Claire Hédon : « Il faut remettre de l’humain dans les services publics »
Parcours
CLAIRE HÉDON
- 2003-2017 : journaliste animatrice de l’émission Priorité santé sur RFI
- 2015-2020 : présidente du mouvement ATD-Quart Monde
- 2020- 2026 : est nommée Défenseur des droits
Secours-Catholique : Diriez-vous que la dématérialisation a rendu les services publics encore plus inaccessibles aux personnes en précarité ?
Claire Hédon : Aujourd’hui, la seule porte d’entrée aux services publics semble être dématérialisée. La dématérialisation est sûrement une chance pour beaucoup. Mais il ne faut pas oublier qu’un tiers de la population est éloignée du numérique, si l’on prend les chiffres du Credoc de 2022 ! Et on a tort de croire que cela ne concerne que les personnes âgées. Les jeunes, qui savent pourtant réaliser plein de choses sur les Smartphones, n’arrivent pas à y faire leurs démarches administratives. C’est le cas aussi des personnes en précarité, étrangères, en situation de handicap, par exemple.
Le problème n’est pas d’avoir dématérialisé les démarches administratives, mais d’avoir oublié toutes ces personnes, qui se retrouvent dans l’impossibilité de déposer un dossier papier ou de rencontrer quelqu’un pour en discuter. Car nous avons en parallèle fermé les accueils physiques des administrations. Il n’y a plus assez d’accueils au sein des CAF ou des CPAM. Avec cette impossibilité du dialogue avec l’administration, certains usagers se voient couper leurs aides ou sont accusés de fraude sans aucune explication, et avec des moyens de recours mal connus. Pourtant, il est écrit dans le préambule de notre Constitution que « l’État doit garantir à tous des moyens convenables d’existence »(1).
S.C : Afin de maintenir des accueils physiques des services publics, les Espaces France Services sont-ils une solution suffisante ? Que faudrait-il faire, le cas échéant, pour les améliorer ?
C.H. : Il faut pouvoir garder des alternatives à la dématérialisation et cela passe par le contact humain. Les Espaces France Services sont une avancée en ce sens. Mais à l’intérieur, en majorité ce ne sont pas des personnes de la CAF, ni de la CPAM, alors elles ne peuvent pas être compétentes sur tous les sujets, d’autant moins qu’il y a parmi elles un grand nombre de contrats précaires et de turn-over et qu’elles n’ont pas accès au dossier de la personne. Leurs réponses dépendent beaucoup de la disponibilité du “back-office”, c’est-à-dire du lien entre les agents de France Services et ceux des différents services publics (CAF, CPAM, Carsat, France travail…). Nous préconisons donc depuis longtemps que les Espaces France Services comportent des permanences des CAF et des CPAM.
Les espaces France Services sont une avancée, mais ils doivent comporter des permanences des CAF et des CPAM.
En ce qui concerne l’accueil téléphonique, notre enquête menée l’an dernier, en partenariat avec l’INC, sur les plateformes téléphoniques de quatre services publics (Améli, Carsat, CAF, France travail) a montré que 40 % des appels n’aboutissent pas et que 60 % des appels qui aboutissent ne reçoivent pas la bonne information. Il faut là aussi renforcer la qualité de l’accueil téléphonique : l’enjeu est d’avoir au bout du fil quelqu’un qui connaisse et puisse gérer directement le dossier.
L’accompagnement des personnes en précarité est essentiel. En effet, lorsque la réglementation est complexe, que ces personnes n’ont ni les codes ni les connaissances, et qu’on leur réclame des justificatifs sans aucun accompagnement, cela accroît le taux d’erreurs dans la constitution de leur dossier, erreurs qui vont alors être considérées comme autant de fraudes. Il faut redonner des moyens aux agents et remettre de l’humain dans la machine. Les usagers ont besoin d’échanger avec des êtres humains.
