Lettre au président de la République : « il faut renforcer les digues face à la vague de pauvreté »
Lettre de Véronique Fayet au Président de la République
Paris, le 17 juin 2020
Monsieur le Président de la République,
Depuis le début de la crise sanitaire, les bénévoles et salariés du Secours Catholique sont engagés sur tout le territoire pour répondre aux besoins essentiels des plus vulnérables, dans une forme de partenariat constructif et vigilant avec les pouvoirs publics. Ils sont les témoins privilégiés de la solidarité et de l’entraide qui se sont exprimées face à l’épreuve, mais aussi de la façon dont la crise a fragilisé des populations déjà vulnérables, et fait émerger de nouvelles formes de pauvreté.
Aujourd’hui, je veux me faire l’écho à la fois de leur inquiétude, qui est vive, et de leur espoir que, de cette crise, notre société, notre monde sortent plus solidaires.
Avant tout, je souhaite saluer ici le dévouement exceptionnel du personnel médical, comme de toutes les personnes engagées dans les métiers du soin, ainsi que celles et ceux qui, agents publics comme “premiers de corvée” du secteur privé, ont assuré le bon fonctionnement de notre société durant les semaines passées, sans oublier les dizaines de milliers de bénévoles et salariés des associations qui ont contribué à maintenir les liens avec les plus vulnérables. Vous l’avez dit, « il nous faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Voilà un beau chantier visant à lutter contre toutes formes d’exploitation et à mieux valoriser et rémunérer les métiers à forte utilité sociale ou écologique que nous vous invitons à lancer rapidement.
Je souhaite aussi saluer, avec vous, la capacité de notre pays à se mobiliser autour d’un défi inédit : « Ce qui semblait impossible depuis des années, nous avons su le faire en quelques jours. Nous avons innové, osé, agi au plus près du terrain, beaucoup de solutions ont été trouvées. Nous devrons nous en souvenir car ce sont autant de forces pour le futur. » Nous avons eu l’occasion de pointer un certain nombre de lacunes et de dysfonctionnements de l’action publique durant cette période, dont il faudra tirer les enseignements, mais nous savons aussi combien les mesures de chômage partiel, le prolongement du versement des droits sociaux, la suspension de la réforme de l’assurance chômage, la mobilisation rapide de places d’hébergement, ou encore l’octroi d’une aide aux familles et personnes modestes, ont permis à un grand nombre de ménages d’éviter le naufrage.
Pour autant, si la crise sanitaire décroît fort heureusement, lui succède aujourd’hui une crise sociale et économique d’une ampleur exceptionnelle. Déjà des publics nouveaux font appel à notre aide, que l’on ne voyait pas ou peu : des travailleurs pauvres que les baisses de rémunération ont fait basculer dans le rouge, des personnes en période d’essai, en apprentissage, en contrat court ou en intérim, sans filet de sécurité, en particulier parmi les jeunes, des étudiants, des familles qui ont vu leurs charges s’alourdir pendant la période, des personnes, étrangères ou non, qui vivaient du travail informel. Il est souvent douloureux d’appeler à l’aide. Si ces personnes le font, c’est que leurs besoins essentiels, ou ceux de leurs proches, sont en jeu : pouvoir se nourrir, payer son loyer, sa facture d’eau ou d’électricité, sa connexion à Internet à l’heure où tout dépend du numérique. Pour d’autres, vivant à la rue, dans des squats, à l’hôtel, en bidonville ou dans des campements, la situation humanitaire reste préoccupante (accès à l’eau, aux sanitaires…). Pour les personnes et les familles fragilisées par la crise, la période estivale et la rentrée s’annoncent lourdes d’incertitudes.
Dans ce contexte, le temps des vacances risque d’être vécu par les plus modestes comme une manifestation plus douloureuse encore que d’habitude des inégalités. Aussi l’effort accru de l’Etat pour permettre à un plus grand nombre de partir est-il le bienvenu : il méritera d’être confirmé à l’avenir et doublé d’un soutien accru aux acteurs associatifs et culturels pour que l’été puisse être un temps de ressourcement pour tous.
