobilisées au niveau national (dont 70 000 accueillent des enfants) représentent un effort conséquent, comparable à ce qui se faisait pendant la crise sanitaire. Mais ce n’est toujours pas assez pour répondre aux besoins. Ainsi, selon la FAS (Fédération des acteurs de la solidarité) et le ministère du Logement, à la mi-mars, 5000 demandes d’hébergement restaient non pourvues au niveau national. Et sur le total des demandes d’hébergement, 7200 concernaient des mineurs, dont plus de la moitié n'a pas pu être pris en charge malgré l’engagement gouvernemental qu’aucun enfant ne dorme à la rue cet hiver. La saturation est donc réelle. À l’heure de la fin de la trêve, dans les métropoles comme Paris, Toulouse, Marseille, Grenoble ou Rennes, nous sommes alertés de risques de fermetures de places. En l’absence de rallonge budgétaire, dans les semaines et les mois qui viennent, les remises à la rue seront donc une réalité.
Cette préoccupation est d’autant plus forte que ce contexte de saturation se télescope avec la préparation des grands événements sportifs de 2023 et 2024, en particulier en Île de France où l’anticipation des Jeux Olympiques a commencé à créer une érosion progressive des capacités d’hébergement dans les hôtels sociaux. (Lire encadré en bas de page)
Sur le volet du logement, la situation est également très préoccupante. L’onde de choc de l’inflation est perçue encore plus fortement par les personnes en précarité. Quand les coûts de l’énergie, du logement, de l’alimentation s’envolent, cela se ressent fortement sur leur faible budget. Cela se traduit d’abord par des privations de chauffage, de nourriture…. Et quand ce n’est plus possible de faire autrement, par des impayés. Généralement, le dernier à apparaître est l’impayé de loyer, car les personnes savent que le logement est garant de leur stabilité. Cela dit, on commence à voir des signaux inquiétants annonçant un printemps compliqué. L’Union sociale pour l’habitat indiquait ainsi en décembre dernier une hausse de 10% des impayés de loyers chez les ménages que les bailleurs sociaux logent dans la moitié de leur parc.
L’expulsion locative est l’étape d’après. Et là, une autre épée de Damoclès menace les ménages : la proposition de loi Kasbarian-Bergé. Son adoption risque de les faire basculer plus rapidement dans l’expulsion locative, en raison des délais de procédure réduits qui viennent court-circuiter tous les mécanismes de prévention existants.
Enfin, ces expulsions sont d’autant plus problématiques, qu’elles sont exécutées fréquemment sans qu'une solution alternative de relogement ou a minima d’hébergement ne soit proposée. Il y a là un vrai paradoxe : les personnes menacées d’expulsion sont en principe éligibles au droit au logement opposable (Dalo), et à ce titre, elles doivent être relogées par l’État. Or, nous observons tous les ans des expulsions de ménages reconnus prioritaires Dalo.
Les mesures que préconise le Secours Catholique
- Pas de remises à la rue sèches en raison de la fermeture de places de mise à l’abri. Pour cela, soit les places qui peuvent l’être sont pérennisées, soit l’on réoriente les personnes pour assurer la continuité de leur prise en charge en abondant les crédits du ministère du Logement pour pouvoir maintenir a minima les 204 000 places existantes en année pleine.
- Le retrait de la proposition de loi Kasbarian-Bergé.
- L’interdiction des coupures d’électricité chez tous les fournisseurs, afin que chacun puisse couvrir ses besoins fondamentaux en électricité : se nourrir, se laver, s'éclairer, se connecter à Internet. C’est une question de dignité humaine.
- Un nouveau plan quinquennal Logement d’abord ambitieux, doté de crédits suffisants, faisant la part belle aux politiques de prévention des ruptures de parcours résidentiel, pour éradiquer le sans-abrisme en cessant de l’alimenter.
- Une revalorisation de 10% des aides au logement (APL) pour qu’elles reflètent mieux la hausse des loyers et des charges de ces dernières années.
- Remplacer le bouclier tarifaire limitant à 15% les tarifs énergétiques pour l’ensemble de la population par un chèque-énergie centré sur les 3 premiers déciles de revenus, d’un montant de 700 euros par personne en moyenne, c’est-à-dire le montant nécessaire pour sortir de la précarité énergétique au sens monétaire.
En Île-de-France, des interrogations autour du dispositif de « desserrement » envisagé par l’État
Alors que l’hôtel social représente plus des deux tiers du parc d’hébergement en Île-de-France, à l’approche des Jeux Olympiques de 2024, les hôteliers anticipent le retour à une vocation touristique de leurs établissements et résilient les conventions signées avec l’État pour faire de l’hébergement social. Le Samusocial de Paris indique ainsi avoir déjà perdu 2400 places en 2022 en région parisienne. Face à la saturation francilienne de l’hébergement, le gouvernement envisage de déployer un dispositif national de relocalisation des personnes sans domicile de l’Île-de-France vers des sas dits « de desserrement » en régions. Ces sas offriraient 50 places chacun, destinés à accueillir 600 personnes par mois en rythme de croisière. Elles y resteraient trois semaines, avant d’être orientées vers des solutions d’hébergement adaptées au niveau local.
« Nous sommes très vigilants concernant ce dispositif, explique Ninon Overhoff, car s’il semble reposer pour l’heure sur le principe du volontariat, on peut se demander ce qu’il adviendra des personnes qui refuseront de rejoindre ces sas. Pourront-elles continuer de prétendre à une solution en Île-de-France ? D’autres questions se posent : comment va-t-on prendre en compte leurs attaches préexistantes dans la région ? Va-t-on déraciner des personnes qui y travaillent, ou dont les enfants y sont scolarisés ? Quelle préparation avec les territoires d’accueil ? Quelles perspectives d’insertion dans ces régions ? Quelles créations de places sont envisagées afin qu’une réelle offre d’hébergement leur soit proposée en sortie de sas ? Passé l’examen des situation administratives, l’accueil sera-t-il réellement inconditionnel, et non pas un piège qui se refermera sur les personnes en situation irrégulière ? ».
Le Secours Catholique demande à ce que de véritables instances de concertation au niveau national et départemental soient mises en place entre pouvoirs publics et associations, pour anticiper les conséquences des grands évènements sportifs sur le secteur de la grande exclusion, et pour suivre le dispositif francilien de desserrement envisagé.