Christine Le Nabour : « Il faut instaurer une culture de la confiance a priori »
Propos recueillis par Benjamin Sèze, journaliste, et Céline Tuo, ancienne allocataire du RSA et membre du collectif Changer de cap.
Photos : Xavier Schwebel.
Parcours
Christine Le Nabour
- 1964 : Naît à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis).
- 2017 : Est élue députée d’Ille-et-Vilaine.
- 2018 : Est co-autrice du rapport « La juste prestation. Pour des prestations et un accompagnement ajustés », remis au Premier ministre.
Céline Tuo
- 1976 : Naît à Paris.
- 2020-2022 : Vit avec le RSA.
- 2022 : S’engage à “Changer de cap”, un collectif de citoyens et d’associations qui oeuvrent pour plus de justice sociale et pour la défense des services publics.
Benjamin Sèze : Vous êtes co-autrice d’un rapport sur le non-recours remis au Premier ministre en 2018.
Christine Le Nabour : Nous avons co-écrit ce rapport avec le sociologue Julien Damon juste avant les annonces sur la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté. Nous y recommandions deux grands chantiers. Le premier était la modernisation de notre système de protection sociale, des prestations. Le second était l’accompagnement. Car pour nous, il n’était pas suffisant de verser une prestation sans accompagner. Nous y recommandions aussi le repérage des “non-recourants”, en prenant en compte les différentes causes du non-recours. Nous avions fait un certain nombre de propositions, dont l’expérimentation de “territoires zéro non-recours” et l’idée de “solidarité à la source” pour aller vers plus d’automaticité.
Céline Tuo : Quelles sont, selon vous, les causes du non-recours aux droits ?
C.L.N. : L’une d’elles est la complexité de notre système de protection sociale. Celui-ci est complexe pour de bonnes raisons : au fi l du temps, on a essayé d’individualiser au maximum les prestations sociales. Mais au final, nous avons des prestations qui n’ont pas les mêmes bases de calcul et qui ne prennent pas en compte les mêmes modalités pour permettre l’éligibilité. De nombreuses personnes ne connaissent pas les prestations qui existent, ou les conditions d’éligibilité qui sont parfois si complexes qu’on s’y perd. Il y a souvent aussi du découragement de la part des ménages face au nombre important de justificatifs qu’on leur demande. Or nous sommes dans une logique de quérabilité où la personne doit faire elle-même la démarche de demander une prestation. Certaines personnes renoncent également par peur d’être stigmatisées. D’autres enfin pensent qu’elles ne sont pas éligibles, d’où l’intérêt d’une démarche de la part des services ou des associations pour repérer ces personnes et leur dire qu’elles peuvent prétendre à ces droits, démarche expérimentée dans le cadre des “territoires zéro-non recours”. Et il y aussi du non-recours volontaire : certaines personnes ne souhaitent pas être aidées. Mais c’est plus rare.
C.T. : Dans les témoignages que nous recueillons, un cas revient souvent : celui de personnes qui ont des difficultés à faire ouvrir leurs droits ou à les faire rétablir lorsqu’ils ont été suspendus.
C.L.N. : Oui. Les associations s’en font d’ailleurs régulièrement l’écho. C’est pour cela que dans la réflexion en cours, nous voulons essayer de simplifier, de rendre les informations lisibles, compréhensibles, mais aussi d’avancer sur des options comme le pré-remplissage des formulaires. Ensuite, il faut embarquer la Caisse d’allocations familiales (Caf), la Sécurité sociale, les collectivités, les associations, les services de l’État…, pour créer une communauté d’acteurs et faire en sorte qu’il y ait un accès aux droits pour tous et qu’il ne se produise pas de rupture des droits. Aujourd’hui on constate que, du fait d’un changement de situation professionnelle ou personnelle, d’un déménagement…, des personnes se retrouvent en situation de rupture de droits, et cela n’est pas acceptable. Il faut que l’on travaille sur l’idée d’un parcours sans couture de l’usager.
B.S. : L’une des causes du non-recours ne serait-elle pas le manque de moyens humains, d’agents qui aient assez de temps et qui soient suffisamment formés pour répondre aux demandes, aider à résoudre des situations compliquées pouvant être liées à une erreur de la part de la personne (mauvaise déclaration, pièce manquante) ou de l’institution (perte ou mauvais référencement d’un document, bug informatique) ?
C.L.N. : Peut-être faut-il plus de moyens pour l’accompagnement. C’est une préconisation que nous avions faite avec Julien Damon dans le rapport de 2018 : puisque nous allons davantage dématérialiser le traitement des dossiers, mettons davantage de moyens humains dans le repérage, la prise en charge et l’accompagnement des personnes. Les espaces France Service semblent être une bonne solution, même si ce n’est pas la seule. L’idée est, par le biais de ces bus itinérants ou de ces permanences dans les communes, de remettre les services à proximité des usagers. Nous avons conscience que le numérique n’est pas accessible à tous et que des lieux physiques d’accueil ou d’accompagnement sont nécessaires pour aider à remplir un formulaire ou régler une situation de blocage.
C.T. : Ces difficultés pour accéder à des agents en capacité de résoudre des situations complexes sont d’autant plus problématiques que tant que le problème n’est pas résolu la personne ne perçoit pas ses droits. Le principe de suspension préventive des droits ne devrait-il pas être remis en question ?