L’urgence, néanmoins, est avant tout de préserver ou de renforcer les digues qui empêcheront la vague de pauvreté de tout emporter sur son passage, de rompre le fil souvent ténu sur lequel tiennent toutes ces histoires de vie.
Parmi ces digues, il y a la trêve hivernale, que le gouvernement a prolongée jusqu’au 10 juillet, et qu’il faut prolonger jusqu’au 31 octobre prochain, pour écarter l’épée de Damoclès qui pèse sur tant de personnes et de familles hébergées, et sur tant de locataires en difficulté pour honorer leur loyer. Une mesure qu’il faudra coupler à la création d’un fonds national pour aider les locataires à payer leur quittance, et à l’abondement du fonds d’indemnisation des propriétaires bailleurs. Il faut aussi renforcer les digues qui empêchent de basculer dans le surendettement, en prenant des mesures contraignantes et généralisées de plafonnement des frais d’incidents bancaires. En renonçant, aussi, à demander le remboursement par les allocataires des indus qui se sont constitués durant la période de crise sanitaire, pour toutes les prestations qui ont été maintenues ou prolongées, en attendant de sécuriser le principe de continuité des droits.
Devant la dégradation du marché de l’emploi, de nombreuses personnes vont basculer sous le seuil de pauvreté ou voir leur pauvreté se durcir. Une autre digue à préserver est donc l’assurance chômage : avec le collectif ALERTE et le Pacte du Pouvoir de Vivre, nous vous demandons le retrait de la réforme en cours, afin de ne pas précariser davantage la situation de millions de chômeurs. Le renouvellement d’une aide exceptionnelle en faveur des ménages modestes, qui devra se conjuguer avec la prolongation des chèques services pour les publics les plus exclus, sera également nécessaire pour éviter que dans notre pays, des citoyens aient à choisir entre payer leur loyer et donner à manger à leurs enfants.
Au-delà de l’urgence immédiate, la crise que nous traversons appelle des décisions d’une autre ampleur. Certaines se prennent actuellement en France et en Europe. Ce dimanche, vous avez annoncé votre volonté d’une “reconstruction économique, écologique et solidaire”. C’est bien ce nouveau contrat social et écologique qu’il s’agit d’inventer collectivement.
La crise du Covid-19 a rappelé des éléments essentiels de ce qui nous fait communément humains : notre vulnérabilité et notre dépendance les uns aux autres, au sein d’une même communauté comme entre pays. Au fond, sauf à se résoudre au chacun pour soi, la seule réponse possible est d’accroître la solidarité. Cette crise nous invite à davantage prendre soin les uns des autres, à nous protéger des accidents de la vie, à renouer avec les prémisses de la Sécurité sociale : nous “libérer de la peur du lendemain”. Elle a mis en lumière tout à la fois combien nos politiques sociales sont précieuses, mais aussi leurs lacunes. Trop de personnes passent au travers du filet de notre système de protection sociale. L’un de nos interlocuteurs ministériels nous annonçait récemment la fin des chèques services aux plus précaires, étant donnée “la reprise progressive de l'aide alimentaire classique." Mais est-ce bien le projet de notre pays, sixième puissance économique mondiale, que d’avoir “classiquement” un habitant sur dix (déjà 5,5 millions de personnes en 2019) qui dépende de l’aide alimentaire pour se nourrir ?
