Sylviane Giampino : « Il y a trois périodes clés dans la trajectoire de l’enfant »

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Quand et comment agir afin d’éviter qu’un enfant de famille pauvre soit prédestiné à vivre dans la précarité ? Entretien avec Sylviane Giampino, psychologue de l’enfance, présidente du Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) et présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence (CEA).
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Sylviane Giampino

Sylviane Giampino

  • 2016 : Remet au gouvernement le rapport « Développement du jeune enfant, modes d’accueil, formation des professionnels ». 
  • 2016 : Devient présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence (CEA).
  • 2024 : Prend la présidence tournante du  Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).

 

 

 

 

 

 



Secours Catholique : En 2018, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estimait qu’il fallait en France six générations pour sortir de la pauvreté. Qu’en pensez-vous ? 

Sylviane Giampino : Ce rapport de l’OCDE a ceci de radical qu’il pointe la responsabilité d’une génération sur plusieurs générations futures, en introduisant, avec justesse, l’impact de la transmission transgénérationnelle parmi les causes de la pauvreté. Il montre que faute d’intervention publique volontaire, il faudrait en effet six générations pour réparer l’ascenseur social. Ce constat induit un sursaut de sensibilisation et d’intentions. Mais l’argument intergénérationnel ne saurait occulter que la première raison de travailler à réduire la pauvreté, ce sont les conséquences néfastes de celle-ci pour les personnes qui la vivent ici et maintenant, et le fait qu’elle génère une anxiété sociale pour les autres, avec des effets délétères sur la cohésion sociale. L’approche intergénérationnelle comporte aussi le risque de présenter la pauvreté comme un fatum dans une société de l’immédiat et de la recherche de solutions à court terme, au mieux à moyen terme.

On le voit bien à la faiblesse des investissements dans la prévention. Les solutions mises en valeur ces dernières années pour lutter contre la pauvreté ne visent pas l’accroissement général du niveau de vie des plus démunis, ou un meilleur équilibrage des richesses. Les stratégies de prévention contre la pauvreté ont opté pour des politiques de ciblage des quartiers et des enfants les plus défavorisés, pour y dispenser des programmes éducatifs plus ou moins standardisés et avec des résultats peu probants. En 2023, l’Observatoire des inégalités a ainsi expliqué que nos élèves de milieux très favorisés avaient des résultats supérieurs à la moyenne des pays de l’OCDE, tandis que nos élèves les plus défavorisés avaient eux des résultats inférieurs. 

La mise en situation de pauvreté des personnes et des groupes de populations n’est pas déterminée seulement par les ascendants ou par des causalités sociologiques, mais elle est aussi et surtout liée à des systèmes qui dysfonctionnent.
 

S.C. : Quelles sont les principales causes de la pauvreté, aujourd’hui ?

S.G. : D’abord, la précarisation du travail. On observe une réduction du nombre de personnes sur le territoire français qui ont un statut stable, des perspectives d’amélioration et une protection sociale correcte. C’est une tendance facile à observer et à laquelle on peut remédier. Mais il n’y a pas de volonté politique en ce sens. Pour les indispensables métiers de l’humain, de l’aide et du soin, les offres de formation nécessaires pour qualifier les personnes qui travaillent dans ces secteurs sont à la traîne. On emploie celles-ci sous des formes “uberisées”, très précaires en termes de rémunération, de protection sociale et de conditions de travail, qui compliquent l’insertion, le logement, les transports et la vie quotidienne des familles. Cette réalité est encore plus aiguë pour les femmes qui sont en moyenne moins payées, surreprésentées dans les métiers aux horaires décalés et qui, pour beaucoup, cumulent avec des responsabilités familiales qui peuvent compromettre leur maintien dans l’emploi.  

