Alimentation : les recettes de la dignité
Pour le Secours Catholique, la priorité est de donner aux personnes les moyens de sortir de cette dépendance alimentaire et de retrouver la voie de l’autonomie, afin de pouvoir “manger à leur faim” et choisir ce qu’elles consomment. L’association multiplie les initiatives en ce sens.
Droit aux vivres
Comment apporter de l’aide alimentaire sans prendre en compte la dignité et l’avenir de ceux qui la demandent ? Tout en participant avec eux aux actions qui améliorent leurs repas, le Secours Catholique plaide aussi pour un droit à l’alimentation.
L’insécurité alimentaire en France est difficile à mesurer. Mais elle est forcément supérieure à la demande d’aide alimentaire qui, elle, ne cesse de croître. En huit ans celle-ci a presque doublé, passant de 2,8 millions de personnes aidées à près de 5 millions en 2016. Eurostat, en 2012, révélait que 8,2 % de la population française ne pouvait s’offrir qu’un jour sur deux un repas comportant une viande, du poisson ou l’équivalent végétarien.
Le besoin de mieux s’alimenter, sur le plan de la qualité comme de la quantité, est une des priorités exprimées par les personnes accueillies au Secours Catholique. Dans son dernier rapport statistique, ce besoin seul est formulé par 14 % des ménages. Et il est associé à un autre ou plusieurs autres besoins par 42 % d’entre eux. Au total, en 2016, 56 % des ménages se plaignaient de se nourrir mal.
obésité, l’hypertension artérielle et diabète
Plusieurs études attestent le lien existant entre une mauvaise alimentation et des pathologies comme l’obésité, l’hypertension artérielle et en particulier le diabète (voir étude Abena). Pourtant, de nombreux usagers de l’aide alimentaire sont contraints d’opérer des arbitrages au détriment de l’alimentation plutôt que de renoncer à des soins ou à se loger.
La mère d’un petit garçon de 9 ans, âgée de 32 ans, veuve et habitant Lille, dans les Hauts-de-France, le reconnaît : « Je préfère me priver de repas plutôt que de ne pas payer mes factures. En les payant, j’ai au moins la conscience tranquille. » Recherchant désespérément un travail, elle vit avec le RSA et n’arrive pas à nourrir son fils. « Je ne peux plus faire la queue pour quémander des produits qui ne sont pas adaptés à notre alimentation. »
« Comme tous les citoyens, les pauvres doivent pouvoir choisir leur nourriture », estime Jean-François Dusseigneur, bénévole pour la thématique alimentation au Secours Catholique. « Ils ont des goûts, ils éprouvent du plaisir à bien manger et à faire bien manger leurs proches. Choisir son alimentation est une question de dignité, de plaisir et de santé. »
Pour sortir de la dépendance à l’aide alimentaire, les délégations du Secours Catholique développent depuis plusieurs années diverses actions individuelles (colis, paniers, épicerie sociale) et collectives (épicerie communautaire, jardin solidaire, atelier cuisine, repas partagés) qui encouragent ceux qui le souhaitent à participer.
Toutes ces activités peuvent être réunies en un subtil cocktail, comme à Soumoulou, dans les Pyrénées-Atlantiques, où depuis un an une trentaine de ménages ont créé plusieurs groupements d’achats, un jardin collectif et une microsociété fonctionnant à base d’entraide et de services rendus rémunérés par des “uninat”, leur propre monnaie d’échange. Dans ce milieu rural où le Secours Catholique est la seule association caritative, le but est de sortir de l’assistanat et de satisfaire les besoins et les goûts alimentaires de chaque adhérent.
Quand l’opportunité d’une terre arable se présente, le Secours Catholique privilégie le jardin solidaire, cultivé ensemble ou en parcelles individuelles. 100 à 150 jardins solidaires ont ainsi vu le jour ces dernières années.
