Mineurs isolés : « Il faut sortir de la logique de suspicion généralisée »
Entretien avec Franck Ozouf, Chargé de projet "Migration et accès aux droits", au Secours Catholique.
Le Secours Catholique publie aujourd’hui, avec six autres organisations, un rapport sur la violation en France des droits des mineurs étrangers isolés. Dans ce rapport, vous faites 90 propositions pour une meilleure protection de ces jeunes. Pourquoi ce rapport, aujourd’hui ?
Franck Ozouf : Ce document est le fruit d’un travail entamé par nos sept organisations il y a un an. Il fait suite à un rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les migrations, rendu en novembre 2021, et à l’adoption, il y a un an, de la loi Taquet, relative à la protection des enfants.
Nous avons pu nous rendre compte à l’occasion de ce rapport parlementaire et de cette nouvelle loi, à quel point il y avait un souci dans l’appréhension par les politiques de la question des mineurs étrangers non accompagnés. Il y a un postulat très fort selon lequel beaucoup de jeunes qui se présentent comme mineurs mentent sur leur âge, et très peu de propositions constructives allant dans le sens de la protection de ces adolescents qui sont pourtant en situation de grande vulnérabilité.
C’est ce qui nous a décidé à faire nous-mêmes des propositions politiques. Spécialistes de la migration, pour certains d’entre nous, ou de la protection de l’enfance, pour d’autres, nous connaissons bien la réalité des jeunes étrangers isolés sur notre territoire et les raisons pour lesquelles il faut absolument les protéger au même titre que les autres mineurs. Plutôt que d’être dans la réaction à un projet de loi, à un fait-divers, à une polémique… nous souhaitions, à travers ce travail en commun, être proactifs dans un but constructif.
C’était aussi l’occasion de fédérer autour de ce projet beaucoup d’acteurs d’horizons divers (syndicats d’avocats et de magistrats, spécialistes de la traite des êtres humains, associations de protection de l’enfance ou contre le sans-abrisme…) mais tous concernés par le sujet.
Quelles sont les violations des droits de ces jeunes que vous pouvez observer ?
F.O. : Au regard de la Convention internationale des droits de l’enfant, elles sont nombreuses et diverses. Mais la principale, qui est à l’origine de beaucoup d’autres, est la violation du principe de présomption de minorité. Aujourd’hui, lorsque les services d’un Conseil départemental auprès de qui le jeune étranger fait une demande de protection (par l’Aide sociale à l’enfance), déclarent ne pas reconnaître la minorité du jeune, ce dernier a droit de faire un recours devant le juge des enfants.
Tant que le juge n’a pas tranché dans le sens contraire, on devrait considérer que ce jeune est présumé mineur. Pourtant, à partir du moment où le Département refuse de le reconnaître comme tel, même en cas de recours, le jeune étranger isolé n’est plus protégé et se retrouve sans aucune aide, souvent à la rue.
Parfois, il va y avoir une violation pure des droits du jeune, lorsque, jugeant au faciès, et le considérant d’entrée comme majeur, la Police aux frontières (PAF) va le refouler à la frontière sans lui laisser l’opportunité de déposer une demande de protection en tant que mineur, ou lorsque les services d’un Département vont refuser de traiter sa demande (ce qui est appelé un « refus de guichet »).
À quoi sont dues ces violations ?
F. O. : Elles sont dues, premièrement à un fort climat de suspicion. On part très souvent du postulat que chaque jeune étranger qui se présente comme mineur est un majeur qui ment, et donc tout l’enjeu serait de lutter contre cette « fraude ». C’est ce qui semble guider aujourd’hui le traitement réservé à ces adolescents.