Qu’est-ce qui justifie ce retard dans la prise en compte de la charge parentale nécessaire et incompressible des parents pour éduquer un enfant, le mettre dans de bonnes conditions pour grandir en bonne santé, aimer l’école, être créatif et s’épanouir socialement ? Pour l’instant, malgré une prise de conscience, la plupart des entreprises font plutôt du social washing. Les chartes de soutien à la parentalité ont ainsi pullulé dans le monde de l’entreprise privée, mais les vraies transformations, les vrais engagements de prendre en considération des charges familiales, éducatives, des enfants n’ont pas eu lieu.

Un autre facteur de pauvreté est le non-accès aux droits sociaux. C’est un fléau identifié, chiffré par nos administrations et qui est, en grande partie, le fruit de choix politiques, notamment celui de la dématérialisation des services publics. En dématérialisant les services publics, on a dépersonnalisé les relais d’accès à l’information et l’aide aux démarches administratives.

Ce qui fait entrer dans la pauvreté, c’est enfin la maladie, le handicap et une immigration mal accueillie. Des facteurs qui, dans les années 1970, n’étaient pas à ce point des causes de paupérisation parce qu’il y avait, d’une certaine manière, des filets de sécurité liés à la protection sociale. Ces filets se sont distendus du fait d’un manque d’investissement. Ces dernières décennies, les services publics eux-mêmes ont été appauvris. On assiste à une sorte de renoncement de la part des pouvoirs publics à assurer des missions d’intérêt général telles que la santé, la protection des enfants, l’éducation, la lutte contre les violences et maltraitances, la lutte contre la paupérisation des ménages, la montée en éducation et en qualification des personnes pour améliorer leur employabilité. Ces choix politiques contribuent à la perpétuation intergénérationnelle de la pauvreté. 


S.C. : Quelles sont les périodes charnières dans la trajectoire d’un enfant ?

S.G. : Le HCFEA a identifié trois périodes-clés dans la vie de l’enfant et de l’adolescent, déterminantes pour sa trajectoire future. Le premier âge, de la naissance jusqu’à 3 ans, car c’est à ce moment-là que l’enfant exerce les potentialités de son développement physique, affectif, relationnel, social et intellectuel. La pré-adolescence, car c’est un moment où l’on peut réparer les manques et où les acquis peuvent se reconfigurer (en mieux ou en moins bien), avec des effets sur la personnalité, les relations à la famille, aux autres et à l’école. Enfin la période de sortie du système scolaire et d’entrée dans la jeunesse adulte, avec les enjeux d’orientation et d’accès à une formation, d’autonomie, qui trop souvent scelle les inégalités subies avant. 

Or ce qu’on observe dans les politiques publiques, c’est qu’on a laissé depuis trente ans dépérir les services de protection maternelle et infantile (PMI), qui sont des services universels et gratuits de protection et de prévention médicale, sociale et psychologique essentiels car ils permettent de repérer et prendre en charge les problèmes à leur naissance. De même, la mission d’accueil du jeune enfant a été ouverte depuis 2010, par le décret dit “Morano”, à des gestionnaires du secteur privé lucratif. Dix ans plus tard, des inspections et des enquêtes publiques relèvent des glissements entre mission d’intérêt général et profits financiers, et une baisse de la qualité d’accueil des enfants.

Ensuite, notre Éducation nationale devrait être l’institution matricielle de lutte contre le déterminisme social, mais elle n’y parvient pas. Ses dirigeants cherchent tour à tour des solutions. Mais ils se détournent des sciences de l’éducation et, de plus en plus, puisent dans le référentiel des entreprises avec la compétition, la sélection, l’informatisation ou les sciences biologiques, comme si le cerveau des enfants en pleine phase d’apprentissage était indépendant de leurs conditions de vie et de santé. Les enfants ressentent ces pressions, et la peur de l’échec scolaire hante tous les milieux. Les parents qui le peuvent compensent ou complètent, les autres ne savent plus quoi faire.