« Les gens sortent de chez eux, se parlent, échangent leurs savoir-faire, se donnent un coup de main, observe Jean-François Dusseigneur. Ils deviennent jardiniers. Plus de statuts, plus de titres, la bêche les met tous au même niveau, et travailler la terre, comme dit l’un de ces jardiniers, enlève les mauvaises herbes de la tête. »
L’insécurité alimentaire pourrait disparaître si la France appliquait, comme le souhaite le Secours Catholique, le droit à l’alimentation, « un droit qui garantit à chacun l’accès à une nourriture saine, suffisante et appropriée à son mode de vie », tel que le définit Jean-François Dusseigneur.
absence de cohérence des politiques publiques
Cet automne, le Secours Catholique était présent aux États généraux de l’alimentation pour réclamer l’application de ce droit et faire entendre la voix des personnes en situation d’insécurité alimentaire. Il y a quatre ans déjà, au sein du réseau Caritas Internationalis, il rappelait au monde, lors de la campagne 2013-2015 “One Human Family, Food for All”, que nous formons « une seule famille humaine » et que chacun de ses membres a le droit de manger à sa faim.
Selon le Comité de la sécurité alimentaire des Nations unies, les obstacles majeurs à la réalisation du droit à l’alimentation à l’échelle mondiale tiennent en partie à l’absence de cohérence des politiques publiques et à la mauvaise gouvernance des systèmes alimentaires.
« Aujourd’hui, le droit à l’alimentation n'est pas reconnu en France »
Entretien avec Magali Ramel, doctorante en droit à l’université de Tours, spécialiste du droit à l'alimentation au Secours Catholique.
Qu’est-ce que le droit à l’alimentation ?
Ce droit reconnaît à chaque individu le droit d’accéder dignement à sa propre alimentation, en la produisant lui-même ou en ayant le pouvoir de la choisir et de l’acheter. Il prend racine dans l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui donne le droit à chaque individu d’accéder à un niveau de vie suffisant, notamment grâce à l’alimentation. Il est inclus ensuite dans l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc) de 1966, lequel a une valeur contraignante pour les États qui l’ont ratifié, dont la France.
Si la France a ratifié ce pacte, pourquoi n’y a-t-il pas de droit à l’alimentation ?
Il serait applicable sur recours au Pidesc, mais dans les faits il n’y a que peu de jurisprudence. L’article 11 §1 traite aussi bien du logement que de l’alimentation. Le droit au logement opposable (Dalo) est une déclinaison de ce droit, mais il n’y a pas de déclinaison pour le droit à l’alimentation. Sans doute parce que les États européens considèrent qu’il n’y a pas besoin de protéger le droit à l’alimentation si le droit au travail, à la Sécurité sociale et à l’assistance est garanti. Il existe l’aide alimentaire, mais c’est une politique qui repose sur des actions caritatives et associatives et non un droit
L’aide alimentaire est une réponse à l’urgence. Elle correspond au droit fondamental d’être à l’abri de la faim, dans une logique de survie, sans lequel aucun autre droit ne peut être effectif. Ce n’est qu’une déclinaison minimale du droit à l’alimentation qui protège notamment le choix, la qualité, la dignité, la non-discrimination et un accès de long terme. Aujourd’hui, ni le droit à l’alimentation, ni le droit à être à l’abri de la faim ne sont reconnus en France.
Y a-t-il une corrélation entre droit à l’alimentation et production agricole ?
On a longtemps pensé que la lutte contre la faim se cantonnait à des enjeux de production agricole : produire suffisamment pour nourrir suffisamment. Le prix Nobel d’économie de 1998, l’Indien Amartya Sen, a démontré que la faim pouvait exister alors qu’il existait des stocks de céréales tout proches des familles affamées. Elles n’avaient juste pas les moyens d’acheter leur nourriture. N’était pas en cause la production mais l’accès à la nourriture. Le droit à l’alimentation reconnaît la responsabilité de l’État de respecter, protéger et mettre en œuvre ce droit, sans discrimination.
Pourriez-vous donner un exemple de contrainte à ce droit ?
Ce qui s’est passé à Calais dernièrement va à l’encontre du droit à l’alimentation. L’interdiction faite par les pouvoirs publics aux associations de nourrir les migrants est une flagrante violation de l’obligation de l’État de respecter ce droit sans discrimination. Il aurait été intéressant de fonder les recours en justice sur le Pidesc et de voir comment la justice française y aurait répondu. Cela n’a pas été le cas.
