Législatives : lorsque des « sans-papiers » rencontrent les candidats
Mardi 17 mai - La lettre
« Nous sommes migrants, réfugiés, des êtres humains et citoyens, des pères de famille, des artistes, des footballeurs, des travailleurs, des mal traités. » La voix d'Ousmane résonne au sous-sol du Centre d'entraide pour les demandeurs d'asile et réfugiés (Cedre), antenne du Secours Catholique dans le 19e arrondissement parisien.
Les mots martelés par le jeune Guinéen semblent rebondir sur les murs de la vaste salle carrelée. Assis autour de lui, Boubacar, Naby, Bobo et Seckou, Guinéens eux aussi, Stéphane, Camerounais, Adolfo, Angolais, Ali, Soudanais et Amirouche, Algérien, l'écoutent attentivement. Ce sont leurs mots que lit Ousmane avec force, ceux qu'ils ont écrits la semaine précédente dans un courrier destiné à quatre candidats aux élections législatives de ce mois de juin, et qu'ils comptent finaliser ce mardi 17 mai.
Prison à ciel ouvert
Dans cette lettre, ils résument en quelques lignes leurs vies « dans les rues et la galère, les squats, dans la gare, dans les bus de nuit, de terminus en terminus, dans la misère », avec ce sentiment de tourner en rond « dans une prison à ciel ouvert », tenus à l'écart de la société.
Tous sont sans papiers, et quasiment tous travaillent, comme des milliers de personnes étrangères en France. Ils soulignent ce paradoxe et dénoncent l'état de vulnérabilité des travailleurs sans papiers en proie aux abus d'employeurs sans scrupules, qui ne bénéficient d'aucune protection sociale, et qui, à cause d'une législation trop restrictive, ont peu de chances de voir un jour leur situation normalisée.
« Pour le même boulot, mon patron me paye moitié moins que mes collègues qui ont des papiers, s'insurge Ousmane, employé depuis cinq ans, au noir, dans une entreprise du bâtiment. Et quand je lui ai demandé de me déclarer pour pouvoir régulariser ma situation, il a menacé de me dégager. Il sait que je ne peux rien faire. »
Ils ont du mal à comprendre la logique d'une politique de régularisation qui confine à l'absurde. « Pour obtenir un titre de séjour, on te demande des fiches de paye qui prouvent que tu travailles, alors qu'il te faut un titre de séjour pour avoir le droit de travailler », observe Naby. Et de souligner : « On te donne du travail au noir pour construire des maisons, mais toi-même tu n'as pas accès à un logement. » Avant de conclure : « Votre système, ça peut rendre fou. »
En sensibilisant de potentiels futurs députés, ils espèrent contribuer à faire changer la loi. Par souci d'efficacité, ils ont décidé de limiter leurs revendications à deux thèmes « pour que ça imprime plus facilement » : l'accès des personnes étrangères à l'emploi et au logement.
Le courrier va être envoyé aux candidats de La France insoumise - Nupes et de La république en marche - Ensemble, dans le 19e arrondissement de Paris et à Aubervilliers. Les deux partis étaient finalistes dans ces deux circonscriptions lors du second tour des législatives de 2017, et ont de fortes chances de l'être à nouveau cette année. Le but : les rencontrer pour échanger avec eux.
sur les Marchés
« S'ils ne répondent pas à notre invitation, nous irons les voir, prévoit Adrien Le Cornec, animateur au Cedre, qui coordonne la mobilisation. Ils vont organiser des réunions publiques, ils vont se rendre sur les marchés pour tracter, nous les interpellerons à ces moments-là. »
En attendant, une rencontre avec des passants place de la République, à Paris, est prévue le samedi 21 mai. Ce jour-là, le Secours Catholique de Paris doit monter un village associatif pour sensibiliser les Parisiens aux questions de pauvreté et d'exclusion, dans le cadre des élections. Le groupe du Cedre y lira sa lettre et proposera un quizz sur les préjugés visant les personnes migrantes.
Mercredi 18 mai - la parole
« "Nous-som-mes-mi-grants"... Prenez le temps, il ne faut pas vous débarrasser du texte ! Il faut penser ce que vous dites. Car si vous ne le pensez pas, les personnes ne vont pas vous écouter », assure Emy Lévy. Dans les locaux du Secours Catholique de Paris, la comédienne de la Compagnie Naje prodigue ses conseils à Adolfo, Seckou et Stéphane.
