Logement social : les ménages les plus pauvres pénalisés

Chapô
Un rapport inter-associatif porté par le Secours Catholique et ses partenaires (ATD Quart-Monde, la Fondation Abbé Pierre, l'Association DALO, Solidarités nouvelles pour le logement et Habitat et Humanisme) et publié ce 11 juin, démontre, par une analyse fouillée des données administratives ainsi qu'une enquête qualitative, que les ménages les plus pauvres ont moins de chance de se voir attribuer un logement social, en raison même du faible niveau de leurs ressources. Le rapport approfondit les mécanismes à l'oeuvre et détaille 15 propositions pour y remédier. 
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 « Cette étude apporte un regard nouveau »


Pierre MadecQuestions à Pierre Madec, économiste à l’OBSERVATOIRE FRANçAIS DES CONJONCTURES éCONOMIQUES (OFCE)

 

Secours Catholique : Ce rapport part d’un constat en forme de paradoxe : les ménages pauvres ont plus de difficultés à accéder à un logement social que la moyenne. Quel éclairage l’étude apporte-t-elle sur ce constat de terrain ?

Pierre Madec : L’étude s’appuie en effet sur un certain nombre de remontées des acteurs au niveau local qui font état d’une difficulté des ménages les plus pauvres à accéder au parc social. Partant de là, les associations se sont réunies afin de discuter de la manière dont on pouvait confirmer ou infirmer ce constat.

Deux types de travaux ont été conduits – et c’est là que l’étude apporte un regard nouveau. D’une part, une enquête qualitative a été menée auprès des structures qui accompagnent les demandeurs de logement social. Un important travail de rencontres et d’échanges avec les acteurs a été produit, notamment par l’auteure principale du rapport, Pauline Portefaix, pour essayer d’objectiver la question suivante : est-ce que oui ou non, il y a des difficultés particulières d’accès au logement social des plus modestes, et si oui, pourquoi?

Presque une centaine de cas ont été référencés, avec, à chaque fois, une analyse poussée des motifs, du parcours. Car il est vrai que l’accès au logement social est une grosse boîte noire, sans vouloir faire offense au système d’attribution. Entre l’enregistrement, la demande, le passage en commission d’attribution, le processus est compliqué et n’est pas forcément très transparent. C’était donc intéressant que la partie qualitative de l’étude éclaire ce processus.

D’autre part, une analyse quantitative a été menée, à savoir une analyse statistique des données administratives que contient le système national d’enregistrement de la demande, où l’on retrouve l’ensemble des demandes – environ 2 millions - et des attributions – des centaines de milliers - pour une année donnée. En dépit de sa richesse, elle est assez peu exploitée par les chercheurs.

Finalement, ces deux analyses viennent plutôt confirmer le constat remonté du terrain par les associations : il y a effectivement une difficulté particulière pour les ménages pauvres, notamment situés en dessous du seuil de pauvreté, voire des ménages avec des niveaux de vie très faibles, d’accéder au parc social.

 

S.C. : Que démontre en particulier l’enquête quantitative ?

P.M. : On pourrait se dire que les ménages les plus pauvres ont des difficultés d’accès au parc social pas tant parce qu’ils sont plus pauvres mais parce qu’ils ont une composition familiale qui ne correspond pas à l’offre disponible, ou bien parce qu’ils sont dans une zone géographique où les logements ne se libèrent pas, ou bien encore parce que le motif de leur demande ne correspond pas à un motif prioritaire. Et que donc, ce ne serait pas tant une discrimination vis-à-vis des ménages les plus pauvres, qu’un certain nombre de facteurs qui, au final, expliqueraient cette difficulté d’accès.

La probabilité de se voir attribuer un logement social a tendance à augmenter avec le niveau des revenus. On attendrait le contraire. Cela pose question.


Or, l’exploitation des données du système national d’enregistrement permet de contrôler ces facteurs. Et ce qu’on voit, c’est qu’à situation familiale équivalente, à territoire équivalent et à motif de la demande équivalent, la probabilité d’attributions de logements aux ménages les plus pauvres est plus faible. C’est donc bien un problème de ressources que l’on arrive à mettre en lumière. La probabilité de se voir attribuer un logement social a tendance à augmenter avec le niveau des revenus. On attendrait le contraire. Cela pose question.

