Précarité alimentaire : « Certains rayons ne sont pas pour moi »
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Ce lundi matin du mois de février, les responsables du magasin Lidl de Saint-Gratien, dans le Val d’Oise, ont décidé de modifier l’horaire de mise à disposition de paniers de fruits et légumes abîmés à 1euro. Jusqu’à présent, ils les sortaient sur le parking à 8h10, avant l’ouverture des portes. Mais trop de monde attendait devant le magasin, cela créait du désordre. Dorénavant, ce sera 9h30.
Cela peut sembler un détail. Mais pour Hela, ça change tout. « À cette heure-là, je serai déjà partie travailler », regrette la mère de famille. C’est le but : « Plutôt que d’organiser la distribution, ils préfèrent attendre que ceux qui ne peuvent rester s’en aillent. » Hela voit mal comment elle pourra continuer à consommer des fruits et légumes frais, pourtant la base de son alimentation. « En rayon, c’est trop cher », explique cette assistante administrative dans une entreprise de bâtiment, mère seule de trois grands enfants. Il y a bien une initiative similaire au Carrefour. Mais ce sont des petits sachets : « Pour 1 ou 1,5 euro, vous n’avez souvent qu’une seule carotte, une seule aubergine, une seule pomme de terre et deux bananes, qui sont vraiment dans un sale état », précise-t-elle. Il lui est arrivé d’acheter un de ces sachets : deux choux-fleurs, pour 1,5 euro, au lieu d’1,75 euro l’unité. « Finalement, seuls les trois-quarts d’une pièce étaient consommables. » Elle a dû jeter le reste. « La grande distribution est le miroir de notre société, elle reproduit voire exacerbe les inégalités entre les personnes », observe Astrid Aulanier, chargée de plaidoyer Accès digne à l'alimentation durable, au Secours Catholique.
ségrégation
Depuis quelques mois, l’association mène, avec Action contre la Faim, un travail sur la manière dont les ménages précaires peuvent se nourrir sur leur territoire, et sur ce qui oriente leurs comportements d'achats . Une trentaine de personnes, vivant en Seine-Saint-Denis, dans les Hauts-de-Seine ou en Savoie, y participent. Hela en fait partie. Au fil des témoignages, se dessine au sein des supermarchés une forme de ségrégation qui ne dit pas son nom. Les premiers prix systématiquement positionnés en bas des linéaires, qui obligent à se baisser constamment, bien qu’on soit enceinte ou qu’on souffre de problèmes de dos. Les gondoles qui concentrent les produits de qualité, que l’on va éviter car, financièrement, c’est hors de portée. « Je sais qu’il y a certains rayons qui ne sont pas pour moi, confie ainsi Nassima, en recherche d’emploi. J’aimerais bien acheter les bonnes choses, les bons légumes, mais je ne peux pas. C’est comme ça, qu’est-ce que tu veux ? » Et depuis récemment, les étals « à prix cassés » où sont vendus les produits presque périmés et les légumes abîmés, qui auparavant étaient souvent donnés aux associations d’aide alimentaire. Les « paniers bradés », aussi, dont on ne choisit pas le contenu.
« Quand je fais les courses je me sens toute petite, encore plus petite que je ne suis déjà. Je me sens tout en bas de l’échelle. J’envie les personnes qui peuvent remplir leur caddie comme ils veulent, moi je ne peux pas », raconte Bouzeiza, qui vit de l'allocation aux adultes handicapés. « Les pratiques et stratégies de la grande distribution, qui représentent 70% des actes d’achat en France, renvoient constamment les personnes précaires à leur situation de pauvreté. C’est violent », observe Astrid Aulanier.
Il n’y a jamais de promotions sur les produits bio.
L’autre point saillant de cette réflexion menée par les deux associations, est la forte influence qu’exerce l’environnement alimentaire sur la consommation des ménages. Un constat qui rebat l’idée, promue par les acteurs du secteur, d’une offre qui ne ferait que répondre à la demande des consommateurs. « Il n’y a jamais de promotions sur les produits bio, fait remarquer Hela. En revanche, sur le Nutella… » Bouzeiza le constate également. « Le problème des promos, c’est que ça va toujours être sur des produits comme les gâteaux, les céréales pour le petit déjeuner, des chocolats, dit-elle. Un riche, il va dire que les familles ne devraient pas acheter ça, car c’est mauvais, c’est trop sucré, mais moi je pense aux familles nombreuses que je connais, elles n’ont pas le choix. »
« consom’acteur »
L’environnement alimentaire, c’est aussi l’accessibilité géographique, qui peut poser un problème, particulièrement en milieu rural où « précarité » rime souvent avec « mobilité compliquée ». Astrid Aulanier fait état de plusieurs témoignages « en Savoie, de personnes qui n’ont pas de voiture en état, où les moyens d’y mettre du carburant, et sont contraintes, faute de moyens transports collectifs, d’aller au plus près. Du coup, elles se rendent à la supérette du bourg, peu fournie et où les tarifs sont élevés. Et n’ont donc pas d’autres choix que de se rationner et de prendre le plus bas de gamme ».
Le but de cette démarche coordonnée par le Secours Catholique et Action contre la faim, est de sensibiliser les pouvoirs publics au besoin d'agir sur l'offre pour améliorer l'accès de toutes et tous à une alimentation de qualité. « Il faut casser cette image du « consom’acteur » qui serait entièrement responsable et libre de ses choix, insiste Astrid Aulanier. Les solutions sont aussi à chercher du côté de ce qu’on propose aux personnes, de ce qu’on leur rend accessible ou non. »
« Notre objectif, conclut Zharin Moreno, chargée de plaidoyer à Action contre la faim. C’est qu’à différentes échelles, les responsables politiques puissent s’emparer de ce travail afin d’organiser des concertations avec des comités citoyens pour réfléchir à l’amélioration de leur environnement alimentaire. »
Notre campagne pour un accès à tous à une alimentation de qualité