Il faut aussi aller au-devant des usagers : “l’aller vers” est important. C’est ce que le Défenseur des droits développe en proposant plusieurs moyens de contact : les lieux d’accueil avec les permanences de nos délégués, notre site Internet, mais aussi l’accès téléphonique. Et nous faisons sortir l’institution de ses murs en allant au contact des habitants sur les places publiques de villes. Les autres administrations doivent aussi s’en préoccuper.
S.C : Avec la dématérialisation, c’est aussi à l’usager de s’adapter en devant scanner les bons documents, ou en cochant la bonne case. Ce n’est plus l’État qui vient accompagner la personne. N’assiste-t-on pas à un renversement qui dénature l’essence même du service public, censé être au service de la personne ?
C.H. : Il y a eu un transfert de charges du service public vers les usagers, vers les travailleurs sociaux, vers nos délégués du Défenseur des droits et bien sûr vers les associations. Mais ce n’est pas leur rôle ni le nôtre. Cela dit quelque chose de ce qu’est devenu le service public. Il est pourtant censé assurer adaptabilité, égalité et continuité. Or désormais, on demande à l’usager de s’adapter, on lui demande d’être équipé, d’avoir un ordinateur et Internet, de savoir s’en servir, et de ne pas se tromper.
Est-ce que pour des raisons budgétaires, on s'autorise à ne plus respecter le droit des personnes ?
Sur le même sujet, les systèmes d’automatisation m’inquiètent. Car il est alors impossible de parler à quelqu’un, alors que lorsqu’il y a une erreur sur notre situation, nous avons toujours besoin de joindre un être humain. Je crains par exemple que la réforme de la solidarité à la source (2) s’accompagne d’énormément d’informations erronées. On nous répond que le dossier est pré-rempli, mais que c’est à l’usager de vérifier l’exactitude des informations, ce qui n’est pas toujours évident pour les personnes en précarité. Cela pourrait encore entraîner des accusations de fraude.
S.C. : Vous dites que la solution est de remettre de l’humain dans l’action publique : mais est-ce envisageable, à votre avis, dans le contexte budgétaire actuel ?
C.H. : Est-ce que pour des questions budgétaires, on s’autorise à ne plus respecter les droits des personnes ? Ce n’est pas possible. Aujourd’hui, nous avons des taux de non-recours effrayants (plus d’un tiers pour le RSA, par exemple) parce que les gens n’arrivent pas à accéder à leurs droits en raison d’un manque d’agents des services publics. Mettons autant – sinon plus – d’énergie dans la lutte contre le non-recours que dans la lutte contre la fraude sociale !
S.C. : L’an dernier, suite aux interpellations du Secours Catholique, une proposition de loi déposée par Mme Obono a été adoptée à l’Assemblée nationale pour garantir l’existence d’une alternative présentielle aux services publics dématérialisés. Mais elle n’est toujours pas à l’ordre du jour du Sénat. Comment expliquer qu’une loi d’apparence aussi consensuelle rencontre des résistances ?
C.H. : Il y a un souci perpétuel des dépenses publiques. Bien sûr, l’accès aux droits coûte de l’argent et demande des moyens budgétaires. Mais il faudrait aussi évaluer combien le non-accès à ces droits coûte à la société sur le long terme. Car cela empêche les personnes de sortir de la pauvreté. C’est ce qu’a démontré l’expérimentation Territoires zéro chômeurs : ça ne coûte pas plus cher à la société de permettre aux gens d’accéder à l’emploi.
S.C. : Les personnes de nationalité étrangère sont particulièrement affectées par l’impossibilité de rencontrer l’administration, et il leur est souvent impossible d’obtenir ou de renouveler leur titre de séjour, ce qui les place en situation irrégulière. Au fond, le traitement infligé aux étrangers n’est-il pas la préfiguration de ce qui pourrait attendre le reste de la population, à commencer par les plus pauvres ?