 

S.C. : Justement, quelles sont les raisons explorées dans le rapport, qui peuvent expliquer que les ménages les plus pauvres ont moins de chance de se voir attribuer un logement social ?

P.M. : On observe d’abord qu’il y a des demandeurs pauvres qui ne sont pas forcément repérés, parmi les deux millions de demandes annuelles que contient le système. Il y a donc un problème d’identification des ménages prioritaires. Il y a aussi un problème de non-priorisation : les règles de priorisation sont telles que le revenu n’est pas forcément retenu comme critère de priorité. Certains territoires retiennent plutôt comme critère la composition familiale, l’état du logement actuel, ou bien une situation de violences conjugales par exemple. Ces critères peuvent ainsi prendre le pas sur celui des ressources. Un autre facteur explicatif est celui de la non-présentation : certains demandeurs ne sont pas présentés en commission d’attribution, car on anticipe qu’ils n'ont pas assez de chance d’être choisis, dans une sorte d’auto-censure. Il y a aussi le phénomène du non-recours.

La précarisation du marché du travail qui est à l’œuvre joue  à l’encontre d’un certain nombre de demandeurs.


Et puis apparaît la question des ressources : ce que montre l’analyse qualitative, c’est que ce n’est pas tant le niveau des ressources qui compte que leur stabilité. Un ménage qui a des ressources stables (prestations sociales, pension de retraite, etc.) même faibles sera préféré à un ménage dont les ressources, potentiellement plus élevées, sont instables. La précarisation du marché du travail qui est à l’œuvre joue ainsi à l’encontre d’un certain nombre de demandeurs. À l’instar de ce que l’on observe sur le marché privé où, en gros, il faut un CDI pour accéder à un logement, les bailleurs sociaux veulent s’assurer qu’il y aura bien un paiement des loyers.

 

S.C. : Qui sont ces demandeurs pauvres qui passent entre les mailles du filet ?

P.M. : Globalement, ce sont des personnes qui ne connaissent pas de stabilité de l’emploi (au chômage ou en contrat court). Les familles monoparentales sont par ailleurs largement surreprésentées. Cela s’explique principalement par un problème d’offre de logement : il vous faut au moins un trois pièces si vous avez un enfant et que vous êtes parent seul. Or, le payer avec un seul revenu, encore plus si ce revenu est faible, est très compliqué. À cet égard, l’adéquation entre le nombre de familles monoparentales et l’offre de logements très abordables est problématique. Parmi ces demandeurs pauvres, il y a aussi beaucoup de personnes sans logement aujourd’hui, hébergées chez des tiers ou dans des structures. Chaque profil demande évidement un traitement propre. Ce qui en ressort globalement, c’est un problème d’adéquation entre la demande et l’offre de logement.

 

S.C. : Cela nous amène au contexte général dans lequel s’inscrivent ces dysfonctionnements, et sur lequel revient le rapport. La politique du logement social en France ne joue pas complètement son rôle ?

P.M. : Le parc social en France est très développé, plus que chez beaucoup de nos voisins européens. Comment avec un tel parc, n’arrivons-nous pas à loger les ménages les plus pauvres ? Il y a plusieurs éléments de réponse.

D’abord, le modèle a été fragilisé ces dernières années par un certain nombre de mesures, notamment d’économies budgétaires : la production de logements neufs, aujourd’hui, est insuffisante par rapport à la demande, et parallèlement, des mesures comme la réduction du loyer de solidarité* viennent fragiliser les bailleurs qui se retrouvent à devoir faire des efforts financiers.

La file d’attente s’allonge car on n’arrive plus à attribuer suffisamment de logements : d’une part parce qu’on n’en construit pas assez et d’autre part parce qu’il n’y a plus assez de mobilité dans le parc social.