C.L.N. : Vous prêchez une convaincue. Ce principe vise, entre autres, à éviter la fraude aux prestations sociales. Aujourd’hui, bien qu’il faille combattre la fraude, nous savons pertinemment qu’elle ne représente rien à côté du non-recours. L’enjeu est de ne pas aggraver la situation de personnes qui vivent déjà dans la précarité en suspendant des prestations sous prétexte qu’il faut les réévaluer. Nous avons voté en 2018 une loi intitulée “Un État au service d’une société de confiance”. L’objectif était d’instaurer le principe du “droit à l’erreur”, de privilégier le conseil et l’accompagnement des allocataires plutôt que le contrôle et la sanction. Nous n’avons pas réussi pleinement à atteindre cet objectif. Nous devons remettre le sujet sur la table, même si le caractère automatique des aides permettra d’éviter des erreurs de calcul et des ruptures de droit. Il faut aussi acculturer les agents des administrations concernées, qui traitent les dossiers, à la confiance a priori. Très souvent, la personne traitant le dossier, et on ne peut pas le lui reprocher, ne va pas vouloir ou pouvoir prendre la responsabilité de faire confiance a priori à l’usager qui a commis une erreur ou oublié de joindre un document à son dossier. C’est aussi cela qu’il faut changer.
B.S. : Les stratégies gouvernementales pour lutter contre le non-recours reposaient jusqu’à une période récente principalement sur le développement du numérique et la mise en place de guichets uniques. Quel bilan peut-on tirer de ces stratégies ?
C.L.N. : Un bilan de la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté a été réalisé. Aujourd’hui, un nouveau pacte des solidarités se met en place. Il ne faut pas oublier que nous avons vécu deux ans de crise qui ont freiné la mise en oeuvre de mesures et leurs évaluations (les accueils sociaux inconditionnels de proximité, les espaces France Service). Avec la loi dite 3 DS (différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) adoptée en février 2022, nous avons permis les échanges de données entre les organismes qui gèrent les prestations. Depuis 2022, nous expérimentons l’automaticité de l’attribution de la complémentaire santé solidaire pour les nouveaux bénéficiaires du RSA. D’autre part, le gouvernement vient de mettre en place un comité de coordination de l’accès aux droits, dans lequel les associations de solidarité et de lutte contre l’exclusion sont présentes. Dans le cadre de ce comité, nous allons pouvoir faire le point sur où nous en sommes et sur la façon dont les choses pourraient être améliorées.
B.S. : Quelles sont les pistes d’amélioration possibles ?
C.L.N. : On peut aller vers plus d’automaticité des aides, avec la “solidarité à la source” qui a été annoncée (lire aussi p.19) et que l’on sait possible grâce au système qui existe déjà d’“impôt à la source”. Mais il reste encore de nombreuses questions techniques à résoudre. Ensuite, nous pourrons continuer à nous inspirer de tout ce qui est expérimenté dans le cadre des “territoires zéro non recours” ; favoriser les démarches “dites le nous une fois”, les “rendez-vous des droits”, mais aussi les principes d’“aller vers” qui consistent à démarcher les personnes pour les informer de leurs droits et faire le point sur leur situation. Le développement de l’interconnaissance et de la coordination entre les acteurs me paraît également essentiel.
C.T. : Est-ce qu’il ne manque pas, en France, des “référents parcours”, des travailleurs sociaux qui aient une vision à 360 degrés de notre système de protection sociale, qui connaissent les situations des personnes dans leur globalité et qui soient capables d’orienter précisément ces dernières vers les dispositifs d’aide adéquats ?
C.L.N. : Des accueils couplés Caf/ Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) existent, comme, par exemple, à Beaucaire, dans le Gard. Je ne comprends pas, d’ailleurs, pourquoi ces bonnes pratiques ne sont pas étendues au niveau national. Dans les espaces France Service, même si on n’y trouve pas réponse à tout, le niveau de formation continue des agents et le lien avec les différents services concernés permettent de répondre au mieux aux demandes ponctuelles d’aides pour effectuer une démarche ou régler un problème. Concernant le “référent parcours”, vous avez raison, c’était l’une de nos propositions également. Il existe en mission locale et c’est lui qui lève tous les freins liés à la santé, au logement, à la mobilité, etc. Chaque personne éligible à des droits devrait pouvoir en bénéficier.
B.S. : N’y a-t-il pas également un problème d’absence de liens interpersonnels entre les différentes institutions pour pouvoir échanger facilement les informations et ainsi débloquer plus rapidement des dossiers ?
C.L.N. : Lorsque le revenu minimum d’insertion (RMI, aujourd’hui remplacé par le RSA) a été mis en place, il y avait un référent de parcours, ainsi que des réunions de coordination où toutes les institutions étaient représentées et où le référent faisait part des besoins et des difficultés rencontrées par la personne. Le référent de parcours connaît la personne et a toute sa confiance, il est le relais auprès des différents organismes. Il évite à la personne concernée de raconter son parcours plusieurs fois. Il faut aussi plus d’interconnaissance entre les différentes institutions, plus de fluidité dans la circulation des informations pour faciliter le déblocage des situations complexes. Aujourd’hui chacun vit un peu en silo, protège son pré carré et oublie que la finalité est de bien accompagner la personne vers et dans ses droits. L’enjeu de bien se connaître est à la fois de ne pas être redondant et de pouvoir orienter la personne vers l’institution la plus adéquate.
C.T. : Une crainte que l’on peut avoir par rapport à la solidarité à la source est qu’il devienne encore plus difficile de débloquer les situations complexes, notamment en cas d’erreur, étant donné que tout sera automatisé et que les usagers comme les agents auront encore moins la main sur les dossiers.
C.L.N. : Si nous arrivons à aller vers plus d’automaticité des droits, il y aura probablement moins d’erreurs de déclaration et de traitement des dossiers. Ce qui permettra, je l’espère, aux agents de libérer plus de temps pour trouver des solutions aux situations complexes.