Michel Forst : « Le meilleur outil de protection, c’est la solidarité »
Propos recueillis par Cécile Leclerc-Laurent, journaliste, et Abbas Abdoulaziz, membre de Tournons la page Niger, exilé et réfugié en France.
Photos : Christophe Hargoues
PARCOURS
Michel Forst
- 2005-2016: Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l’homme
- 2012-2013 : Président du comité de coordination des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations unies
- 2014-2020 : Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme
Abbas Abdoulaziz
- 2016 : Membre de Tournons la page Niger
- 2017 : Marche contre la loi de finances puis arrestation
- 2018 : Exil en France puis réfugié.
Cécile Leclerc-Laurent : Diriez-vous qu’aujourd’hui les défenseurs des Droits de l’homme sont de plus en plus menacés dans le monde ? Et comment l’expliquer ?
Michel Forst: Le constat est clair : la situation est de plus en plus critique pour les défenseurs. Ceux qui sont les plus à risque et les plus menacés sont d’abord les défenseurs de l’environnement et des peuples autochtones, qui sont victimes des États mais également des entreprises. C’est quelque chose qui apparaît de plus en plus sur la scène internationale. En fonction des pays, on a une deuxième catégorie de défenseurs qui sont particulièrement à risque : les journalistes au sens large, y compris les blogueurs privés.
Ce qui est également nouveau et qui explique l’accroissement des menaces est le fait que dorénavant, plus rien ne reste confidentiel ou secret. L’émergence des technologies nouvelles, notamment les réseaux sociaux et les téléphones portables, font que ce qui, par le passé, était caché, est maintenant porté à la connaissance du grand public. Aujourd’hui, les exactions qui étaient auparavant couvertes par le silence sont visibles et deviennent de plus en plus un outil d’alerte de la communauté internationale.
M.F.: Les menaces varient selon les pays. En premier lieu, le droit à la vie est menacé : les meurtres et les assassinats politiques touchent notamment les défenseurs de l’environnement. On n’hésite pas à l’heure actuelle à exécuter sommairement ceux qui dénoncent les collusions avec les pouvoirs publics ou encore le fait que les entreprises agissent sans se soucier du mal qu’elles font aux populations locales. Malheureusement, malgré tous les moyens de protection qui existent sur le plan international – et ils sont nombreux –, quand une entreprise ou un gouvernement a décidé de supprimer quelqu’un, il est très difficile de protéger cette personne.
Le droit à la vie est menacé : les meurtres et les assassinats politiques touchent notamment les défenseurs de l’environnement.
Ensuite, on a des campagnes de stigmatisation et de diffamation dans tous les pays, lancées par les autorités en collusion avec les médias locaux. Ces campagnes de dénigrement systématique présentent les défenseurs comme des opposants politiques ou comme des activistes dangereux pour le gouvernement, liés au terrorisme ou aux mafias, alors que ce sont de simples citoyens qui exercent leur droit à la liberté d’expression et de manifestation. Ces campagnes de dénigrement, qui utilisent tous les moyens possibles, sont très dangereuses parce qu’elles changent l’image que les défenseurs peuvent avoir dans l’opinion publique.
Enfin il y a toute la panoplie des outils de répression, comme les arrestations arbitraires ou les utilisations de la loi à des fins détournées pour traduire en justice les défenseurs, parfois les museler, ou les menacer de faire l’objet d’une procédure d’enquête. Et cela est valable pour tous les pays, y compris pour les plus démocratiques en Europe de l’Ouest.
Abbas Abdoulaziz : Quels sont les garde-fous qui permettent aux défenseurs des Droits de l’homme de jouer leur rôle dans le monde ?
M.F.: Il existe des garde-fous institutionnels : les défenseurs ont la possibilité de faire appel aux instances de protection de la communauté internationale. Il existe des dispositifs, notamment aux Nations unies, ou en Afrique auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, en Amérique auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, en Europe également auprès du Conseil de l’Europe. L’ensemble de ces dispositifs est parfois plus ou moins effectif. Par exemple, la Commission africaine ne joue pas pleinement son rôle. La vraie difficulté est que ces organisations régionales et internationales sont des organes interétatiques qui n’ont pas de pouvoir de sanction direct et qui ne sont pas assez efficaces pour empêcher les gouvernements de continuer cette vague de répression à l’encontre des défenseurs.
M.F.: Oui, heureusement. En particulier, l’Union européenne ou des pays européens non membres de l’Union européenne ont adopté des dispositifs comme ces fameuses Lignes directrices de l’UE sur les défenseurs des Droits de l’homme, qui font obligation à toutes les ambassades européennes de porter secours et assistance aux défenseurs, ce qu’elles font parfois de manière très efficace.
Les ambassades peuvent ainsi exfiltrer ces défenseurs avec des moyens importants pour les mettre à l’abri. Elles ont également la possibilité de faire pression sur les États dès lors que les Parlements commencent à discuter des lois répressives qui visent à empêcher les défenseurs d’exercer leur mission légitime.