Dans notre rapport “La traversée adolescente des années collège”, en 2021, nous avions insisté sur le rôle primordial de la santé scolaire particulièrement pour les adolescents fragilisés socialement, psychologiquement ou en situation de handicap. Car on sait aussi combien les problèmes de santé sont des modes d’entrée dans la précarité. Qui s’intéresse vraiment aux enfants les plus fragiles ? On parle partout de l’intérêt de l’enfant, de l’avenir de l’enfant. Dans les campagnes électorales, l’enfant est annoncé comme une priorité. Mais au-delà, ça reste
incantatoire. 
 

S.C. : Ces derniers mois, on observe une résurgence du discours politique sur les “parents
défaillants”… 

S.G. : Faire porter la responsabilité de cette “transmission de la pauvreté” aux familles repose sur toute une série de présupposés théoriques qui alimentent l’opération politique et médiatique visant à culpabiliser d’être pauvre. Tout d’abord la suspicion : profiter du système, ne pas savoir “tenir ses enfants”, ne pas suivre leur scolarité, et l’association entre pauvreté, délinquance et immigration, et tant d’autres vieilleries. Ensuite, la présomption d’incapacité : ne pas être habile face aux institutions, ne pas être bien renseigné, ne pas activer l’accès à ses droits. Sans s’interroger sur la responsabilité des institutions dans le rapport qu’elle instaurent avec ces familles. 

Par ailleurs, la responsabilité familiale et parentale est toujours pensée en système descendant, comme si l’enfant n’était que le réceptacle de ce que lui transmettent ou non ses parents. Pour nuancer cette idée, il est intéressant de savoir que psychologiquement le mécanisme d’attachement est plus subtil que cela. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont d’abord très dépendants, puis très vite entrent dans une illusion de toute-puissance. Lorsqu’ils captent parmi leurs proches du malêtre récurrent, de l’insécurité, des conflits, les enfants s’imaginent qu’ils peuvent être les soignants, les thérapeutes voire les éducateurs de leurs parents. C’est à double tranchant, car s’ils ont l’impression d’avoir un impact, ils gagnent en charme, en combativité, en espoir. Inversement, s’ils n’arrivent pas à distraire, charmer, rassurer et se vivent comme impuissants – « je ne suis pas capable », « ce n’est pas pour moi », « je ne sais pas »… – c’est déprimant ou inhibant. Or les parents, quels qu’ils soient, ne peuvent pas contrôler ce qui se joue dans l’imaginaire des enfants. 

C’est entre autres pour cela que l’accompagnement des parents, dans leurs questions et leurs responsabilités parentales, est une forme de prévention efficace si elle est pratiquée avec finesse et sans jugement culpabilisant et discriminant a priori en raison de leur situation sociale, de leur territoire ou de leur mode de vie. Enfin, pour aider la famille là où elle est impuissante, et où l’école fait ce qu’elle peut mais sans y arriver, nous proposons d’ouvrir une porte en misant sur un “troisième éducateur”. 

C’est l’objet du premier rapport de notre Conseil de l’enfance, publié en 2018, et intitulé : “Les temps et les lieux tiers des enfants et des adolescents.” (Lire aussi p.20.) Et nous poursuivons cette idée dans notre étude actuelle qui sera publiée à la rentrée : elle porte sur la place des enfants dans l’espace public et la nature. Sachant que le sens de l’existence d’un enfant va s’éclairer par les nouvelles rencontres qu’il fait au-delà de sa famille et de son école, il faut
l’encourager à sortir de la maison et de sa socialisation virtuelle. Pour cela, il va falloir aménager l’espace urbain et naturel à hauteur d’enfants. Et cela profitera à tous. C’est notre pari : plus ces espaces seront accueillants et sécurisants pour les enfants, plus ils le seront pour tout le monde. Notamment les personnes les plus vulnérables en raison de leur âge, de leur solitude ou de leur santé, ou d’un handicap. Ce n’est pas une utopie, c’est un projet de restauration d’une cohésion sociale.

Crédits
Nom(s)
Benjamin Sèze
Fonction(s)
Journaliste
Nom(s)
Xavier Schwebel
Fonction(s)
Photographe
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