Proposition de loi anti-squats : « Appliquer ce texte à la lettre pourrait doubler le nombre de personnes sans domicile »
Décryptage avec Ninon Overhoff, responsable du département « De la rue au logement ».
Que contient cette proposition de loi du groupe Renaissance portée par les députés Guillaume Kasbarian et Aurore Bergé, déjà adoptée par l’Assemblée nationale et prochainement débattue au Sénat ?
Ninon Overhoff : La proposition de loi s’articule en deux volets: le premier, peu médiatisé mais tout aussi dangereux que le second, concerne les ménages en difficulté pour payer leur loyer, que ce soit en raison de l’augmentation du coût de la vie, du logement et de l’énergie, ou d’un accident de la vie tel qu’une perte d’emploi, une séparation ou une maladie. Parce que l’expulsion locative est toujours un drame humain et social dont les victimes conservent des séquelles longtemps après avoir perdu leur logement, la France s’est dotée au cours des dernières décennies d’une série de mécanismes de prévention. L’objectif est d’aider les ménages concernés à surmonter leurs difficultés, à s’acquitter de leur dette locative en concertation avec leur bailleur, à bénéficier d’un accompagnement adapté, à se maintenir dans leur logement en échange d’une indemnisation du propriétaire ou à se voir proposer une solution alternative, dans le parc social par exemple. Cette politique, bien qu’imparfaite car manquant encore de moyens, permet chaque année d’éviter des milliers de remises à la rue. Si le nombre d’expulsions locatives avec intervention de la force publique a connu une progression inquiétante depuis les années 2000, leur nombre est sans commune mesure avec celui du contentieux locatif. Ainsi, sur environ 156 400 litiges en 2019, 16 700 ont abouti à une expulsion effective parce que les autres ont pu être réglés en amont. La prévention des expulsions locatives constitue l’un des piliers de la politique du “Logement d’abord” conduite depuis 2008 par les gouvernements successifs, et reprise à son compte par l’actuel gouvernement dans le cadre d’un nouveau “Plan quinquennal” pour lutter contre le sans-abrisme, en cours de construction.
La proposition de loi Kasbarian-Bergé marque un virage à 180 degrés par rapport à cette politique. Elle organise l’industrialisation de l’expulsion locative, en divisant par deux voire en supprimant tout bonnement les délais séparant les différentes étapes de la procédure. Si un ménage se trouve en impayé de loyer, son bailleur pourra ainsi l’assigner au tribunal un mois après lui avoir demandé de payer (au lieu de deux actuellement), et l’audience aura lieu six semaines plus tard (au lieu de deux mois actuellement), laissant encore moins de temps au locataire pour s’y préparer et aux dispositifs sociaux d’intervenir. De plus, le texte réduit considérablement le pouvoir d’appréciation du juge. Aujourd’hui, il peut en effet vérifier le bien fondé de la demande du bailleur, se renseigner sur la composition de la dette, la façon dont elle s’est constituée, la décence du logement, les efforts réalisés par le ménage pour se rétablir, l’éventuelle vulnérabilité des parties, etc. S’il estime que la situation est rattrapable, le juge peut par ailleurs décider d’accorder au locataire un délai supplémentaire pour résorber sa dette. Ces pouvoirs du juge seront supprimés, sauf à ce que le ménage en fasse la demande explicite, et qu’il ait repris le versement de son loyer au moment de l’audience, ce qui est très peu probable. Or nous savons que les personnes en situation de précarité sont fréquemment mal renseignées sur leurs droits, sont peu accompagnées quand elles ont affaire à la justice, et peuvent craindre ou ne pas comprendre l’importance de se présenter à l'audience. De plus, si le juge décide de résilier le bail, le délai temporaire de maintien dans le logement qu’il peut accorder au ménage afin qu’il trouve une solution de logement alternative sera désormais compris entre 1 mois et 1 an (au lieu de 3 mois à 3 ans actuellement), toujours à condition qu’il en fasse la demande. Enfin, si le juge estime que le locataire est de mauvaise foi - une notion juridiquement floue, comportant un risque d’arbitraire si le juge est insuffisamment informé de la situation - il pourra supprimer le délai séparant la demande de libérer les lieux et l’intervention des forces de l’ordre (qui est de deux mois aujourd’hui).