La nécessité d'un plancher social
Pour bien habiter ensemble notre « maison commune », comme y invite le pape François, nous devons passer du filet social au plancher social, solide, inaliénable, ne laissant personne passer au travers. C’est la raison pour laquelle nous insistons, avec d’autres, sur la nécessité d’un revenu minimum garanti, un revenu qui assure le minimum de sécurité indispensable pour pouvoir se projeter dans la vie, et sortir de cette pauvreté qui est une blessure pour l’ensemble de notre société. La “relance solidaire permettra de mieux protéger les plus pauvres d’entre nous”, avez-vous annoncé dimanche. Pour qu’il en soit ainsi, le moment est venu de relever les minima sociaux. La France pourrait franchir une première étape dès le projet de loi de finances 2021, et tenir à cette occasion son engagement international à éradiquer la grande pauvreté dans notre pays (objectif de développement durable n°1), en augmentant le revenu minimum à 40% du revenu médian, en s’attaquant aux ruptures de droit et au non-recours et en rendant ce revenu accessible aux jeunes de 18 à 25 ans fiscalement indépendants de leur famille. Les jeunes, déjà particulièrement touchés par la pauvreté d’ordinaire, sont durement frappés par la crise actuelle, comme vous l’avez relevé, et dans le contexte actuel de l’emploi, notre société se doit de leur assurer de quoi vivre dignement. L’accès réel à ces prestations suppose que chacun dispose à la fois d’une adresse - et donc que notre pays se donne les moyens de rendre enfin effectif le droit à la domiciliation administrative, mais aussi du droit d’ouvrir un compte et de retirer des espèces quand on n’a pas de carte bancaire : les manquements à ces droits devront être sanctionnés.
et celle d'un plafond écologique
Notre “maison commune” tombera en ruine si l’on ne renforce pas, dans un même mouvement, le “plancher social” et le “plafond écologique”. Pour notre pays, il s’agit de permettre à chacun un accès digne à l’alimentation de qualité, désormais indissociable de la transformation de nos systèmes alimentaires, de leur relocalisation et du changement de notre modèle agricole. Il s’agit de permettre à chacun de se loger, en y mettant les moyens pour solvabiliser les locataires (par les APL) et pour construire davantage de logements très sociaux (au moins 60.000 par an), conditions d’un nouveau pacte avec les bailleurs sociaux, tout en lançant un grand plan de rénovation thermique de 700 000 logements par an, qui doit conjuguer l’incitation et la contrainte sur les propriétaires bailleurs, de façon à éliminer les « passoires thermiques » et ce faisant, à créer des milliers d’emplois. Il s’agit de permettre à chacun de se relier aux autres :, et donc de se déplacer, par des moyens de transports accessibles à tous et doux pour le climat. Mieux se relier, aussi, en luttant de façon déterminée contre la fracture numérique, dont la crise a souligné combien elle pouvait exacerber les inégalités, le tout en veillant à limiter l’impact écologique du numérique. Cultiver le lien social, encore, par un plan de soutien au secteur associatif, tellement déterminant pour lutter contre l’isolement et permettre à chacun de trouver sa place. Renouer du lien, enfin, même quand le tissu social a été déchiré, en pérennisant le mouvement de désinflation carcérale entamé pendant le confinement.
Sécurisé par un plancher social renforcé, chacun a aussi sa contribution unique à apporter : nous pouvons témoigner que c’est une aspiration commune des personnes que nous accompagnons. Et notre société ne peut se passer du talent et de l’énergie de personne ! Le Revenu minimum garanti devra donc être accompagné, comme vous le souhaitez, par la mise en place rapide d’un Service Public de l’Insertion aux moyens renforcés pour un accompagnement bienveillant et personnalisé. Aussi encourageons-nous toutes les mesures qui permettront de protéger et de faciliter l’accès à l’emploi, avec une attention particulière pour les personnes qui en sont le plus éloignées, dans l’esprit de l’expérimentation Territoires Zéro chômeurs qu’il convient désormais d’étendre davantage.
Dans la lettre qu’il vous a adressée, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, voit dans l’hospitalité le modèle des relations entre les êtres humains. Ce principe fondateur doit nous guider pour reconnaître enfin un droit au séjour aux personnes qui vivent, et souvent travaillent, en occupant les emplois les plus pénibles, sans droits et sans protection. Comment imaginer une “reconstruction solidaire” qui exclurait des centaines de milliers de personnes vivant sur notre sol ? Une large mesure de régularisation des personnes étrangères sans-papiers ou aux droits incomplets est une mesure de justice et de reconnaissance, comme une mesure de bon sens à la fois en matière sanitaire, mais aussi et surtout pour lutter contre l’accroissement de la grande pauvreté en permettant à ces personnes de travailler, et ainsi de se loger et de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille.
