Fanny Benedetti: « Aucun pays n’est épargné par ce fléau universel »
Propos recueillis par Cécile Leclerc-Laurent, journaliste, et Maymouna S., femme victime de violences.
Photos : Xavier Schwebel
PARCOURS
Fanny Benedetti
- 1998 : travaille sur les questions de genre au sein du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
- 2007 : travaille, au sein du ministère français des Affaires étrangères, sur les lignes directrices de l’Union européenne sur l’élimination des violences faites aux femmes.
- 2009-2011 : participe aux négociations de la Convention d’Istanbul.
- 2019 : est nommée directrice exécutive d’ONU Femmes France.
Maymouna S.
- 2013 : mariée de force à 22 ans en Mauritanie.
- 2018 : fuit après des violences conjugales.
- 2020 : arrive en France.
- 2022 : se voit refuser le droit d’asile.
Maymouna S : Je suis mauritanienne et j’ai été mariée de force par mon oncle à un homme riche que je n’aimais pas et qui me maltraitait. Je devais faire les travaux de maison et il m’empêchait de manger et de boire. Il m’a frappée. J’ai encore une blessure à la jambe. J’ai fui avec mon fils en 2018. En Mauritanie, beaucoup d’hommes battent leurs femmes. Pourquoi toujours autant de femmes sont-elles victimes de violences, comme moi aujourd’hui ?
Fanny Benedetti : Une femme sur trois subit des violences, c’est un chiffre global et universel, et je pense même qu’il est sous-estimé. Dans tous les pays, les femmes subissent des violences systémiques de façon répétée et en continu. Aucun pays au monde n’est épargné par ce fléau. Il n’y a pas de sociétés qui échappent aux inégalités qui sont la cause profonde des violences. Comme la société établit la valeur sociale des êtres humains en fonction du genre, cela crée des rapports de pouvoir inégalitaires. Ce cycle commence avant même la naissance avec la sélection des fœtus, comme en Asie. Puis les petites filles sont maltraitées dans leur enfance : elles sont dénutries et moins privilégiées que les garçons, elles n’ont pas toujours accès à l’éducation. À l’adolescence, dans certains pays du monde, les jeunes femmes sont contraintes au mariage forcé comme c’est votre cas, et c’est clairement une autorisation de violences sexuelles.
On trouve ensuite des violences intrafamiliales et, dans votre cas, des violences acceptées par la société : il n’existe pas d’aide accessible pour se défendre contre les décisions de votre famille. Dans certains pays, la violence est tellement tolérée qu’il n’y a pas de recours efficace pour s’en protéger ! Et il n’y a pas que les violences physiques et sexuelles, mais aussi l’emprise morale et psychique, la dépendance financière, les violences économiques, matérielles, comme priver quelqu’un de moyens de subsistance… Ce fléau a un caractère universel et sa nature est diversifiée.
Cécile Leclerc-Laurent : Peut-on dire que les violences touchent plus les femmes des pays à faibles revenus ?
F.B. : Non, et on l’a vu avec Me Too dans les pays occidentaux. On a l’impression qu’aucune femme n’a été épargnée par des violences dans son existence. Je pense qu’on ne réalise pas l’ampleur du phénomène. Les gens n’ont pas conscience des violences économiques, par exemple. Me Too a révélé que l’on n’a pas toujours conscience d’avoir été soi-même victime d’une violence. Le phénomène est aujourd’hui banalisé et accepté. J’ai le sentiment que toutes les femmes ou filles ont subi une violence au cours de leur vie.
C.L.-L. : N’existe-t-il pas un cercle vicieux qui enferme les femmes victimes de violences dans la pauvreté ?
F.B. : Tout à fait et c’est pour cela qu’à ONU Femmes France nous travaillons sur l’indépendance économique des femmes. C’est le socle qui va permettre aux femmes de s’assurer un accès aux droits et les prémunir contre les violences. Il y a un lien étroit entre la dépendance financière vis-à-vis du conjoint et ces violences : la vulnérabilité économique rend la femme dépendante. Quand vous dépendez économiquement d’un homme, vous êtes vulnérable et en danger. C’est donc un cercle vicieux : une femme victime ne va pas pouvoir s’autonomiser. Car la violence est une emprise globale qui affaiblit sur le long terme.
On le constate pour les violences intrafamiliales, mais également pour les cas de traite ou d’exploitation sexuelle : la pornographie, par exemple, instrumentalise des femmes en grande précarité financière et en état de besoin économique immédiat.
C.L.-L. : Peut-on dès lors dire que les violences faites aux femmes sont un frein au développement ?
F.B. : Oui, car elles ont un coût. On chiffre les violences à 2 % du PIB mondial et c’est un chiffre, là aussi, sûrement sous-estimé. À l’échelle de l’Union européenne, on estime que le coût induit par les violences est de 300 milliards d’euros par an, d’après l’Institut européen pour l’égalité entre les femmes et les hommes (un chiffre d’octobre 2021). Ceci inclut les frais juridiques, les coûts sanitaires, les services d’hébergement, la prise en charge des enfants et aussi les coûts indirects comme la perte d’emploi et de productivité. Les violences freinent le développement des sociétés. Si l’on regarde les Objectifs du développement durable (ODD), on comprend que les enjeux d’égalité sous-tendent l’ensemble de l’agenda 2030 de l’ONU.