Tout a été pensé essentiellement dans l’objectif de détecter les « faux mineurs ». L’entretien d’évaluation psycho-social menée par les services des Départements est souvent un interrogatoire « à charge ». Si le jeune peut présenter un document d’identité, on fait vérifier la véracité de son état civil par la PAF qui n’a pourtant pas l’expertise nécessaire, notamment au niveau juridique, pour le faire. On va ensuite faire des recherches dans les fichiers biométriques pour voir s’il n’est pas enregistré ailleurs. Si on se rend compte, par ce biais, qu’il a fait une demande de protection dans un autre département, cela peut être retenu contre lui, alors que cela ne détermine en rien s’il est mineur ou majeur. Enfin, il peut être soumis à des test osseux, qui sont indignes et par ailleurs peu fiables.
Cette manière très orientée de traiter ces demandes de protection conduisent à une majorité de rejets, contestables de par les moyens utilisés. Une part, plus ou moins grande selon les juges, finit d’ailleurs par être invalidée par la justice.
Ces violations sont aussi dues à la manière même dont est organisé le traitement de ces demandes de protection. Ce sont les Départements qui ont pour mission d’évaluer la minorité des demandeurs dont ils auront ensuite la charge si ces derniers sont effectivement mineurs. Cela pose deux problèmes. Premièrement, les conseils départementaux se retrouvent juges et parties. De ce fait, il y a un risque qu’ils refusent de reconnaître la minorité de jeunes tout simplement pour ne pas à avoir à les prendre en charge, soit pour des questions de moyens, soit pour des raisons idéologiques (certains contestent le principe de leur compétence considérant que ce devrait être l’Etat qui gère). Deuxièmement, il y a des différences importantes de traitement selon les départements. Nous sommes dans l’arbitraire.
Que proposez-vous pour éviter cela ?
F. O. : Dans le rapport, nous faisons quatre-vingt-dix propositions qui abordent différents aspects du sujet. Mais notre proposition principale est de remettre la présomption de minorité au centre de la procédure. Dans le cadre de la justice pénale, la présomption d’innocence est strictement respectée et ce jusqu’au bout de la procédure, c’est-à-dire des voies de recours. Parce qu'il est considéré que le risque de condamner un innocent prime sur le reste. Nous estimons que pour la présomption de minorité, la logique devrait être la même.
Comme le considère le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, tant que le processus est en cours, la personne doit se voir accorder le bénéfice du doute et être traitée comme un enfant. Car le plus grand risque est de laisser un mineur, en situation de grande vulnérabilité, sans aide et à la rue, et non pas de faire bénéficier à un jeune d’une protection réservée aux mineurs dans l’hypothèse où il serait majeur.
On ne sait pas quelle est la proportion de demandes de protection déposées par des jeunes qui sont en fait majeurs. Pour les raisons évoquées plus haut, le nombre de rejets de ces demandes par les Départements n’est pas probant en la matière. Or, tout est fait aujourd’hui dans l’idée que nous faisons face à une fraude massive. Et c’est regrettable, car cela aboutit à la mise en danger de nombreux étrangers mineurs qui ne sont pas pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance et sont en errance, y compris durant le recours judiciaire.
Pour rendre la présomption de minorité prépondérante, il faudrait séparer les rôles et faire intervenir la justice des enfants dès le début du processus. Les Départements retrouveraient leur mission de prévention et de protection de l’enfance en se concentrant sur les besoins fondamentaux du jeune, sa santé, sa scolarisation, une éventuelle demande d’asile, obtenir des documents d’état civil ou les consolider…
C’est le juge des enfants, saisi dès le début, qui statuerait, si besoin, sur la minorité du jeune. Pour cela, il s’appuierait sur des éléments d’état civil, en vérifiant si nécessaire auprès du consulat ou des autorités du pays d’origine. Pour nous, c’est le moyen le plus objectif et donc pertinent d’évaluer la minorité du jeune et il faut écarter les autres moyens évoqués plus haut. Durant tout le processus judiciaire, appel compris, le jeune serait placé à l’aide sociale à l’enfant et bénéficierait d’une prise en charge globale jusqu’à ce qu’une décision sécurise son parcours.
Lire aussi le rapport : Pour un accès de tous les enfants aux droits communs. Suivi de la mise en œuvre en France de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.