Cette politique devra être complétée par une mobilisation renouvelée dans la solidarité internationale. À commencer par l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, afin de desserrer l’étau qui les étrangle, ce qui doit impérativement se faire dans un cadre de transparence budgétaire pour permettre le contrôle citoyen. La lutte contre les dérèglements climatiques reste cruciale. Or, si des cadres internationaux existent, leur mise en oeuvre n’est pas à la hauteur. Ainsi, alors que 2020 se devait d’être un moment fort dans le combat climatique, le report de la COP 26 doit être saisi par l’Union Européenne pour revoir ses engagements à -55% d’émissions de gaz à effet de serre en 2030, et par un effort diplomatique accru de la France pour que soient revues à la hausse les contributions nationales de ses partenaires internationaux. Les engagements de la France à l’international, dans les politiques climatiques et les options de réduction des émissions de GES comme dans les partenariats économiques et commerciaux doivent par ailleurs impérativement se faire avec une exigence forte de respect et de protection des droits humains, déjà fragiles et encore plus touchés par la crise sanitaire. La solidarité qui doit être de mise dans la sortie de crise se doit d’être globale : la diplomatie française doit peser de tout son poids non seulement dans l’aide aux Etats en difficulté, mais aussi à leurs sociétés civiles, alors que dans de nombreux pays les situations de violation des droits humains sont exacerbées dans ce contexte de crise, loin des yeux de la communauté internationale.
Enfin, la “reconstruction écologique” qu’avec vous, nous appelons de nos voeux, appelle une refonte des modes de consommation et de production vers des modèles durables et résilients. Elle devra se faire dans le cadre d’une collaboration multilatérale qui encadre les acteurs économiques et les contraint à respecter et protéger les droits humains et l’environnement, ici et là-bas. Dans notre pays même, le plan de reconstruction ne sera solidaire et écologique que si les aides aux acteurs économiques sont assorties de conditionnalités fortes afin d’accélérer une transition écologique juste. C’est enfin le moment de mettre en œuvre sans tarder les propositions que la Convention Citoyenne pour le Climat s’apprête à publier.
Nous sommes conscients que des ressources importantes seront nécessaires pour financer toutes ces mesures. Pour ce faire, toutes les pistes méritent d’être explorées pour sanctuariser la dépense publique en matière sociale et écologique. Par ailleurs, chacun est à même de comprendre qu’une période exceptionnelle appelle des réponses exceptionnelles, et qu’un effort accru soit demandé à ceux qui en ont les moyens. C’est dans cet esprit que nous vous encourageons à aborder les réformes fiscales nécessaires, en renforçant le poids et la progressivité de l’impôt sur le revenu, et en élargissant son assiette, pour pouvoir diminuer les impôts proportionnels, qui pèsent plus lourdement sur les plus pauvres.
« Nous voilà tous solidaires, fraternels, unis, concitoyens d'un pays qui fait face… Mais nous sommes à un moment de vérité qui impose plus d'ambition, plus d'audace, un moment de refondation », disiez-vous dans votre allocution du 13 avril. Soyez assuré qu’avec moi, les bénévoles et les salariés du Secours Catholique, tout comme les personnes en précarité que nous accompagnons, partagent ce besoin de solidarité, de fraternité, d’audace. Il nous faut aujourd’hui inventer les gestes barrières contre la pauvreté et contre la dégradation de notre Terre. Une crise est aussi un « kairos », un moment qui peut être favorable pour une refondation. Ensemble, ne laissons pas passer l’occasion de cette refondation pour un monde juste, écologique et fraternel. Le Secours Catholique y prendra toute sa part, aux côtés des plus vulnérables.