Mises bout à bout, ces différentes mesures permettront d’expulser un locataire en difficulté, même passagère, en à peine 2,5 mois à partir de la constitution de l’impayé de loyer. Impossible dans ce délai d’espérer obtenir un rendez-vous avec les services sociaux, de voir correctement évaluer sa situation sociale et financière, de bénéficier d’une aide du fonds de solidarité pour le logement ou encore de se faire accompagner par une association comme le Secours Catholique. La majorité présidentielle a-t-elle bien anticipé les dégâts que pourrait causer cette proposition de loi à l’heure où les ménages ne se sont pas encore remis de l’effet de la crise sanitaire, font face à une inflation de 6% et sont étranglés par la cherté du logement et de l’énergie ? Quand on sait que le revenu médian des personnes accompagnées par le Secours Catholique s’élève à seulement 548 € par mois en 2021, que la moitié de cette somme est engloutie par les dépenses de logement, et que les impayés de loyers ou d’énergie constituent le premier motif de demande d’aide des personnes en situation d’impayés, on mesure à quel point cette proposition de loi est déconnectée de la réalité que vivent les Français pauvres et modestes. Qui plus est, pense-t-on vraiment qu’il soit dans l’intérêt du propriétaire de court-circuiter la procédure de prévention des expulsions, qui lui permet dans la plupart des cas de recouvrer sa créance et d’éviter de devoir chercher un nouveau locataire ? Les propriétaires avec lesquels travaille le Secours Catholique sont bien sûr attachés à ce que leurs locataires respectent leurs obligations, mais attendent davantage l’amélioration de la garantie publique Visale et la réactivité des services sociaux en cas de problème qu’une systématisation des expulsions.
Pourquoi parlez-vous de criminalisation de la pauvreté ?
N.O. : La proposition de loi ne promet pas seulement aux ménages en impayés de loyer d’être remis à la rue de façon accélérée, mais elle fait d’eux des délinquants passibles de lourdes sanctions. Deux nouveaux délits pourront en effet être retenus contre les locataires qui n’abandonneraient pas d’eux-mêmes leur logement après la résiliation de leur bail: le maintien sans droit ni titre dans le logement en violation d’une décision de justice, puni de 6 mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende, ou encore l’occupation ou le maintien dans le logement sans titre de propriété, contrat de bail ou convention avec le propriétaire, punis de trois ans d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende. Autrement dit, la moindre dette locative vous coûtera non seulement votre logement, mais encore votre liberté, à l’heure où les juridictions sont déjà embolisées et où le taux d’occupation des prisons françaises bat des records. Cette vision de la société fait froid dans le dos. Elle repose sur l’idée que la précarité ne résulte pas d’un cumul de difficultés économiques et sociales, mais constitue une faute qu’il faut réprimer pénalement. Le Secours Catholique rejette catégoriquement cette représentation stigmatisante de l’humain et de la pauvreté.
Il faut ensuite comprendre que les délits créés par la proposition de loi ont un champ d’application beaucoup plus vaste que celui que leur prêtent leurs promoteurs. En montant en épingle quelques situations pas toujours avérées de squats de domicile, les médias sont tombés dans le piège que leur a tendu la majorité. La nouveauté ne concerne pas tant le squat de domicile, déjà passible d’un an de prison, de 15 000 € d’amende et d’une expulsion accélérée en 48 h, mais la criminalisation de toutes les autres formes d’habitation, légales commes illégales, des personnes sans domicile et mal-logées. Le nouveau délit d’introduction ou de maintien dans un local sans disposer de titre ou de contrat vise, comme vu précédemment, les locataires en fin de procédure d’expulsion, mais aussi toutes les personnes qui ne peuvent démontrer leur droit d’y habiter. C’est par exemple le cas des personnes accueillies en centre d’hébergement d’urgence, des étudiants occupant une chambre contre service, des femmes victimes de violences qui ne figurent pas sur le bail avec leur conjoint, des victimes de marchands de sommeil, etc. Tous ces publics extrêmement vulnérables pourront, parce qu’ils ne disposent pas de contrat en bonne et due forme, écoper de trois ans d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende.
Quelle est la position du Secours Catholique par rapport au squat ?