Mais un autre aspect joue : dans les zones tendues notamment, il y a un déséquilibre très important entre parc privé et parc social. Ces dérives du parc privé en terme de niveaux de loyers et d’explosion des prix immobiliers font qu’il y a beaucoup moins de mobilité résidentielle dans le parc social, c’est-à-dire de ménages qui quittent le parc social pour le parc locatif privé ou pour accéder à la propriété. Or, aujourd’hui le pourvoyeur principal de logements dans le parc social, c’est cette mobilité résidentielle. La file d’attente pour accéder au logement social s’allonge donc car on n’arrive plus à attribuer suffisamment de logements : d’une part parce qu’on n’en construit pas assez et d’autre part parce qu’il n’y a plus assez de mobilité dans le parc social.

Enfin, le parc social a du mal à assurer ses deux missions à la fois, la seconde étant de faire de la mixité. Or, quand vous avez un parc réduit, arriver à loger les ménages les plus pauvres dans une logique de droit au logement tout en continuant à loger des ménages des classes moyennes inférieures, c’est très compliqué. Le modèle est tiraillé entre ces deux logiques.

 

S.C. : Le rapport détaille 15 propositions pour remédier au problème d’accessibilité du parc social. Quelles mesures vous semblent, à vous, prioritaires ?

P.M. : À moyen et long terme, il est nécessaire de développer le parc social. Le problème d’offre de logements abordables ne se résoudra pas tant qu’on n’aura pas fait un vrai choc d’offre, notamment dans les zones tendues. Pour cela, il faut produire massivement du logement très social pour les ménages les plus pauvres.

Mais en attendant, la situation va continuer de se dégrader. À court terme, il n’y a donc pas d’autre solution que de mieux solvabiliser les ménages. Cela peut être au travers d’une revalorisation de l’APL. Aujourd’hui, plus d’un logement social sur deux a un loyer supérieur à celui qui sert à calculer l’APL. On voit donc qu’il y a une déconnection entre le système qui est censé solvabiliser les ménages et le parc social. Il faut soit baisser les loyers, soit mieux solvabiliser les locataires.

La crise actuelle le montre : les fragilités du marché du travail ont des répercussions immédiates sur la capacité des ménages à payer leur loyer.


Cela peut se faire aussi à travers les minimas sociaux. On pourrait ainsi imaginer un matelas social - sans parler forcément de revenu universel - car on voit bien, et la crise actuelle le montre, que les fragilités du marché du travail ont des répercussions immédiates sur la capacité des ménages à payer leur loyer. Les taux d’effort chez les ménages les plus pauvres peuvent atteindre 30, 40, 60 %. Le jour où votre revenu baisse de 15% parce que vous avez été mis en chômage partiel, ou de 30 % parce que vous basculez dans le chômage indemnisé ou même d’encore plus car vous basculez dans le chômage non indemnisé, votre capacité à payer votre loyer est largement entamée. De cela, les bailleurs sociaux sont conscients. Ils savent qu’ils n’ont pas intérêt à prendre des ménages qui ont une probabilité forte d’être fragilisés dans leur emploi, parce que derrière, cela se traduit par des impayés de loyer.

Il faut donc sécuriser cela, réinventer et renforcer – la crise actuelle peut être un bon lancement – le système social français et assurer à tous un revenu de base minimum permettant de vivre dans des conditions décentes et de s’acquitter d’un loyer dans le logement social. Ce que montre bien le rapport, c’est que l’instabilité des ressources, liée à la précarisation ou ce que certains appellent l’ubérisation du marché du travail, est centrale dans l’accès au logement, y compris dans l’accès au logement social. Et si l’on menait la même étude dans le parc privé, le diagnostique serait évidemment bien pire...

*La réduction de loyer de solidarité (RLS) consiste en une remise sur loyer obligatoire pour les locataires du parc social dont les revenus sont inférieurs à certains plafonds accompagnée d'une baisse de l'APL versée à ces mêmes locataires.
Crédits
Nom(s)
PROPOS RECUEILLIS PAR CLARISSE BRIOT
Nom(s)
©Christophe Hargoues / Secours Catholique
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