Car les femmes ont un rôle-clé en ce qui concerne l’alimentation, les choix énergétiques, l’approvisionnement en eau… Elles sont les premières actrices dans les pays en voie de développement. Sans participation massive des femmes aux ODD, il n’y aura pas de développement. C’est pour cela qu’il faut s’attaquer aux causes profondes des violences, à savoir les inégalités structurelles du patriarcat, parfois inscrites dans la loi. ONU Femmes prête une assistance technique aux États pour qu’ils ajustent leurs cadres légaux. Prenons l’exemple de la loi sur l’héritage qui déshérite les femmes. Tant que la valeur sociale associée aux femmes est inférieure, il sera difficile d’éliminer les violences.
M.S. : La Cour nationale du droit d’asile, en France, a rejeté mon recours. Je suis désespérée. Mon mari continue de me harceler au téléphone. Comment protéger les victimes comme moi ?
F.B. : Les violences peuvent être une condition d’asile quand on vient d’un pays où il n’y a pas de protection de l’État. Le problème est que l’asile est un droit restrictif. Aujourd’hui, on reconnaît l’asile aux femmes victimes de mariages forcés ou de mutilations génitales, mais il faut la conviction que le risque existe dans la durée et que la femme se mette en danger en retournant chez elle. Avez-vous dit aux gens qui vous ont interrogée que vous aviez peur de retourner en Mauritanie ?
M.S. : Si je rentre au pays, mon mari me tuera. Mon recours a été refusé. Je dois quitter le Cada (mon centre d’hébergement), je n’ai pas de papiers, je ne sais pas où je vais aller…
F.B. : Quand le dossier est rejeté, tous les droits relatifs à la demande d’asile s’arrêtent, c’est vrai… Mais vous avez un enfant scolarisé, ça devrait vous aider à rester sur le territoire français.
M.S. : En tout cas, je vais apprendre à mon fils le respect des femmes. Est-ce qu’une éducation peut aider à prévenir les violences ?
F.B. : Il faut éduquer les filles et les garçons à l’égalité de genre dès l’école. Mais en France aussi, des stéréotypes pèsent sur les filles et les garçons à l’école, et ils privent la femme d’un droit égal à celui de l’homme. Même dans les pays occidentaux, on voit que les filières des sciences ou de l’ingénierie ont moins de 25 % de filles, alors qu’elles sont bonnes en mathématiques et en sciences. Dès l’âge de 6 ans, les petites filles ont intégré leur moindre intelligence par rapport aux garçons, ce qui est faux évidemment. Au-delà du patriarcat, il y a un effet d’intégration des stéréotypes qui fait que les filles se freinent dans beaucoup de choses. C’est un travail de fond qu’il faut réaliser et intégrer comme un principe éducatif très fort.
C.L.-L. : Au Rwanda, j’ai pu observer que des lois d’égalité des genres existent, mais elles ne sont pas appliquées sur le terrain. Comment faire pour changer les mentalités ?
F.B. : Effectivement, ça ne ruisselle pas assez à travers les sociétés. Je crois beaucoup au rôle modèle : quand les filles voient qu’il y a des femmes Premières ministres ou juges, elles peuvent entrevoir l’existence de possibilités pour elles. Mais on est loin du compte ! Citez-moi sans réfléchir cinq femmes qui ont marqué l’Histoire : elles sont invisibles. Il faut que les petites filles puissent se projeter en voyant des femmes modèles, et se donner les moyens pour travailler à la culture d’égalité, cela peut passer par des quotas.
Par ailleurs, il faut aussi éduquer les garçons. L’idée n’est pas de stigmatiser les hommes, mais ces violences sont à l’évidence fondées sur le genre. Les auteurs sont des hommes dans 99 % des cas. Or les femmes ont besoin des hommes dans ce combat pour l’égalité : qu’ils soient des alliés puissants et pas seulement des observateurs silencieux.
C.L.-L. : Quelles seraient les autres solutions pour empêcher les violences ?
F.B. : Il n’y a pas de petites violences. Il faut reconnaître et dénoncer toutes les formes de violences ! Comme je le disais, un énorme pas a été franchi avec Me Too : désormais, le fléau est reconnu ainsi que l’existence de différentes formes de violences (certaines plus insidieuses que d’autres). Il y a donc un travail à faire pour prévenir, protéger les victimes et aussi poursuivre les auteurs. Impunité zéro !
C’est difficile pour les violences intrafamiliales car on n’a pas de témoins. Quand les crimes sont commis dans l’intimité, il n’y a pas de preuves. On voit un fossé énorme entre le nombre de plaintes pour violences et le pourcentage des violences sanctionnées : moins de 1 %. Je pense qu’il faut mettre en place des systèmes d’alerte et utiliser de nouvelles technologies comme les bracelets. Il faut mieux former les policiers et les magistrats. La France pourrait s’inspirer de l’Espagne, qui a réussi à faire baisser son nombre de cas de féminicides. On peut encore progresser.
M.S. : J’aimerais comprendre pourquoi l’homme et la femme ne sont pas égaux…
F.B. : C’est un sujet profond et complexe. À quand remonte cette inégalité fondatrice ? Ce dont on est sûr aujourd’hui, c’est que le cerveau n’est pas “genré” : hommes et femmes ont le même. Ils ont les mêmes capacités cérébrales. Nous n’en sommes qu’au début des connaissances sur le sujet. On a longtemps vécu avec le préjugé selon lequel les femmes préhistoriques étaient dans les cavernes pour entretenir le feu et nourrir les enfants, c’est faux ! Des traces montrent que les femmes chassaient les animaux sauvages. Il ne devrait pas y avoir de différences de poids et de taille entre les hommes et les femmes : c’est le résultat de générations de femmes sous-alimentées pendant des siècles. Pourquoi et comment en est-on arrivé là ? J’aimerais bien avoir la réponse.