Colombie : une paix à construire
Malgré le dépôt des armes par les Farc en 2016, la violence imprègne encore le quotidien d’une grande partie des Colombiens. D’autres acteurs armés sévissent toujours sur le territoire. Et les causes du conflit qui agite le pays depuis plus de 50 ans n’ont pas disparu.
Les partenaires locaux du Secours Catholique se battent aux côtés des victimes pour qu’elles aient accès à leurs droits, et pour qu’une politique effective soit menée contre les inégalités sociales. Une condition indispensable à la paix.
ANALYSE : LA PAIX, VRAIMENT ?
En Colombie, la question de la violence est loin d’être résolue malgré l’accord de paix signé en 2016 avec les Farc. Présents aux côtés des victimes, les partenaires du Secours Catholique-Caritas France agissent pour l’avènement d’une paix réelle et d’une réconciliation nationale.
Ancien commandant des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie), Marcos Calarca est aujourd'hui un homme politique. Il est l'un des responsables de la Farc, le parti formé par les anciens guérilleros suite à la signature, le 24 novembre 2016, de l'accord de paix négocié avec le gouvernement colombien.
Assis sur un canapé dans le hall de l'université nationale, à Bogota, l'homme, courtois, tient à montrer patte blanche. « En tant que force politique alternative, nous maintiendrons notre engagement pour la construction de la paix, déclare-t-il. Et nous sommes prêts à une collaboration totale pour faire émerger la vérité sur le conflit.» À l'étage, une dizaine de membres de son parti suivent une formation en sciences politiques avant leur entrée prochaine* au Congrès.
Cette rencontre, impensable il y a encore deux ans, pourrait illustrer en elle-même l'avènement de la paix dans un pays en guerre depuis plus de cinquante ans. Mais l'image est incomplète.
« Oui, le nombre des confrontations armées, des massacres et des kidnappings a chuté. À l'hôpital militaire de Bogota, on ne voit plus le va-et-vient incessant d'hélicoptères remplis de soldats blessés ou tués, et dans certaines régions du pays, anciennement contrôlées par les Farc, les gens ont pu voter pour la première fois lors de la dernière élection », observe Ubencel Duque Rojas, directeur du programme de développement et paix dans le Magdalena Medio (PDPMM), partenaire du Secours Catholique dans le centre-nord de la Colombie.
« Ils ont réussi à conclure un accord qui a abouti à un désarmement et transformé un ancien acteur armé en acteur politique. » Pour autant, Ubencel Duque Rojas préfère parler d’accord “pour” la paix car, selon lui, l’avènement de celle-ci en Colombie nécessitera bien plus que le simple dépôt des armes par les Farc.
Elle dépend d'abord de la mise en œuvre de cinq points essentiels prévus par l'accord : une réforme agraire devant permettre la redistribution de 3 millions d'hectares de terre à des petits paysans ; le renforcement de la participation citoyenne dans la vie politique colombienne ; la réincorporation des 6 000 anciens guérilleros Farc dans la vie civile ; la lutte contre le narcotrafic avec la proposition d'alternatives aux paysans cultivateurs de coca ; la mise en place d'une justice de transition pour juger les auteurs –de tous bords– de crimes commis en raison du conflit armé.
un manque de volonté politique
Près de deux ans après la signature de l'accord et la démobilisation des Farc, la mise en œuvre de ces cinq points se fait encore attendre. Pour certains observateurs, ce retard s'explique par la désorganisation de l'administration colombienne.
Pour d'autres, c'est clairement le signe d'un manque de volonté politique. Ils accusent le pouvoir en place d'être plus intéressé par le développement économique du pays au profit d’une élite, par le biais des grandes entreprises, que par l'amélioration des conditions de vie dans les campagnes et la réconciliation nationale.
L'élection, au mois de juin, d'Ivan Duque à la tête de l'État risque, selon eux, d'accentuer cette tendance. Pendant la campagne, le candidat de la droite a annoncé vouloir changer de manière substantielle l’accord de paix négocié par Juan Manuel Santos.
En Colombie, la question de la paix se heurte également à la perpétuation de la violence. Dans certaines régions, le départ des Farc a été l'occasion pour de nouveaux acteurs armés de s'engouffrer dans un espace laissé vacant par l'État.
« Pour nous, aujourd'hui, rien n'a changé », constate Paolo Tellez, leader paysan dans le Catatumbo. Dans ce département du nord-est du pays, les communautés paysannes sont désormais prises en tenaille dans une lutte pour le territoire opposant deux groupes de guérilleros, l'ELN et l'EPL, les narcotrafiquants, l'armée et des groupes paramilitaires.
Ce sentiment d’absence de changement, malgré l’accord de paix, est aussi très présent chez les paysans du Magdalena Medio soumis depuis des années à la menace de groupes paramilitaires. Ces derniers agissent parfois pour le compte de grands propriétaires terriens ou d'entreprises qui convoitent les terres agricoles.
