« La compensation carbone ne doit pas se faire au détriment des populations »
Judith Lachnitt, chargée de plaidoyer international Climat ET souveraineté alimentaire.
Dans ce rapport, vous dites que la compensation carbone se fait au prix des droits humains avec l’exemple du Congo Brazzaville. Pourquoi ?
Judith Lachnitt : Avec notre partenaire local, la Commission justice et paix de Pointe-Noire, nous avons réalisé plusieurs missions de terrain sur les plateaux Batéké dans le nord du Congo Brazzaville, là où TotalEnergies plante des arbres sur 38 000 ha pour séquestrer le carbone et compenser ses émissions et ce, depuis deux ans. Les populations locales dépendaient des terres qui sont désormais allouées pour ce projet, dénommé BaCaSi. Des agriculteurs et des populations autochtones nous ont rapporté avoir été privées de l’accès à des savanes herbacées et à des forêts galeries, alors qu’ils s’en servaient auparavant pour la culture du manioc, la cueillette ou encore la recherche de plantes médicinales. Les restrictions d’accès et d’utilisation des terres agricoles situées dans le périmètre les ont privés d’activités économiques et de leurs moyens de subsistance. Les propriétaires terriens, expropriés par l’État congolais ont eux perdu leur patrimoine ainsi que les revenus issus de leurs exploitations agricoles. Lors de nos échanges, les populations ont rapporté ne pas avoir été consultées en amont du projet, ni associée à son élaboration. Ceci est paradoxal car TotalEnergies a justement mis en avant les bénéfices du projet pour les populations locales.
Cela nous amène au Secours Catholique à tirer la sonnette d’alarme : il ne faudrait pas que les stratégies climatiques des pays du Nord se fassent au détriment du droit des populations du Sud. Et ce, d’autant plus que ce sont ces populations qui sont le moins responsables du changement climatique et qui ont moins de moyens pour s’adapter.
Ce combat des habitants congolais contre TotalEnergies, c’est un peu David contre Goliath ?
J. L. : En France, si un projet est susceptible d'avoir des conséquences sur la propriété privée ou l’environnement, tout citoyen doit pouvoir en prendre connaissance et donner son avis. Il y a une enquête publique auprès des populations affectées. Il ne faudrait pas que nos entreprises françaises se défaussent de leurs obligations dans des pays où le cadre réglementaire est moins robuste.
Au Congo Brazzaville, les témoignages des personnes que nous avons entendues contredisent le discours de TotalEnergies et elles déplorent que le projet leur ait été présenté comme un fait accompli. Elles disent avoir été consultées il y a peu, dans le cadre de la réalisation du CLIP (consentement libre et informé préalable) alors que le projet avait commencé en novembre 2021. Avec le CCFD-Terre solidaire, nous appelons les autorités à respecter le devoir de vigilance des entreprises sur les droits humains. Il faut prendre en considération les populations locales, et ce, en amont des projets de compensation carbone.
Pourtant, on pourrait croire que la compensation carbone est bonne pour la planète à l’heure de l’urgence climatique. Pourquoi parlez-vous de fausse solution ?
J. L. : La compensation carbone détourne les entreprises des efforts nécessaires pour réduire les émissions à la source. L’aviation civile propose par exemple de compenser ses vols par la plantation d’arbres ce qui déresponsabilise les voyageurs qui pensent compenser leurs émissions et continuent à utiliser l’avion.
Or, un arbre a besoin de plusieurs années de croissance avant de stocker du carbone. De plus, les émissions de gaz à effet de serre restent dans l’atmosphère pendant plusieurs siècles. Pour être réellement fiable, les projets de compensation devraient pouvoir garantir une séquestration sur une période équivalente, ce qui implique que l’arbre ne meurt pas prématurément. Avec la multiplicité des incendies et catastrophes engendrée par le changement climatique, il y a donc un risque réel que des émissions soient à nouveau larguées. À nos yeux, la compensation du carbone via la plantation d’arbres est une dangereuse distraction.
Comment faire alors pour mieux encadrer la compensation carbone et aussi mieux lutter contre le changement climatique ?
J. L. : Tout d’abord l’urgence climatique nous impose des réponses ambitieuses pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre à la source. Il faut sortir de notre modèle de développement fondé sur l’exploitation des ressources pour sauver notre « maison commune ». Nous ne pouvons donc pas nous contenter de solutions de compensation qui permettent aux entreprises de polluer, la conscience tranquille.
Ensuite si la compensation carbone a lieu, il faut s’assurer qu’elle ne se fasse pas au dépend des populations locales. Cela implique d’identifier au préalable les impacts potentiels des projets, concerter les parties prenantes et leur transmettre une information transparente.
Nous portons ce plaidoyer au sein des COP où est discuté l'opérationnalisation du cadre pour un marché mondial du carbone supervisé par un organisme des Nations unies. Les projets inscrits dans le cadre des marchés du carbone doivent respecter les droits humains des peuples autochtones et des communautés locales. Il faut rendre opérationnel un mécanisme de gestion des griefs qui respecte des critères fondamentaux, tels que : l’accessibilité, la transparence, l’indépendance, l’anonymat des plaignants et leur protection. Les Etats membres de la COP doivent s'y atteler d'urgence, car il doit être achevé avant l'enregistrement de tout projet d'attribution de crédits carbone.
Nous voulons également qu’il y ait un plan de partage des bénéfices des crédits carbone à destination des communautés affectées pour qu’elles puissent percevoir les retombées économiques des projets.
Nous porterons ce plaidoyer à la COP 28 fin novembre à Dubaï où le Secours Catholique sera présent.