N.O. : Le Secours Catholique n’est pas favorable au squat de domicile, et comprend la détresse de petits propriétaires qui, rentrant par exemple de vacances, découvrent que leur logement a été occupé en leur absence. Mais ce cas de figure est heureusement très marginal (170 cas en 2021), et tripler les sanctions pénales actuellement prévues par la loi (elles seraient portées à 3 ans de prison et à 45 000 €) ne rendra pas plus efficace leur traitement. En revanche, on ne peut reprocher aux personnes et familles sans domicile de chercher à se mettre à l’abri dans un logement laissé à l’abandon ou un bâtiment vide depuis des années, quand chaque soir environ 6 000 demandes d’hébergement d’urgence au 115 concernant 1 500 enfants sont laissés à la rue sans solution, ou quand la France compte 2,2 millions de ménages en attente de logement social, dont 85 700 à reloger de façon prioritaire et urgente au titre du DALO (droit au logement opposable). Rappelons que les droits à l’hébergement et au logement sont des droits fondamentaux à valeur constitutionnelle, et qu’il faut donc les mettre en balance avec le droit de propriété. Dans sa pensée sociale, l’Eglise affirme clairement la destination universelle des biens, autrement dit le principe selon lequel “les biens de la Création doivent équitablement affluer entre les mains de tous”. Le pape François fait même du « principe de subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens [...] le premier principe de tout l’ordre éthico-social ». Il existe dès lors de bons mais aussi de mauvais usages de la propriété privée, par exemple lorsqu’elle vise l’accumulation sans fin, ou l’exploitation des personnes et des ressources, au détriment des droits fondamentaux d’autres êtres humains. La propriété est-elle vraiment ordonnée au bien commun, lorsque 3,1 millions de logements sont laissés vacants selon l’INSEE, et que dans le même temps 300 000 personnes sont sans domicile ?
Parmi les personnes qu’accompagne le Secours Catholique, aucune ne vit dans un logement ou dans un bâtiment vide par choix ou par plaisir. Le squat est très majoritairement un acte de survie pour échapper au froid et à la violence de la rue, lorsqu’on n’a plus aucune solution. La proposition de loi Kasbarian-Bergé sanctionne cette nécessité, y compris lorsque les locaux occupés appartiennent non pas à des particuliers mais à des propriétaires institutionnels comme l’Etat, les collectivités ou les entreprises. La répression concerne jusqu’aux “locaux économiques”, c’est-à-dire les usines désaffectées et les friches industrielles. Pour chacune de ces situations, ce sera 3 ans de prison et 45 000 € d’amende.
Les associations et collectifs qui accompagnent les personnes sans-abri sont également dans le viseur. Pour elles, la proposition de loi crée un délit de propagande, de publicité ou d’incitation au squat, puni de 3 750 € d’amende. Nous y voyons une forme de résurgence du délit de solidarité, destinée à réprimer l’aide, l’information et l’accompagnement qu’apportent associations et militants aux personnes et familles qui, faute de mieux, trouvent refuge dans des locaux vacants. Nous ne pouvons accepter que la fraternité de nos équipes locales et de nos délégations auprès des habitants de lieux de vie informels fassent d’elles des délinquantes.
Quelle vision alternative porte le Secours Catholique sur ces problématiques ?
N.O. : Propriétaires, locataires ou sans-abri : aucun d’entre eux ne doit subir les carences de l’action publique face à la crise du logement. En cas d’impayés de loyer par exemple, nous plaidons de façon constante pour que les locataires en difficulté puissent demeurer dans leur logement et être accompagnés jusqu’à ce qu’une solution de relogement alternative leur soit proposée, toutefois en contrepartie d’une indemnisation du propriétaire afin qu’il ne soit pas pénalisé. L’objectif zéro expulsion sans relogement est atteignable, à condition d'augmenter les crédits que consacre l’Etat à cette politique publique.
La surenchère répressive n’offre aucun remède efficace contre le mal-logement, parce qu’elle n’agit pas sur ses causes. Maîtriser la flambée des prix immobiliers, rétablir des aides au logement vraiment efficaces, renforcer la production de logements très sociaux, en particulier dans les zones qui en sont faiblement pourvues, attribuer davantage de logements aux ménages reconnus prioritaires par la loi, mobiliser le foncier public ou privé vacant à des fins sociales, etc. - telles devraient être les priorités du gouvernement, plutôt que de s’en prendre aux victimes du mal-logement. Ce point de vue est d’ailleurs partagé par deux anciennes ministres du Logement, Emmanuelle Wargon et Emmanuelle Cosse, ainsi que par la Défenseure des droits Claire Hédon, qui a rendu en novembre un avis au Parlement sur le sujet.
Le Secours Catholique poursuit sa mobilisation contre la bombe sociale que représente la proposition de loi Kasbarian-Bergé, et a rejoint une coalition inédite d’acteurs issus du monde associatif, syndical et judiciaire dans le cadre de la campagne #SeLogerNestPasUnCrime. Après une conférence de presse commune le 17 janvier, un rassemblement symbolique sera organisé devant le Sénat le 25 janvier, et une manifestation aura lieu sur la Place de la Bastille le 28 janvier.
Consulter le rapport annuel de l'Observatoire des expulsions collectives de lieux de vie informel
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