S’il n’y a plus de massacres, la violence a changé de forme, observent-ils. Depuis deux ans, les assassinats de leaders communautaires ou de défenseurs des droits de l'homme sont en recrudescence. À travers ceux-ci, ce sont des dynamiques sociales que l’on cherche à détruire, expliquent-ils.
Les partenaires colombiens du Secours Catholique travaillent depuis de nombreuses années avec les victimes de cette violence multiforme pour leur permettre de défendre leurs droits civiques, économiques et sociaux.
Ils agissent aussi auprès des institutions et de l’opinion publique colombiennes pour leur faire prendre conscience de la nécessité de créer les conditions d’une paix réelle, empreinte de justice sociale, et d’une réconciliation nationale. C’est loin d’être évident pour une grande part des Colombiens. « Paradoxalement », souligne Mgr Henao, directeur de la Caritas colombienne : « Ce sont ceux qui ont le plus souffert de la violence qui sont les plus ouverts à la réconciliation. »
« NOTRE DÉFI : FAIRE NAÎTRE LA VÉRITÉ SANS ACCENTUER LES DIVISIONS »
Francisco De Roux, jésuite, président de la commission de la Vérité.
De 2008 à 2014, Francisco De Roux a été responsable de la communauté jésuite de Colombie. En novembre 2017, il a été nommé président de la commission de la Vérité.
Secours Catholique : Quelle est la mission de la commission de la Vérité ?
Francisco De Roux : Notre mission n’est pas de donner “la” vérité sur le conflit car il n’y a pas une seule vérité, qui serait celle de la commission, mais plusieurs vérités qui sont celles des Colombiens et qui doivent s’exprimer et se rencontrer. Une part de notre mission est de travailler à partir des témoignages des victimes – nous allons en recueillir entre 20 000 et 25000 –, une autre est de convaincre les différentes parties au conflit de parler honnêtement, de raconter leurs actes et de les expliquer, et de reconnaître leurs responsabilités individuelles ou institutionnelles dans les souffrances infligées. Le but est d’aboutir, au bout de trois ans, à une compréhension complète de ce qui nous est arrivé ces dernières décennies.
On ne peut pas faire cela sans toucher à des sujets conflictuels dans la société colombienne. Comme le lien entre la guerre et des intérêts politiques, ou entre la guerre et des intérêts économiques. Notre grand défi va être de réussir à faire naître la vérité sans accentuer les divisions et la violence. Pour moi, ce serait une grande erreur si à la fin le pays devenait plus divisé et si la confrontation au sein de la société s'accroissait.
S.C : Quel est l’intérêt de votre mission pour la société colombienne ?
F.R: À mon avis, le drame de la Colombie a été la résistance d’une partie de la société, notamment dans les grandes villes, à comprendre toute la souffrance causée par les actes commis pendant la guerre, notamment par l’armée et les groupes paramilitaires. Il est impossible pour le pays d'avancer dans la réconciliation et la construction collective si nous ne nous y prenons pas tous ensemble et si nous n’acceptons pas ce qu'il s'est passé. C’est indispensable aussi pour la construction de l'État démocratique.
S.C : La reconnaissance des victimes n’est donc pas une évidence ?
F.R : Non, elle ne l’est pas. Dans la plupart des cas, les victimes, ou leurs proches* lorsqu’elles ont été tuées ou ont disparu, n’ont pas accès à la vérité sur ce qu’il leur est arrivé. Cela crée un sentiment d’impuissance et de frustration. Notre travail est de leur rendre leur dignité et de les inviter à être des citoyens capables de lutter pour leurs droits et de participer à la vie politique. Nous allons donner de la valeur à leur témoignage, leur faire sentir que ce qui s'est passé chez elles va être connu dans tout le pays, que leur souffrance est une chose qui nous touche tous. Afin qu'elles sortent de ces sentiments de frustration et d'impuissance pour pouvoir imaginer un futur pour elles et pour leurs enfants.
S.C : Cette reconnaissance des victimes et de leur souffrance est-elle importante aussi pour la société colombienne ?
F.R : Oui, pour redonner sa place à l’être humain. Nous avons eu plus de 2 000 massacres durant le conflit et la société ne s'est jamais mobilisée. Toutes les semaines, cela passait au journal télévisé et la population ne réagissait pas. J'étais à Barrancabermeja au moment du massacre du 16 mai 1998 et je me souviens très bien des funérailles. 34 personnes de la paroisse des jésuites ont été tuées, et personne n'est venu du reste du pays pour nous dire : «Nous sommes avec vous. Nous sommes tous des Colombiens. Votre souffrance est la nôtre.» Nous étions seuls. Ce qui a été particulièrement terrible, c'est la destruction des communautés autochtones et afro-colombiennes. Pour le reste de la population, cela ne signifiait strictement rien. Cela démontre l’ampleur de la destruction de l'être humain dans notre société. C'est une crise spirituelle très profonde. C'est pour cela qu'il faut envisager de mettre les victimes au centre.
*En un peu plus de cinquante ans, le conflit armé a fait 260 000 morts, plus de 60 000 disparus et 6,9 millions de déplacés.