Debout face à elle, l'Angolais, le Guinéen et le Camerounais lisent à voix haute la lettre qu'ils ont finalisée la veille, au Cedre. Avec Imed, un jeune Algérien qui s'est joint à eux, ils s'entraînent à la lecture publique prévue samedi, place de la République.
Les autres membres du groupe du Cedre n'étaient pas disponibles pour cette formation à la prise de parole proposée par le Secours Catholique de Paris. Ousmane, Bobo et Naby auraient aimé venir, mais sont pris par des chantiers, ce mercredi après-midi. Ne pas répondre positivement à une sollicitation du "patron", c'était prendre le risque de ne jamais être rappelé.
La lecture publique n'est pas un exercice facile. Les rires gênés et les bafouillements traduisent un certain stress. « Adolfo tu es angoissé, ça se voit », lance Emy Lévy. « Oui », admet le quinquagénaire en souriant. La comédienne ne les lâche pas, les reprend parfois sur chaque mot. Ils n'en prennent pas ombrage et recommencent inlassablement. Peu à peu, leur posture change. Adolfo, Stéphane, Seckou et Imed se redressent, leurs voix gagnent en assurance.
« Nous voulons cotiser ! Nous ne voulons plus travailler au noir ! » Déclamés avec justesse et conviction, ces quelques mots, jusque là simplement imprimés sur une feuille blanche, prennent soudainement tout leur sens. Seckou (photo ci-contre) esquisse un sourire de satisfaction en les entendant résonner. Cette phrase est de lui, dit-il.
Arrivé en France en septembre 2018, le Guinéen de 35 ans travaille occasionnellement dans le bâtiment. « C'est le patron qui m'appelle, c'est aléatoire, explique-t-il. Ça peut être dix jours par mois ou parfois trois. » En ce moment, il est hébergé dans un foyer, mais c'est temporaire. Le reste du temps, il dort dans la rue ou dans un recoin de la Gare du Nord.
« J'ai des choses à dire, affirme-t-il. Si on me donne l'occasion de prendre la parole, je vais parler. » Pour samedi, il assure ne pas avoir peur. « Ce matin, je ne me sentais pas à l'aise, mais là, c'est bon. Avec mon arme, je suis prêt ! » Son arme ? « Ma bouche », précise-t-il en riant. Et d'annoncer, avec assurance : « On va tout éclater, samedi ! »
Samedi 21 mai - le jour J
Il est autour de 15h, ce samedi après-midi, lorsqu'un petit attroupement se forme dans le village du Secours Catholique de Paris, installé place de la République. Au centre se trouve Jean-Luc Mélenchon. Le candidat La France insoumise (LFI) à l'élection présidentielle est venu faire un tour parmi les stands. Il reste de longues minutes à échanger avec des membres de l'association et des passants. Puis repart.
Stéphane regrette de ne pas lui avoir parlé. Il s'est pourtant approché, s'est même mêlé à la petite foule qui entourait l'homme politique. Mais il n'a pas osé l'interrompre dans ses conversations avec les uns et les autres. « Je lui aurais dit que je suis un migrant, je lui aurais raconté notre galère », imagine-t-il. À côté de lui, Seckou n'a pas ces regrets : « Il a eu la lettre, c'est bon. » Au cours des échanges, un membre de l'association lui a effectivement remis le courrier rédigé par le groupe du Cedre.
Quelques minutes avant de prendre la parole en publique, Seckou est nerveux. Il enchaîne les cigarettes. Stéphane est plus serein. Pourtant, le Camerounais n'a pas plus l'habitude que son homologue guinéen de ce type de mobilisations.
« Au Cameroun, je n'étais pas politisé, confie-t-il. Là-bas, tu es dans un pays dictatorial. Quoi que tu dises, ça ne compte pas. Le gouvernement fait à sa guise. Du coup, les jeunes ne s'intéressent pas à la politique. » Ici, c'est différent, poursuit-il : « La France est un pays de droits, qui a sa devise : "Égalité, Fraternité". Quelqu'un peut dire ce qu'il pense et ça peut être pris en compte. C'est ce qui me motive. »
« Je ne sais pas d'où m'est venue cette force au moment de lire ! », se marre Adolfo. Quelques minutes après la lecture publique de leur lettre, l'Angolais décompresse. « Ça me fait du bien d'avoir pu prendre la parole avec des personnes pour nous écouter », dit celui qui vit en France depuis trente ans, et qui, aujourd'hui, faute de rendez-vous à la préfecture, n'arrive pas à faire renouveler son titre de séjour.