Mais c’est une diplomatie souvent silencieuse, rarement offensive, qui a montré parfois ses limites. Cependant je connais des centaines de cas dans lesquels cette diplomatie a permis de sauver des vies en exfiltrant des défenseurs.
M.F.: Ce moyen est utilisé par un certain nombre d’États. L’idée est de menacer des membres de Parlements ou de gouvernements de sanctions économiques ou individuelles. Ces menaces sont parfois suivies de sanctions effectives, financières et économiques, qui portent leurs fruits.
Mais tout cela est limité par la géopolitique qui fait que souvent les États sont protégés contre ces sanctions économiques parce qu’il existe avec eux des accords commerciaux. Et on voit apparaître le géant chinois qui utilise beaucoup cette menace de dissuasion en disant : « Si vous rompez la coopération avec l’Union européenne, nous sommes là pour la remplacer. » La Chine joue un rôle influent d’acteur économique et cela change la donne sur le plan de la diplomatie des Droits de l’homme.
M.F.: Je ne dirais pas cela. Je pense au contraire que la diplomatie des pays de l’Union européenne, ou proches de l’UE comme la Norvège ou la Suisse, n’a pas reculé mais au contraire permis d’apporter une aide et un soutien aux défenseurs. Bien sûr, il y a des limites. Des défenseurs sont, par exemple, encore en danger dans des pays du Golfe, des pays asiatiques ou africains dès lors qu’ils défendent des sujets qui font polémique.
Ainsi les défenseurs des droits des personnes LGBTI ou des minorités ethniques sont parfois plus en danger parce que les États occidentaux hésitent à intervenir dans ces domaines, de peur qu’on ne les accuse de porter des valeurs occidentales dans ces pays. Beaucoup a été fait – pas assez encore, car on pourrait aller plus loin, mais j’estime que des progrès manifestes ont été réalisés en partie grâce à l’action de l’Union européenne.
M.F.: J’irai même jusqu’à dire qu’ils y sont aussi menacés. J’ai fait plusieurs missions officielles dans des pays de l’UE. En Hongrie, par exemple, la liberté d’association, de manifestation, la question des droits sexuels et reproductifs sont remises en cause par le gouvernement et parfois de manière brutale. C’est également le cas en Pologne ou en République tchèque.
On peut dire que, y compris en Europe occidentale, les défenseurs sont parfois aussi victimes de menaces ou d’attaques. Je pense aux défenseurs des droits des migrants, par exemple en Italie, en Espagne, en France. On voit ces défenseurs parfois traduits devant la justice.
M.F.: Le grand danger, selon moi, c’est que les gouvernements qui percevaient les États de l’UE comme des pays de liberté ont tendance à se dire : « Si la France se permet de faire ce genre de chose, pourquoi est-ce que chez nous on ne suivrait pas son exemple ? » Les menaces qui pèsent sur la liberté dans les pays de l’UE peuvent être source d’inspiration pour d’autres pays. Cet impératif de cohérence entre la diplomatie interne et la diplomatie externe est un sujet de préoccupation pour beaucoup d’observateurs.
M.F.: Mon mandat a été très actif. De l’information et des outils ont été envoyés, permettant à chacun de comprendre comment ça marche. J’essaie également de pousser à l’adoption d’un mécanisme : celui du vote par les États de lois nationales sur la protection des défenseurs qui définissent ce qu’est un défenseur. En adoptant dans un pays une loi nationale sur ce sujet, on reconnaît d’abord le statut de défenseur, sa légitimité et on lui assure une protection internationale.
Il faut aussi mieux utiliser et donc renforcer les Commissions nationales des droits de l’homme. Elles pourraient jouer un rôle, si effectivement elles étaient conformes aux principes de la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs, et donc indépendantes de l’État. Mais dans beaucoup de pays, la Commission nationale des droits de l’homme est en fait entre les mains du gouvernement.
M.F.: Oui, car je constate que ces mécanismes sont de plus en plus connus. Pendant longtemps ils n’ont pas été utilisés faute d’une information suffisante. Désormais, les organisations de défense des Droits de l’homme sont de mieux en mieux structurées et outillées pour actionner les mécanismes de protection. Je pense à la création de coalitions nationales ou régionales de défenseurs qui a permis l’émergence d’une prise de conscience de leur possibilité d’accéder aux mécanismes de protection internationale. Il existe par exemple des réseaux de femmes défenseurs, des réseaux travaillant sur les entreprises et les droits humains, ou encore des réseaux de défenseurs travaillant sur les populations autochtones.
Quand un défenseur se sent en danger, il doit savoir qu’il peut appeler ses collègues de sa localité, puis faire appel au réseau national et international, et ensuite aux Nations unies.
Pour moi, le meilleur outil de protection est la solidarité. Quand un défenseur se sent en danger, il doit savoir qu’il peut appeler ses collègues de sa localité, puis faire appel au réseau national et international, et ensuite aux Nations unies : c’est une chaîne d’intervention qui permet d’exercer une pression efficace sur les gouvernements.