C.H. : J’en suis persuadée. Quand on commence à dégrader l’accès aux droits pour certains, cela finit par concerner tout le monde. Dans le cas des personnes étrangères, nous avons remarqué un accroissement du nombre de leurs réclamations auprès de nos délégués. Cela représente désormais 30 % des réclamations reçues par l’institution sur le premier semestre 2024, contre 10 % en 2019.
On crée un parcours du combattant pour l'accès aux droits
La plupart des situations que nous traitons concernent des problèmes de renouvellement de titres de séjour. Des personnes qui sont insérées dans la société perdent leur travail, leur logement parce que leurs titres de séjour n’ont pas été renouvelés. Des personnes qui étaient en situation régulière se retrouvent en situation irrégulière ! C’est un manque de logique inouï, car bon nombre de ces étrangers assurent des emplois dans des secteurs en tension.
Nous venons de démarrer une enquête auprès des préfectures pour comprendre ce qui se passe. Nous menons aussi une enquête sur l’Anef, la plateforme numérique de demande des titres de séjour, qui connaît de multiples dysfonctionnements. Nous avons l’impression que le système est testé en temps réel et cela met aussi en difficulté les préfectures.
S.C. : Paradoxalement, la dématérialisation a conduit des prestataires privés à s’engouffrer dans la brèche. C’est le cas des rendez-vous à la préfecture qu’on peut acheter en ligne ou en boutique. Dématérialisation rime-t-elle avec marchandisation ?
C.H. : Avec la dématérialisation, la file d’attente n’est plus devant la préfecture, mais elle existe toujours, désormais cachée, sur Internet. Nous savons que des créneaux de rendez-vous à la préfecture sont vendus jusqu’à 500 euros. Cet engorgement, dû au manque important de rendez-vous proposés en ligne, ouvre donc la possibilité d’un trafic, pour partie illégal et pour partie avec des structures légales qui marchandisent des prestations censées être gratuites. L’exemple le plus flagrant, c’est la carte grise : le garage s’en charge et vous le payez pour cette prestation alors que l’accès au service public est gratuit. C’est un vrai système de fraude qui s’installe en déléguant au privé.
S.C. : Les témoignages recueillis par le Secours Catholique sur le terrain nous montrent que les usagers les plus démunis deviennent désespérés par le sort que leur font les administrations, du fait qu’ils n’ont plus de réponses à leurs questions. Que produit cette évolution pour les personnes, et dans la société ?
C.H. : Elle produit avant tout du non-recours puisque l’on crée un parcours du combattant pour l’accès aux droits. Les discours sur l’assistanat des plus précaires ont un effet délétère sur les personnes que l’on accuse en permanence de profiter du système.
C’est aussi délétère pour la cohésion sociale. Dans une démocratie, se préoccuper des droits des plus vulnérables, c’est rassurant pour tout le monde. Car la population française vieillit de plus en plus et se retrouvera dans des situations de dépendance un jour ou l’autre. Il faut faire comprendre à l’opinion publique que c’est dans l’intérêt de la société de promouvoir le respect des droits des personnes. C’est moins coûteux de mutualiser que de ne pas protéger. On voit par exemple qu’aux États-Unis le coût de la santé est bien plus élevé avec un système privatisé qu’avec un système public.
Enfin, quand un tiers de la population se heurte au mur du numérique et n’arrive pas à accéder aux services publics, il en résulte de la frustration et de l’énervement. Ces usagers se sentent oubliés et mis de côté. Quand ils rencontrent nos délégués sur le terrain, ils leur disent : « Enfin je peux voir quelqu’un et lui parler. »
1. Articles 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 incluse dans celle de 1958.
2. Dans le cadre de la réforme “solidarité à la source”, dès janvier 2025, les déclarations de ressources des allocataires du RSA et de la prime d’activité seront préremplies, comme pour la déclaration de l’impôt sur le revenu, en collectant directement les montants de ces ressources auprès des employeurs ou des organismes de protection sociale.