Ousmane et Bobo viennent d'arriver. Même s'ils travaillaient ce samedi, ils ont tenu à venir place de la République après avoir débauché. « Dès qu'il y a un mouvement, une manifestation, je fais l'effort d'y participer, explique Ousmane. Pour lutter contre la précarité, contre le désespoir, contre ce système. »
Je n'ai pas volé, je n'ai pas blessé, je n'ai pas tué. Je travaille, je contribue à la société.
Malgré sa situation irrégulière, il n'a pas peur de parler à voix haute, dit-il. « Car je n'ai rien à me reprocher. je n'ai pas volé, je n'ai pas blessé, je n'ai pas tué. Je travaille, je contribue à la société. »
Depuis cinq ans qu'il vivote en France, le jeune Guinéen ne voit pas l'issue du tunnel qu'il a l'impression de traverser. Il espère que leur mobilisation va servir à quelque chose, que des candidats vont répondre à leur sollicitation. Parce que le pire, confie-t-il, c'est l'indifférence.
Jeudi 2 juin - La rencontre
« Sarah Legrain a pris connaissance de la lettre des personnes exilées et en est touchée. » Le mail, rédigé par le directeur de cabinet de la candidate La France insoumise - Nupes dans la 16e circonscription de Paris, est arrivé le 27 mai dans la boîte mail du Cedre.
Un rendez-vous est convenu six jours plus tard dans les locaux de l'antenne du Secours Catholique dans le 19e arrondissement de Paris. Ousmane n'a pas pu y participer. Encore une fois, il travaillait. Stéphane a eu un empêchement de dernière minute. Mais Adolfo et Seckou y étaient, eux. Bobo aussi.
« C'était un bon moment, raconte le Guinéen de 24 ans. On a pu expliquer nos problèmes. La candidate nous a expliqué ce qu'ils étaient en train de faire, ce qu'ils voulaient changer dans la loi. »
Sarah Legrain dit avoir également apprécié ces échanges. En campagne, observe-t-elle, « on rencontre beaucoup d'associations, mais assez rarement de bénéficaires. C'est souvent très institutionnel ». Et sur le terrain, « on voit plein de monde, mais les personnes qui sont dans une telle situation d'exclusion, on ne les rencontre pas. C'est important que ceux qui les accompagnent fassent la passerelle ».
La réalité du quotidien
Bobo estime essentiel que les personnes migrantes puissent discuter directement avec les candidats. « La réalité quotidienne des migrants, des exilés, c'est nous qui la vivons, rappelle le jeune homme. Nous sommes les mieux placés pour expliquer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés, du jour au lendmain, en arrivant ici. Un Français ne peut pas raconter les choses comme nous. Car quand tu ne vis pas la situation, il y a des détails qui t'échappent, des choses que tu ne peux pas connaître ou comprendre. »
La façon dont les sujets sont incarnés joue dans notre motivation pour les défendre.
Sarah Legrain rejoint ce point-de-vue. Elle prend l'exemple des problématiques abordées lors de la rencontre du 2 juin. « Ce sont des thèmes que je connais. Dans notre programme, on a des propositions sur ces sujets, précise-t-elle. Mais avoir eu accès à ces problématiques via des situations très conrètes, vécues par celles et ceux qui les racontaient, ça a remis des choses en place. »
Et puis, il ne faut pas négliger la part d'affect dans la politique, souligne la candidate. « La façon dont les sujets sont incarnés par des rencontres sur le terrain joue aussi dans notre manière de les traiter, dans notre motivation pour les défendre. »
Actualisation : Mercredi 8 juin, Yanis Bacha, le candidat LREM Ensemble dans le 19e arrondissement de Paris a répondu positivement à l'invitation du Cedre. La rencontre a eu lieu jeudi 9 juin.
Sarah Legrain a été élue députée dès le premier tour des élections législatives, dimanche 12 juin.