Construire avec les personnes et se connecter aux territoires
Le Secours Catholique-Caritas France a participé aux États généraux de l’alimentation (ÉGA), lancés l'été dernier par le gouvernement. L’association y a défendu le principe d’un accès à l’alimentation en lien avec les territoires et constructif pour les personnes.
« On nous offre un colis, on ne peut pas choisir. Les sardines, par exemple, j’ai tout essayé et sous toutes les formes, mais là, j’en peux plus ! Mais si je les refuse, on me dit : “Quand on a vraiment faim, on prend ce que l’on nous donne.” Alors je prends… On n’a pas non plus le choix des quantités. On peut avoir une carotte et deux petites pommes de terre pour une semaine, ou alors 24 œufs ! »
Daniel Defrenes vit dans un garage dans les Hauts-de-Seine. Ne percevant aucun minimum social, il dépend entièrement de l’aide alimentaire pour se nourrir.
Cette réalité, dont il témoigne, il l’a aussi exposée le 12 octobre au ministère de l’Agriculture. C’était dans le cadre de l’atelier 10 des États généraux de l’alimentation (ÉGA) lancés cet été par le gouvernement, un atelier consacré à la lutte contre le gaspillage alimentaire. Daniel Defrenes y a participé en tant que membre du Secours Catholique.
Développer l'accès à l'alimentation en lien avec les territoires peut signifier, par exemple, privilégier les producteurs locaux.
Dans le cadre de ces États généraux qui réunissent l’ensemble des acteurs concernés par l’alimentation (producteurs, consommateurs, entreprises de l’industrie agroalimentaire, distributeurs, associations caritatives…), le Secours Catholique défend l’idée d’un accès digne et durable à l’alimentation.
« Durable, c’est-à-dire en lien avec le territoire », précise Claude Bobey, en charge au sein de l’association des thématiques “alimentation” et “entraide”. « Cela va favoriser l’emploi, par exemple, notamment en privilégiant les producteurs locaux. »
Dignité
La question de la dignité, elle, s’illustre dans le témoignage de Daniel Defrenes qui, précise Claude Bobey, fait écho à ceux « de nombreuses autres personnes qui nous disent leur honte de bénéficier d’un système alimentaire uniquement distributif ».
Pour le responsable du Secours Catholique, il n’est pas question de rejeter en bloc les dispositifs de distribution de colis, mais de les limiter aux cas d’extrême urgence. Ce qu’il regrette, c’est l’usage trop systématique d’un modèle qui n’aide pas les personnes à sortir de leur situation de pauvreté, tout en suscitant la stigmatisation.
« Souvent, nous ne sommes pas face à des personnes qui ont faim, mais à des personnes qui manquent de ressources. Le problème qu’il faut régler, c’est ce manque de ressources. »
Je suis cantonné au rôle de bénéficiaire
Parmi les alternatives à la distribution, Claude Bobey évoque la possibilité d’épiceries solidaires qui fonctionneraient sur un modèle coopératif. « Il n’y aurait plus des bénévoles d’un côté et des usagers de l’autre, mais des membres qui seraient tout à la fois acteurs, dans le fonctionnement comme dans les prises de décision, et bénéficiaires. »
La participation est primordiale
« Aujourd’hui, poursuit-il, on imagine uniquement les “pauvres” au bout de la chaîne alimentaire, comme consommateurs. Or ils peuvent aussi y participer autrement, comme producteurs, transformateurs, distributeurs. »
Pour preuve, Grégory Vancaneghem, qui représentait également le Secours Catholique aux ÉGA, a bénéficié durant de longues années des colis des Restos du cœur, avant de se lancer dans une activité de maraîchage.
Pour Daniel Defrenes, cette idée de participation est primordiale, car « l’exclusion est aussi grave que la pauvreté financière et l’insécurité alimentaire ».
Participer, estime-t-il, « c’est comme rendre ce que l’on nous a donné. C’est reconnaître nos capacités ». « Aujourd’hui, regrette-t-il, je sais faire des choses mais on ne me donne pas la place de le faire. Je suis cantonné au rôle de bénéficiaire. »